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Vincent Geisser : « La fétichisation du terme islamophobie est contre-productive »

Vincent Geisser est chercheur au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), directeur du Master 2 « Expertise politique comparée » à Sciences Po Aix, et président du Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (CIEMI). A l’occasion de la sortie de son ouvrage « Musulmans de France, la grande épreuve : Face au terrorisme » co-écrit avec Omero Marongiu et Kahina Smaïl, Vincent Geisser s’est entretenu avec nos partenaires des Cahiers de l’islam sur le positionnement des musulmans face au djihadisme mais aussi sur l’islamophobie.

L’ouvrage collectif « Musulmans de France, la grande épreuve : Face au terrorisme », que vous venez de publier avec Kahina Smaïl et Omero Marongiu-Perria, se fixe pour objectif de déconstruire les préjugés sociaux quant à l’attitude des musulmans face au djihadisme. Pourquoi une telle ambition ?

Notre objectif n’est pas tant de déconstruire les préjugés que de vérifier sur le terrain la croyance de sens commun selon laquelle les musulmans de France seraient restés silencieux et passifs dans les mobilisations civiques contre le terrorisme. Certains leaders d’opinion (éditorialistes, journalistes, politiques, etc.) ont même développé la thèse d’un « boycott musulman », comme si les musulmans refusaient de s’associer au deuil national. Notre ouvrage n’est pas un nième essai sur les conséquences du djihadisme en France mais repose sur une enquête sociologique qui a duré plus de deux ans, où nous avons rencontré plus d’une centaine de personnes, observer de nombreux réunions et rassemblements et analyser des dizaines de documents (communiqués, déclarations, tribunes, etc.). La principale conclusion à laquelle nous sommes parvenus est que, non seulement les musulmans de France ne sont pas restés passifs face au terrorisme, mais qu’ils ont initié de multiples initiatives individuelles et collectives. Au final, il est exact que notre ouvrage contribue à déconstruire les idées reçues et les préjugés. Mais ce n’était pas forcément notre projet de départ. Avec mes coauteurs Omero Manrongiu-Perria et Kahina Smaïl, nous ne voulions surtout pas adopter une posture victimaire pour discuter du malheur des musulmans de France. En somme, nous refusions de faire une œuvre pleurnicharde. Notre but était d’étudier avec les outils classiques des sciences sociales les actions et les réactions musulmanes au terrorisme. Nous nous sommes notamment inspirés des travaux sociologiques qui ont été mené par nos collègues, tels que ceux de Gérôme Truc qui a été l’un des premiers chercheurs français à tenter de « sociologiser » les attitudes et les comportements des citoyens lambda face au terrorisme [1]. De ce point de vue, notre ouvrage contribue aussi à déconstruire la représentation d’une communauté musulmane homogène, comme si les musulmans avaient réagi comme d’un seul homme aux attentats djihadistes [2]. Au contraire, nous avons pu mettre en lumière une diversité de réponses musulmanes au terrorisme. Notre ouvrage rend compte précisément de cette pluralité musulmane de France, des multiples manières de se sentir et de se vivre musulman dans la société française d’aujourd’hui.

L’ouvrage s’appuie sur une vaste enquête sociologique pour mettre en lumière la diversité des positions et attitudes des musulmans de France face au « défi terroriste ». Cependant, ne craignez-vous pas, à travers une telle enquête sociologique, d’être accusés d’appartenir à « ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications » ?

Comme je le mentionnais ci-dessus, notre livre n’est pas un nième essai pleurnichard et misérabiliste sur les « malheurs » des musulmans de France. Nous avons toujours à l’esprit que les premières victimes du terrorisme sont celles qui ont été directement touchées par les attentats (les blessés et les morts). Nous ne cherchons pas à inverser le processus victimaire. D’ailleurs, les passages consacrés aux retombées islamophobes de la crise terroriste constituent moins d’un cinquième de l’ouvrage. En revanche, ce que nous avons montré au fil des pages, c’est que les musulmans étaient des Français comme les autres [3], et qu’ils réagissaient à l’horreur des attentats de la même manière que les autres citoyens, c’est-à-dire la sidération, l’effroi, la peur, la colère, la condamnation, etc. Oui, les musulmans de France se sont très largement associés à la « communauté de deuil nationale ». Fallait-il l’occulter ? Devions nous accréditer l’idée fausse d’un silence musulman face au terrorisme pour faire plaisir à certains politiques et éditorialistes qui cherchent à prouver le défaut de francité et de loyauté des musulmans de France ? La vocation du chercheur n’est-elle pas de rendre compte des réalités sociales en déconstruisant le sens commun ? Or, le sens commun avait tendance à accréditer la thèse d’une passivité, voire d’une complicité musulmane avec le djihadisme. Les résultats de notre enquête montrent le contraire.

L’islamité – même critique – est aujourd’hui un mode d’entrée dans l’espace public, et aussi un registre de la prise de parole politique. C’est un processus d’islamisation « par le haut » qui produit incontestablement des effets sociaux

Si les musulmans de France ne sont pas forcément des hérauts de la lutte contre le terrorisme, ils participent néanmoins aux commémorations républicaines à leur manière. D’ailleurs, les véritables clivages en termes de mobilisations citoyennes n’opposaient pas musulmans et non-musulmans mais davantage classes moyennes supérieures, fortement mobilisées face au terrorisme, et classes populaires moins présentes dans les manifestations [4]. Au final, nous ne cherchons pas des excuses aux musulmans, mais nous cherchons à comprendre les manières et les raisons qu’ils les ont poussés à se mobiliser et à manifester contre le terrorisme. Ces modes de participation musulmanes à la communauté de deuil ne sont pas toujours visibles et ne se déploient pas forcément dans l’espace public mais aussi dans les espaces intimes, les espaces privés, les espaces familiaux. Un seul exemple : dans le secret de leur foyer, de nombreux musulmans de France ont prié pour les victimes du terrorisme et la paix sociale. C’est aussi à ces musulmans ordinaires [5] que nous avons souhaité donner la parole dans notre ouvrage contre les idées reçues d’une communauté musulmane passive et soumise à ses hiérarques religieux et communautaires.

Dans un pays laïque comme la France, n’est-il pas problématique de s’interroger sur « le positionnement des musulmans » face au djihadisme ? N’y a-t-il pas là le risque de réduire ces derniers à un bloc monolithique et, aussi, à leur statut de musulman dans l’espace public ?

Votre question est pertinente et soulève de nombreuses interrogations pour le chercheur. Même avec de bonnes intentions, l’on risque parfois de verser dans une forme d’essentialisme qui consisterait à présenter les musulmans de France comme un « bloc culturel », une « entité religieuse », « une communauté organisée et hiérarchisée », etc. Or, la communauté musulmane de France n’existe pas d’un point de vue sociologique [6]. Elle n’existe que dans les têtes, celles des islamophobes, comme celles des islamophiles ou aussi chez certains croyants comme une forme d’utopie. C’est pour cela que dans notre ouvrage nous veillons à employer constamment le pluriel et à donner la parole à une diversité d’anonymes et de personnalités qui se revendiquent ouvertement « musulmans ». Je voudrais d’ailleurs insister sur ce point : dans notre démarche sociologique, nous avons refusé de pratiquer une forme d’assignation à « résidence communautaire » en qualifiant de « musulman » toute personne d’origine arabe, née dans une famille africaine, maghrébine ou machrékine, turque, voire dans une famille musulmane. Pour notre enquête, nous n’avons interrogé que des personnes s’assumant pleinement comme « musulmanes », quel que soit leur rapport au croire et à la pratique religieuse. Mais il est vrai qu’aujourd’hui certaines personnalités publiques, comme par exemple des élus (maires, députés, sénateurs, etc.) écrivent des tribunes et des discours en se présentant comme « musulmans laïques », voire « musulmans athées » ! C’est une évolution majeure de la société française. L’islamité – même critique – est aujourd’hui un mode d’entrée dans l’espace public, et aussi un registre de la prise de parole politique. C’est un processus d’islamisation « par le haut » qui produit incontestablement des effets sociaux, dont nous devons tenir compte dans nos enquêtes en sciences sociales. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous légitimons scientifiquement l’idée d’une communauté musulmane.

Dans le climat politique actuel (où existe une certaine hystérie autour de « la question musulmane »), un discours complexe, sur les multiples facettes de l’attitude des musulmans et des institutions de l’islam à l’égard du djihadisme, peut-il trouver des oreilles attentives ?

Je vais être bref et très direct dans ma réponse : malgré notre enquête et notre effort pour recenser les actions, réactions et mobilisations musulmanes face au terrorisme, la thèse de l’immobilisme, du silence et du boycott musulman restent très présente dans le débat public. Restons modestes et réalistes : les enquêtes sociologiques n’ont jamais accompli des révolutions mentales. Aussi n’ai-je pas le sentiment que notre livre contribuera à renverser ces présupposés et ces préjugés car ils sont profondément ancrés dans l’imaginaire national.  C’est notamment la croyance répandue selon laquelle les musulmans seraient « immatures » sur les plans civique et civil, et qu’ils auraient donc besoin d’intellectuels éclairés pour les guider vers la citoyenneté et l’universalité. Bien sûr, une majorité de leaders d’opinion admettent aujourd’hui qu’il puisse exister des musulmans sincèrement français (et pas seulement des Français de papiers) mais toujours avec cette retenue que les musulmans ne pourront devenir complètement des citoyens français que quand ils se dépouilleront d’une partie de leur islamité.

En France, nous ne sommes pas complètement sortis d’une perspective assimilationniste, ce que je qualifie du maintien d’un code de statut personnel imaginaire : tu ne pourras devenir entièrement français que si tu acceptes de renoncer à une partie de ta religiosité musulmane, considérée comme ostensible ou ostentatoire et donc contraire à l’impératif de neutralité laïque. En revanche, l’on ne peut nier que le climat terroriste a produit aussi un effet accélérateur de la normalisation de l’image des musulmans dans l’imaginaire national du fait que des citoyens français de religion musulmane figurent parmi les victimes du djihadisme (par exemple, un tiers des victimes de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 était musulmane) et qu’ils participent à la communauté de deuil. Oui, les moments de deuil ont cette particularité d’être à la fois sources de crispations anxiogènes mais aussi porteurs de communions patriotiques et sociétales. Il convient tout de même de le rappeler : non seulement les musulmans de France sont des victimes potentielles du terrorisme mais aussi nombre d’entre eux, à travers leur engagement dans nos forces armées et la police nationale, contribuent activement à la lutte contre le terrorisme.

La question de l’islamophobie donne lieu à des rencontres multiples au sein des universités américaines, anglaises, etc. Pourquoi en France celle-ci continue de soulever des polémiques et des suspicions ? Comme preuve de ce climat politique, l’annulation récente par l’université Lyon 2 du colloque « Lutter contre l’islamophobie, un enjeu d’égalité ? ». Or, dans le cadre de cette rencontre, vous envisagiez d’apporter des nuances à la notion d’« islamophobie d’Etat » et ainsi permettre d’autres perspectives d’approches des discriminations subies par les musulmans. Quels étaient les principaux éléments que vous souhaitiez développer autour de cette notion ?

On voit en quoi la thèse du silence musulman face au terrorisme leur est idéologiquement utile : elle vient conforter l’idée d’une sorte de cousinage religieux, culturel et communautaire entre les musulmans ordinaires et les terroristes djihadistes, comme s’ils appartenaient à la même « tribu islamique mondialisée » et donc rebelle à la citoyenneté et à la laïcité françaises. A l’inverse, la fétichisation du terme islamophobie dans un sens victimaire et exclusif me parait tout aussi contre-productive, révélatrice de notre incapacité à penser les phénomènes racistes dans leur universalité, leur profondeur historique et dans une perspective comparative avec tous les formes et modes de discriminations qu’a connu et que connait la société française actuelle. « L’affaire de Lyon 2 » est symptomatique du malaise universitaire français et de la tendance systématique de faire des procès d’intention à un auteur, sans prendre le temps de lire ses écrits et ses analyses. Personnellement, j’aurais trouvé tout à fait normal que l’on interdise ce colloque s’il risquait de servir de tribune à des propos révisionnistes et négationnistes. J’aurai même appelé à son interdiction et appuyé publiquement la décision du président d’université. Or, le colloque de Lyon 2 sur l’islamophobie n’avait rien d’un colloque négationniste mais avait pour objectif de réunir dans un même lieu des acteurs engagés, des intellectuels, des enseignants-chercheurs et des politiques pour réfléchir à la notion d’islamophobie. D’ailleurs, à titre personnel, je comptais m’y rendre pour critiquer la notion « d’islamophobie d’Etat » appliquée à la France de ce début de XXIe siècle.

On ne peut pas parler d’islamophobie d’Etat dans la France d’aujourd’hui. A la limite, nous pourrions employer les formules d’« islamophobie politique » ou d’ « islamophobie institutionnelle » pour décrire certains discours, comportements et dispositifs officiels aux relents islamophobes mais cela ne fait pas une islamophobie d’Etat

J’avais même préparé une intervention en ce sens et clairement indiqué aux organisateurs que je la trouvais excessive et inappropriée. Or, cette censure m’empêche de développer mon point de vue critique, ce qui est quand même un comble dans une université française qui se veut moderne, laïque et démocratique. C’est une très mauvaise image que nous renvoyons aux universités étrangères, et notamment à nos collègues européens et américains. Pour revenir à votre question, à savoir l’islamophobie d’Etat, je pense, en effet, que son usage est totalement inapproprié et qu’il procède d’une confusion entre la récurrence d’actes islamophobes de la part d’agents de l’Etat et l’existence d’un système raciste codifié, donnant lieu à une politique d’Etat ouvertement islamophobe. La France a connu un tel système avec l’antisémitisme d’Etat sous le régime de Vichy (1940-1944) qui l’a conduit à exclure les Juifs des emplois publics (et de certaines professions libérales), à les ficher, à les déporter et à collaborer activement à la politique d’extermination du Troisième Reich. Or, aujourd’hui, même si nous pouvons relever des propos, des actes et des comportements islamophobes chez certains agents de l’Etat et des responsables politiques, voire des traces d’islamophobie dans certains textes réglementaires et législatifs, il serait totalement déplacé de parler d’islamophobie d’Etat. Pour être plus précis dans ma réponse, l’existence d’une islamophobie d’Etat supposerait :  1) Une idéologie islamophobe clairement assumée et revendiquée par les responsables de l’Etat ; 2) Une législation islamophobe votée par le parlement excluant les musulmans de certaines fonctions publiques et professions libérales ; 3) Un fichage des Français supposés de religion musulmane afin de les priver d’une partie de leurs droits de citoyens et d’accès à certains espaces publics ; 4) Une politique d’isolement, de déportation ou d’extermination visant les musulmans français en raison de leur appartenance religieuse ou communautaire. Au regard de ces critères, l’on comprend que l’on ne peut pas parler d’islamophobie d’Etat dans la France d’aujourd’hui. A la limite, nous pourrions employer les formules d’« islamophobie politique » ou d’ « islamophobie institutionnelle » pour décrire certains discours, comportements et dispositifs officiels aux relents islamophobes mais cela ne fait pas une islamophobie d’Etat. Voilà en quelques mots les analyses que je souhaitais développer au colloque sur l’islamophobie de Lyon 2 mais que les censeurs m’ont empêché de faire.

Comment expliquer alors que ce terme « islamophobie » suscite encore autant de passions contradictoires ?

Personnellement, je crois qu’il convient de ne pas le fétichiser, l’on doit pouvoir le critiquer, en souligner les limites heuristiques et en discuter sereinement. C’est d’ailleurs un travail que je suis en train d’entreprendre. En revanche, ce climat passionnel autour de l’islamophobie parait symptomatique d’une forme de focalisation anxiogène de certains intellectuels, essayistes et éditorialistes français qui considèrent que la notion d’islamophobie est totalement illégitime car, pour eux, la « vraie violence » n’est pas celle que les musulmans subissent mais celle que les musulmans font subir aux autres. Leur priorité n’est donc pas de dénoncer les discriminations antimusulmanes mais le danger que représente le « communautarisme musulman » pour la cohésion sociale et nationale. Pour eux, la notion d’islamophobie inverserait le processus victimaire et viserait à blanchir les bourreaux ou plutôt les complices des bourreaux. On voit en quoi la thèse du silence musulman face au terrorisme leur est idéologiquement utile : elle vient conforter l’idée d’une sorte de cousinage religieux, culturel et communautaire entre les musulmans ordinaires et les terroristes djihadistes, comme s’ils appartenaient à la même « tribu islamique mondialisée » et donc rebelle à la citoyenneté et à la laïcité françaises. A l’inverse, la fétichisation du terme islamophobie dans un sens victimaire et exclusif me parait tout aussi contre-productive, révélatrice de notre incapacité à penser les phénomènes racistes dans leur universalité, leur profondeur historique et dans une perspective comparative avec tous les formes et modes de discriminations qu’a connu et que connait la société française actuelle.

Notes

[1] Gérôme Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, PUF, coll. « Le Lien Social », 2016.

[2] Dounia Bouzar, Monsieur Islam n’existe pas. Pour une désislamisation des débats, Paris, Hachette, 2004.

[3] Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, Français comme les autres Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, Presses de Sciences Po, Paris, 2005.

[4] Jérôme Fourquet et Alain Mergier, Janvier 2015 le catalyseur, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2015.

[5] Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, Paris, La Découverte, 2015.

[6] Olivier Roy, « La peur d’une communauté qui n’existe pas », Le Monde, 9 janvier 2015.

Du même auteur, lire :

« Marianne et Allah », Vincent Geisser

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