Ian Almond.
Ian Almond est professeur de littérature à l’université de Georgetown au Qatar. Il est l’auteur de cinq livres et de plus de quarante articles, traduits en une douzaine de langues. Dans cette tribune d’Aljazeera.com que traduit Mizane.info, Ian Almond aborde la question de la perception négative et culturaliste de l’islam dans le monde occidental et s’interroge, à travers la contributions d’auteurs américains, sur la généalogie de cette construction.
Rien n’est plus satisfaisant que la conviction que votre ennemi n’a pas la capacité de penser de façon critique. Quoi de plus gratifiant que l’idée que la personne que vous combattez est prisonnière de son obscurantisme ? Cet adversaire bénit votre lutte, rachète votre cruauté, légitime votre violence. Si la définition de l’humanité est la capacité de penser par soi-même, alors qui pourrait bien nous reprocher de lutter contre l’obscurantisme ?
Le jumelage moderne de l’islam avec une certaine incapacité de la pensée critique est un travers assez ancien – le philosophe des Lumières Leibniz a déclaré que les musulmans étaient si fatalistes qu’ils ne sauteraient même pas hors des charrettes. Mais au cours des quinze dernières années, Internet a permis et amplifié l’expression d’une panoplie de point de vue musulmans.
Puissance de l’opinion, impuissance de la raison
Mille voix crient pourtant contre l’Islam, défini comme un espace hostile à toute forme de réflexion rationnelle. Pourtant, n’importe quel universitaire serait ridiculisé s’il suggérait que Saint-Augustin était complice d’un bombardement de cliniques pratiquant l’avortement, ou que le Troisième Reich était l’aboutissement du Hohenstaufen médiéval. Presque chaque jour, des lignes de continuité sont néanmoins dessinées pour l’Islam à travers les siècles et les continents, liant de manière homogène les Ottomans à l’État islamique d’Irak et du Levant. Dans ces réécritures de l’histoire, des épisodes récalcitrants ou problématiques (tels que la vaste contribution du monde islamique à la géométrie, à l’astronomie et au vocabulaire de la science en général) ne sont pas simplement oubliés – quiconque essaie même de les mentionner est aussitôt qualifié de naïf, d’idiot ou de libéral.
Je me demande souvent ce qui peut être fait contre cet abêtissement collectif. Répéter patiemment des points et des exemples tirés de l’histoire ne semble pas nous mener très loin dans la lutte contre un million de vues sur Youtube. Élever la conscience n’est pas suffisant – il semble presque y avoir ici une volonté de ne pas savoir, une décision de rester dans le confort d’un récit particulier. Quand un intellectuel occidental, auteur de best-seller, rit ouvertement de l’idée d ‘« inventions islamiques », et qu’il recueille 10 000 mentions «J’aime», il est difficile de voir quel bénéfice la fourniture de faits empiriques peut lui fournir. De grandes parties de notre société semblent être enfermées dans certains fantasmes concernant l’Islam et l’Occident – et la façon dont nous pourrions lever ces fantasmes reste aussi floue que jamais.
L’orientation des Lumières européennes
Le dernier livre d’Irfan Ahmad, « Religion As Critique: Islamic Critical Thinking from Mecca to the Marketplace (2017) », est en ce sens une contribution intéressante qui prend à contre-pieds les récits occidentaux d’un siècle des Lumières européen rayonnant de la Grèce et l’Allemagne vers les recoins les plus sombres du monde. Posant le Prophète Muhammad comme « un critique de l’ordre social mecquois », Ahmad construit une généalogie alternative du verbe critiquer (tanqid / naqd), qui ne rejette aucunement les traditions grecques et pré-islamiques occidentales, mais qui en même temps ne peut se réduire à elles.
Tout d’abord, il montre à quel point les Lumières étaient un « projet ethnique » qui avait constamment besoin d’un ennemi. Quand Kant parle de l’espace de la philosophie, il fait allusion à l’espace de l’Europe. Deuxièmement, le lien usé entre esprit critique et laïcité – et entre dogmatisme et religion – est quelque chose que le livre d’Ahmad contribue à déconstruire rigoureusement. « Contre la doxa régnante, qui considère l’islam et la critique comme des domaines mutuellement exclusifs … Je propose que nous commencions à considérer l’islam comme la tentative d’une critique permanente ».
Il y a huit cents ans, une vive interrogation épistémologique sur l’expérience religieuse était donc déjà à l’œuvre chez certains auteurs comme Ibn Arabi. Le but n’était pas une démolition séculaire de Dieu, mais une expérience plus pure du divin ; une démarcation plus claire entre ce que nous imaginons être Dieu et l’Être qui se trouve au-delà
Etre musulman, en d’autres termes, ne signifie pas être endormi politiquement, ni passivement réceptif à une volonté divine, mais plutôt être dans un état de critique permanente.
La tradition critique de l’Islam pourrait bien être comparée à une ville qui est attaquée sur deux fronts – de l’extérieur et de l’intérieur.
L’expérience religieuse comme moteur de la réflexion critique
En plus d’une certaine réduction occidentale de l’Islam à un culte irréfléchi, il y a ceux dans le monde musulman qui rejetteraient complètement certains de ses philosophes et penseurs critiques les plus célèbres comme étant non islamiques. À cet égard, la monographie de Shahab Ahmed, « What Is Islam? : The Importance of Being Islamic (2015) », est une tentative parallèle de redéfinir les paramètres du monde islamique – et, implicitement, sa relation avec le monde occidental. Les deux livres partagent d’ailleurs une frustration à propos des définitions étroites de ce qu’est la tradition islamique. Dans le cas de Shahab Ahmed, il s’agit d’un désir d’élargir l’idée d’« être islamique » bien au-delà de la «centralité putative» de la jurisprudence que la plupart des conventions semblent définir pour la religion. Dans le livre d’Irfan Ahmad, une croyance similaire dans la valeur de l’expérience quotidienne – « la pratique … des non-lettrés et des roturiers », comme le dit Ahmad – est aussi importante que les déclarations des oulémas pour décider de ce qu’une tradition critique islamique pourrait être.
Il y a huit cents ans, une vive interrogation épistémologique sur l’expérience religieuse était donc déjà à l’œuvre chez certains auteurs comme Ibn Arabi (1165-1240). Certes, le but de cette interrogation n’était pas une démolition séculaire de Dieu, mais une expérience plus pure du divin ; une démarcation plus claire entre ce que nous imaginons être Dieu et l’Être qui se trouve au-delà. Certains pourraient appeler cela une pensée critique différée : la pensée critique mise au service ultime de la non-critique. C’est une accusation juste – les gens ont droit à leur opinion. Mais il est essentiel de savoir que des réflexions comme celles-ci étaient écrites à Damas, au Caire et à Cordoue, des siècles avant Gramsci, Marx et Descartes. Et certainement 800 ans avant Youtube.
Ian Almond
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