Seconde partie du texte de Issam Toualbi-Thaâlibî sur les causes de la décadence du monde musulman. Issam Toualbi-Thaâlibî est directeur de la Chaire Unesco Emir Abdelkader pour les Droits de l’Homme et la Culture de Paix à l’Université d’Alger I. La première partie de ce texte est disponible sur ce lien.
L’esprit antiphilosophique s’étant, telle une traînée de poudre, propagé à l’ensemble du monde musulman, on trouve des scénarios similaires dans à peu près toutes les villes arabes dont celles andalouses ; en effet, et bien que la pensée philosophique ait un certain temps atteint son apogée en Andalousie, le rationalisme allait peu à peu céder la place au plus têtu du conservatisme malékite ; aussi est-ce par souci maladif de s’attirer à la fois la sympathie des conservateurs que celle des populations qui voyaient en leur consentement « une forme indirecte de révélation »[1] que le souverain al-Mansûr (978-1002) émit un décret ordonnant de brûler tous les ouvrages de philosophie disponibles à Cordoue. Le gouverneur de Séville, Ibn ‘Ubâd (m.1069), n’en fit pas moins en 1049 contre le grand penseur Ibn Hazm (994-1064) qui s’était – comble de l’outrage – permis de critiquer le fondateur du courant malékite. Le calife almohade Abû Yûsuf (1184-1199) lui emboita le pas en émettant un décret prohibant l’étude et l’enseignement de la philosophie, avant de prononcer, en 1197, l’exil d’Ibn Rushd / Averroès (1126-1198) vers la ville juive de Lucena et la destruction de l’ensemble de ses ouvrages.
L’interdiction faite aux croyants d’apprendre les langues étrangères, ou celle de quitter les frontières islamiques pour s’initier aux savoirs prodigués par les savants des autres civilisations, le rejet systématique de publications diverses jugées non conventionnelles, tous ces interdits historiques ne pouvaient, au fil du temps et des siècles, qu’empêcher l’épanouissement de la civilisation musulmane et rendre inévitable son déclin
Une offensive anti-scientifique sur fond d’ethnocentrisme et d’hégémonie politique
De telles réactions de la part des gouvernants musulmans du XIIe/XIIIe siècle ne doivent pas nous surprendre outre mesure dans un contexte historique ayant, comme l’écrit si bien Abdelmadjid Charfi (2004), « systématisé l’ignorance, tué l’esprit de connaissance et l’amour de l’étude, depuis la diffusion de l’imitation servile, au point qu’un poète, sous les Hafsides [1228-1574], a prétendu, exprimant sans doute un sentiment très répandu : « Toutes les sciences hormis le Coran sont mécréance sauf le hadith et le fiqh« [2]. Ajoutons pour clore cette brève réflexion que la philosophie ne fut pas la seule valeur culturelle à avoir été violemment décriée et combattue par les fondamentalistes de l’islam. Les activités liées à l’art et à l’industrie n’échapperont pas moins à l’invective destructrice de théologiens portés par une vision eschatologique du monde. Le fait est que le repli quasi obsessionnel de la majorité des savants musulmans du Xe siècle à l’intérieur d’une lecture rigide du corpus juridique religieux ne tardera pas à installer la société musulmane dans un ethnocentrisme étroit et de surcroît exacerbé par les luttes de clans et les tentations d’hégémonie politique et idéologique.
Au temps où les langues étrangères étaient interdites
Au rejet systématique de la pensée philosophique et de la production intellectuelle devait ainsi s’ajouter l’excommunication de toute œuvre picturale et artistique. Même la représentation imagée de l’anatomie de l’homme allait être frappée d’interdit au risque même de réduire à néant le prestige qui avait longtemps entouré la production médicale arabe ! En tenant alors compte du cloisonnement intellectuel imposé à la raison islamique après l’interdiction de l’ijtihâd au Xe siècle, cloisonnement que Mohammed Arkoun (2003) qualifie à juste titre d’« ignorance institutionnellement organisée », nous comprenons mieux à présent les raisons pour lesquelles la civilisation musulmane était surdéterminée à accumuler tant de retard sur le plan scientifique et technologique. L’interdiction faite aux croyants d’apprendre les langues étrangères, ou celle de quitter les frontières islamiques pour s’initier aux savoirs prodigués par les savants des autres civilisations, le rejet systématique de publications diverses jugées non conventionnelles, tous ces interdits historiques ne pouvaient, au fil du temps et des siècles, qu’empêcher l’épanouissement de la civilisation musulmane et rendre inévitable son déclin.
[1] Blanc François-Paul, Le droit musulman, Paris, Dalloz, 1998, p. 16.
[2] Charfi Abdelmadjid, L’islam entre le message et l’histoire, Paris, Albin Michel, 2004, p. 167.
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