Issam Toualbi-Thaâlibî est directeur de la Chaire Unesco Emir Abdelkader pour les Droits de l’Homme et la Culture de Paix à l’Université d’Alger I. Dans une tribune sous-titrée « Esquisse d’une réflexion sur les origines du déclin de la civilisation arabo-islamique », dont Mizane.info publie la première partie aujourd’hui, il analyse les ressorts ayant présidé selon lui au déclin historique et civilisationnel du monde musulman. De la fermeture des portes de l’ijtihad à la diffusion d’une culture du taqlid, Issam Toualbi-Thaâlibî inscrit par cette contribution écrite sa marque intellectuelle dans les pas d’Abdelmadjid Charfi et Mohamed Arkoun.
« Où étaient les Arabes et que sont-ils devenus ? Où sont les poètes, les médecins, les tribuns, les écoles, les bibliothèques, les philosophes, les techniciens, les historiens, les astrologues ? Où sont les livres de leurs arts, où sont les chercheurs et les hommes de lettres commentateurs ? ». Botros al-Bostânî, 1856 (T.F : M. Robinson)
À l’image du grand débat que la chute de l’Empire romain suscita entre les historiens, la question relative aux raisons de la régression de la civilisation islamique n’a cessé, depuis le XVIIIe siècle, de faire l’objet d’une vaste littérature[1]. Voltaire et Montesquieu furent parmi les premiers penseurs européens à se pencher sur la question ; rappelons qu’à leur époque, les deux philosophes français avaient choisi de faire porter la responsabilité de ce déclin aux gouvernants arabo-musulmans que le premier qualifiait de « détestables »[2] et le second de « fâcheux despotes »[3]. Un symposium tenu plus tard à Bordeaux (1956) fut exclusivement consacré aux causes du recul du monde musulman ; l’une des thèses qui avait alors particulièrement suscité l’intérêt des participants fut celle de la conquête de Bagdad par les Mongols[4], envahissement assimilé à celui de Rome par les Barbares qui fut à l’origine des siècles les plus obscurs de l’Europe moyenâgeuse[5].
Pour les orientalistes Renan et Lewis, le déclin est le fruit d’un retard culturel
À ces thèses classiques tentant de justifier le déclin musulman par des facteurs essentiellement politiques, d’autres chercheurs tels qu’Ernest Renan (1883) et plus tard Bernard Lewis (2002) mettront en avant des éléments d’ordre plutôt social et culturel, parmi lesquels l’enfermement du monde musulman sur lui-même, la confiance aveugle dans sa suprématie et son refus d’adopter les idées et les techniques occidentales venues de peuples longtemps jugés avec mépris[6]. Il va sans dire que les thèses précédentes avancées par l’orientalisme pour justifier le recul de la civilisation islamique par des facteurs essentiellement d’ordre sociopolitique sont intéressantes à considérer. Mais n’est-il pas possible d’aller plus loin dans l’analyse en essayant de remonter à l’origine même de tous ces facteurs ayant précipité la régression du monde musulman ?
Le libre examen des Écritures devant donner naissance à des dizaines d’écoles de pensée islamique disposant chacune de son propre corpus théologique, les ulémas ne pouvaient que craindre de voir ce nombre se multiplier à l’infini et finalement dénaturer le message islamique originel
En admettant avec Platon que « toute vie tient dans la justice » du fait que « le droit embrasse toutes les nuances de la vie et maîtrise les forces mystérieuses auxquelles obéissent les sociétés humaines »[7], n’est-il pas permis d’imaginer l’existence d’une relation causale entre la faillite de l’institution jurisprudentielle musulmane du fait de son cloisonnement doctrinal à partir du Xe siècle et le déclin progressif de la civilisation islamique ? Rappelons que l’ijtihâd – effort de réflexion et de déduction – ayant été élevé par les textes sacrés de l’islam au rang de véritable devoir religieux du croyant[8], les premiers siècles de l’Hégire s’étaient caractérisés par une attitude de tolérance à l’égard de la liberté d’exégèse dans le domaine religieux. Mais le libre examen des Écritures devant donner naissance à des dizaines d’écoles de pensée islamique disposant chacune de son propre corpus théologique, les ulémas ne pouvaient que craindre de voir ce nombre se multiplier à l’infini et finalement dénaturer le message islamique originel.
De la fermeture des portes de l’ijtihad à l’émergence d’un ijma’ contre la libre pensée
La solution qui se proposa alors à l’autorité savante du Xe siècle pour parer à cette situation fut de précipiter l’établissement d’un consensus (ijmâ‘) interdisant le libre examen des Écritures ; ce consensus désigné sous l’appellation de « fermeture de la porte de la jurisprudence » (ghalq bâb al-ijtihâd) s’exprima dans la pratique par le devoir de taqlîd ou « conformisme » ; précepte impliquant de limiter l’activité du savant à l’explication et à l’interprétation du dogme tel qu’établi par les précurseurs de la pensée islamique ; à partir de là, toute velléité de novation, de critique ou de remise en doute des enseignements des Anciens allait systématiquement être taxée d’hérésie. La pensée éminemment « progressiste » dont se prévalaient les premiers docteurs de l’islam ne tarda alors plus à faire place à une nouvelle attitude de frilosité intellectuelle et de défiance collective à l’égard des sciences rationnelles, en particulier la philosophie.
L’anathème antiphilosophique devint ainsi la règle dans l’imaginaire collectif musulman et n’épargna plus aucun esprit religieux ; pour le hanbalite Ibn al-Djûzî (1114-1200) par exemple, la philosophie serait « le principal facteur ayant perverti la foi musulmane »[9]. Ibn al-Salah (1181-1245) ira plus loin dans l’invective en affirmant que « la philosophie est la source de l’idiotie et de la décadence, l’essence de la perdition et de l’égarement, de l’erreur et de la perversion. »[10]. Le juriste hanafite Ibn Nadjîm (1519-1562) ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare qu’il « existe plusieurs catégories de savoirs [dont] certains sont interdits par la religion : ce sont la philosophie, la magie, l’astronomie et la sorcellerie »[11]. Quel raccourci ! En arriver ainsi à mettre sur un même pied d’égalité négative la philosophie et la magie en dit long sur le niveau de décadence atteint par la pensée islamique entre le XIe et XIIIe siècle ![12]
Le philosophe Ibn Djankî dans le collimateur des autorités
Les théologiens ne mirent d’ailleurs pas longtemps à quitter le plan de l’invective pour passer plus directement à la violence et à la répression. Ne disposant pas, comme on sait, d’institution inquisitoire pouvant proclamer des condamnations légales, ces derniers avaient cependant toute la latitude de solliciter l’intervention de l’autorité temporelle pour réprimander ou censurer les écrits de tous les penseurs qu’ils jugeaient arbitrairement menaçants pour la foi. La destruction par le feu de livres controversés, en particulier ceux de penseurs réputés anticonformistes, ne mit pas longtemps à devenir un usage habituel en terre d’islam. Le cas du philosophe Ibn Djankî (m.1200) illustre bien ce propos : craignant de voir le patrimoine philosophique arabe disparaître, celui-ci prit l’initiative de rassembler ce qu’il pouvait comme ouvrages de philosophie pour les léguer aux futures générations. Informé de ses intentions, un groupe d’ulémas de Bagdad porta plainte contre lui devant le calife al-Nasir (1180-1225) pour détention de livres subversifs. Aussitôt, celui-ci émit un décret ordonnant la destruction par le feu de la bibliothèque d’Ibn Djankî[13]. Le calife al-Nasir ne fut malheureusement pas le seul souverain musulman à précipiter la ruine du patrimoine philosophique islamique, de même que Bagdad ne fut pas la seule ville musulmane à connaître la pratique de l’autodafé.
Notes :
[1] C.f Brasseul Jacques, « Le déclin du monde musulman à partir du Moyen âge, une revue des explications », in Revue Région et Développement, CRERI, Université du Sud Toulon-Var, n°19, 2004.
[2] Montesquieu, « Lettres persanes » (1721), in Œuvres complètes de Montesquieu, Fondation Voltaire, Paris, 2004.
[3] Voltaire, « Essais sur les Mœurs « (1756), in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, fondation Voltaire, Éditions Moland, 1875, t. XI, p. 237.
[4] D’autres chercheurs tel que D. Landes (1998) préféreront substituer aux massacres perpétrés par les Mongoles, les dégâts considérables que les Croisés avaient fait subir aux cités musulmanes. C.f D. Landes, The Wealth of Nations, Why Some Are So Rich and Some So Poor? Norton, 1998.
[5] Cette idée sera plus amplement développée par H-L. Laurens (2000) qui suggère qu’en détruisant le réseau d’irrigation, l’armée mongole infligea à l’économie musulmane un coup fatal duquel elle ne put se remettre.
[6] Lewis Bernard, Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité Paris, Gallimard, 2002, p. 25.
[7] Millot Louis, Introduction à l’étude du droit musulman, Paris, Sirey, 1970, p. 36.
[8] Il se trouve en effet plusieurs versets et hadiths invitant le croyant à méditer les textes sacrés pour en « déduire » (istinbât) les meilleures solutions (Coran, s4 v83 ; s47 v23 ; s54 v17). On se contentera de citer le hadith qui rapporte qu’en désignant Mu‘âdh Ibn Djabel (m. 639) juge au Yémen, le Prophète lui demanda : « De quelle manière trancheras-tu les litiges qui te seront soumis […] si tu ne trouvais pas la solution dans les hadiths du Prophète ? » Et lui de répondre : « J’userai de ma raison sans jamais abandonner ! ». En entendant cette réponse, le Prophète se montra satisfait (Ibn Habal, h. 21493 ; Abû Dâwûd, h. 3122 ; al-Tirmidhî, h. 1246).
[9] C.f Allal Khaled, La résistance des Sunnites à la philosophie grecque (Muqâwamat ahl al-sunna lil falsafa al-yûnâniyya), Alger, Dar al-Muhtasib, 2008, p. 20.
[10] C.f Al-Dhahabî (Mohammed) (1274-1348), La chronique des nobles savants (Sîrat a’lâm al-nubalâ’), op.cit, t. III, p. 142.
[11] Ibn Nadjîm (Zinedine) (1519-1562), Les ressemblances et les analogies (Al-achbâh wa al-nadâ’ir), Damas, Dar al-Fikr, 2005, t. IV, p. 125.
[12] C.f Toualbi-Thaâlibî Issam, « « Regards sur la société musulmane du XIe siècle : du triomphe du conformisme juridique au déclin de la pensée philosophique dans le monde arabe », Revue Européenne des Sciences Sociales, numéro 50.1, 2012.
[13] Al-Qaftî Mohammed (1172-1230), Les récits des savants par les meilleurs sages (Akhbâr al ‘ulamâ’ bi akhyâr al-hukamâ’), Le Caire, Librairie al-Saada, 1908, t. I, p. 100. L’auteur relate comme suit le rituel sacrificiel : « Le calife avait ordonné que les livres soient incinérés en présence du public dans un endroit de Bagdad appelé al-Rihba. On chargea un certain Ubaydullah al-Tamîmî d’accomplir la tâche. Après s’être tenu sur une haute estrade, celui-ci fit un long prêche dans lequel il maudit les philosophes et tous ceux qui leur prêtent l’oreille. Après avoir ensuite accusé Ibn Djankî d’hérésie, il se mit à prendre ses livres un à un pour les donner à un homme qui les lançait au feu. »
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