Astrophysicien, directeur de recherches au CNRS, directeur de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques, Abd al-Haqq Guiderdoni revient dans une tribune publiée par Mizane.info sur le discours contre le séparatisme d’Emmanuel Macron en interrogeant la notion d’islam des Lumières.
Dans son discours du 2 octobre dernier aux Mureaux, le président Emmanuel Macron a présenté sa vision des relations de la République avec l’islam, en déclinant une liste d’actions selon trois axes principaux : d’abord le contrôle des associations et la répression des pratiques « séparatistes », ensuite le soutien à l’émergence d’un islam de France, enfin la nécessaire reconquête des territoires délaissés par les services publics et sous-développés du point de vue socio-économique.
Depuis lors, le premier axe a inspiré le projet de loi « confortant le respect des principes de la République », actuellement en examen au Parlement, projet de loi qui a attiré de nombreuses critiques, notamment de la part des représentants des principaux cultes présents sur le sol national. En tant que citoyen français de confession musulmane, nous partageons bien évidemment la volonté de lutter contre le terrorisme, nous dénonçons avec force la propagation de la violence et de la haine sur les réseaux sociaux, et nous pensons profondément que les musulmans doivent vivre en unité avec le reste de la communauté nationale. Nous ne pouvons qu’espérer que ces objectifs seront atteints. Mais le projet de loi, en instaurant un contrôle renforcé des associations de la loi de 1905, pourrait en fait manquer sa cible, présentée par le gouvernement comme l’ « islam politique ». Toutefois, il ne faudrait pas que le débat sur l’axe répressif occulte les deux autres axes. La répression agit sur les effets, mais il faut agir sur les causes, qui sont tout à la fois intellectuelles et socio-économiques.
Le président souhaite l’émergence d’un « islam en France qui puisse être un islam des Lumières » sans préciser ce qu’il entend par là, sinon que cet islam devrait être « en paix avec la République, en respectant toutes les règles de séparation, et en permettant d’apaiser toutes les voix », programme auquel on ne peut que donner son assentiment. Toutefois, il est très vraisemblable que le président conçoive cet islam des Lumières comme un islam qui serait enfin soumis au processus des Lumières, celui qui s’est déroulé en Europe au XVIIIème siècle, et qui a vu la prééminence de la raison comme source de toute connaissance. Les exemples invoqués dans le discours, ceux d’Averroès et d’Ibn Khaldoun, semblent appuyer cette vision, non par ce que ces deux grandes figures de la pensée musulmane ont été historiquement (des polymathes, fins connaisseurs des sources religieuses de l’islam, ainsi que de la philosophie islamique d’inspiration grecque), mais surtout par rapport à une certaine imagerie fantasmée par l’orientalisme, et façonnée notamment par Ernest Renan ou Ignaz Goldziher, dans laquelle ces auteurs musulmans sont vus comme de rares précurseurs défendant la pratique de la raison dans un océan d’ignorance et d’obscurantisme.
Beaucoup de musulmans, ceux qu’on pourrait appeler des musulmans « ordinaires » qui sont bien intégrés dans la société, et qui y pratiquent leur culte mais ne sont ni fondamentalistes, ni séparatistes, ont perçu ces déclarations comme proposant une version tronquée de l’islam, un islam invisibilisé et rationalisé qui serait par hypothèse seul susceptible de permettre une intégration pleine et entière dans la société française. Ils y ont vu un acte de défiance à leur égard — un de plus hélas — de la part des nombreux responsables politiques et commentateurs qui ont réagi dans ce sens au discours présidentiel. Au contraire, ces musulmans considèrent que les principes de leur foi leur permettent non seulement d’accéder à la pratique de la raison dans son entière acception scientifique et philosophique et de vivre en syntonie avec la communauté nationale en partageant les idéaux de la République, mais leur donnent aussi, comme aux citoyens d’autres convictions religieuses, une motivation profonde pour contribuer à la construction de la société de demain, dans un contexte de crises multiples et profondes. Les membres de notre Institut des Hautes Etudes Islamiques, parmi d’autres, s’efforcent de présenter ce témoignage depuis plus de vingt-cinq ans.1
En proposant — voire en imposant — comme objectif cet islam des Lumières réduit à sa dimension rationaliste, le risque est grand, au nom de la lutte contre le « séparatisme », de rejeter aux marges de la communauté nationale tous ces musulmans ordinaires qui ont une vision plus large de ce qu’a été, et devrait être, l’islam des lumières. Pour faire comprendre en quelques mots le point de vue de ces musulmans, on peut citer une autre grande figure de la pensée musulmane, Al-Ghazali. Théologien, juriste, mystique, excellent connaisseur de la philosophie, il connut une crise de confiance dans les menées de la raison qu’il raconte dans son autobiographie intellectuelle. Après deux mois pendant lesquels il fut en proie au doute et aux sophismes, « les données rationnelles nécessaires redevinrent acceptables », écrit-il, et il expliqua : « Je n’y suis pas arrivé par des raisonnements bien ordonnés, ou des discours méthodiquement agencés, mais au moyen d’une lumière que Dieu a projetée dans ma poitrine. Cette lumière-là est la clé de la plupart des connaissances. »2
Autrement dit, la raison est bonne car elle est un don de Dieu. Mais elle doit s’appuyer sur quelque chose qui la dépasse. Pour Al-Ghazali, cette lumière est, bien sûr, d’ordre spirituel, c’est celle qui illumine la foi, puis éclaire la raison. Il est difficile de faire comprendre ce qu’est cette lumière à qui n’en a jamais eu l’expérience, et la considère, comme beaucoup de nos contemporains, au mieux comme une gentille illusion, au pire comme une pathologie psychique. Tentons quand même quelques explications, avant de dire pourquoi ce sont les conséquences de cette foi qui importent pour la société.
La lumière, c’est ce qui permet de voir. Dieu est « Lumière des cieux et de la Terre », puisqu’Il nous donne à voir le monde. Et la prophétie, qui représente le sommet de l’expérience humaine, est elle aussi lumière parce qu’elle donne son sens à la création.
« Lumière sur lumière » dit le Coran à son sujet, qui qualifie ainsi de « lumière » les textes sacrés, Thora, Evangile et Coran, et le prophète Muhammad de « flambeau qui illumine ». La lumière de la foi puise à la source de la prophétie, et permet de voir le monde sous un autre jour, de l’inclure dans une réalité plus vaste, de lui trouver un sens qui dépasse l’horizon limité de nos vies. Al-Ghazali évoque l’élargissement de la poitrine que provoque cette lumière, qui est d’abord une expérience intraduisible en mots. Son œuvre et sa vie même témoignent, comme celle de nombre d’autres saints et maîtres de l’islam, non seulement de la complémentarité de la foi avec la raison, mais aussi, au-delà, de la vocation de l’être humain à la connaissance du mystère de Dieu, là où l’œil du cœur est illuminé par la « lumière de la Certitude ». Dogmes et doctrines représentent des jalons de cette expérience, qui permettent ainsi d’en formuler des conséquences sous forme de principes et de valeurs, comme un socle sur lequel s’exerce la pensée rationnelle.
Ainsi la raison, pour se déployer dans toute sa richesse, a besoin de s’appuyer sur des principes tenus pour vrais, et ne peut en aucun cas être la source de ces principes. Al-Ghazali a donc posé, au XIIème siècle, les premiers jalons d’une critique de la raison dogmatique, celle que pratiqua encore cent ans après lui Averroès tant prisé par Ernest Renan et ses contemporains positivistes, une raison qui serait en mesure de faire accéder l’être humain à toute la vérité dont il est capable. Cette raison s’est désormais effacée devant la raison critique plus modeste, surtout après ses déconstructions post-modernes, mais tout se passe comme si beaucoup persistaient à conserver la position averroïste et à ne concevoir la raison que comme un absolu duquel tout dépend.
Al-Ghazali reproche aux philosophes de se laisser entraîner par l’efficacité de la raison au-delà du domaine où celle-ci s’applique valablement, « poussés par la passion, l’ironie négative et le désir de jouer les beaux esprits ». Il reproche aussi aux « musulmans ignorants », qui tombent dans l’excès inverse, de rejeter la pratique de la raison sans discrimination. Une voie médiane doit donc être suivie entre ces deux attitudes excessives, qui se renforcent l’une l’autre.
Tel est donc l’islam des lumières dont parle Al-Ghazali : une vision qui englobe l’intégralité de l’expérience humaine, dans sa pratique de la raison, mais aussi dans sa lucidité pour comprendre que « quelque chose » échappe à la raison. Les principes de cet islam des lumières — la lumière de la foi fondant celle de la raison et la couronnant — sont universels, dès lors qu’ils trouvent leur source dans la révélation coranique, mais aussi dans les révélations antérieures, et dans une grande partie de notre tradition philosophique. Ces principes — et les valeurs qui en découlent — nous semblent partageables par tout un chacun, quelles que soient ses convictions, au sein de nos sociétés laïques et sécularisées : la liberté de croire ou de ne pas croire, l’égale dignité de tous les hommes et de toutes les femmes, la particularité unique de chacun d’entre nous, la fraternité qui nous lie tous dans la nécessité du partage, l’atout que représente la diversité des cultures, l’amour de la patrie où la providence nous a fait vivre, la patience et l’endurance face aux épreuves, la recherche active de la paix. Face aux égoïsmes qui incitent au repli sur soi-même, sur sa petite communauté ou sur ses intérêts mesquins, la concorde et la connaissance réciproques apparaissent aux citoyens français de confession musulmane comme une projet spirituel, selon l’exhortation coranique : « Nous vous avons créés en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez les uns les autres. »3
L’accusation habituelle lancée aux religions, à l’islam en particulier, est le dogmatisme fondamentaliste, où l’on voit une démission de la raison, et une servilité aveugle envers des règles qui découpent l’ensemble de la vie en obligations et interdictions. Mais le fondamentalisme, dont il ne s’agit pas de nier l’existence, n’est-il pas plutôt la conséquence d’un envahissement d’une raison mécanique dans le champ de la religion ? Dans sa version la plus violente, le fondamentalisme se nourrit d’un rationalisme juridique asservi à la perspective d’un pouvoir politique totalitaire, et attire des individus souvent à la dérive sociale ou psychologique, en quête de repères faciles à concevoir, et de justifications pour manifester la violence qu’ils portent en eux.
A l’opposé du fondamentalisme, cet islam des lumières laisse une place au mystère, à quelque chose qui « résiste », et la reconnaissance de ce mystère, et de l’humilité qui l’accompagne, est le message que nous croyants pouvons apporter à une société qui croit maîtriser son destin, mais se débat désormais dans des crises multiples. C’est en effet à la suite des Lumières du XVIIIème siècle, puis du positivisme du XIXème siècle, qu’a été fondé un modèle rationnel d’exploitation de la nature et des êtres humains dont nous voyons actuellement les conséquences sociales et environnementales. La raison libre de contraintes, et aveuglée par ses succès, a oublié de prendre en considération d’autres principes, le fait que la nature n’est pas notre possession, ou que les êtres humains ne sont pas seulement des rouages dans un appareil de production. Comme elle le fait pour les fondamentalistes de tous bords, la rationalité close sur elle-même nous emprisonne dans une idéologie à sens unique qui déploie sa mécanique implacable et finit par opprimer hommes et femmes. Ce qui nous manque aujourd’hui, au temps de la submersion par l’information, des fake news et du « prêt-à-penser », c’est la capacité de dire lâ adrî, « je ne sais pas », de reconnaître avec humilité notre faiblesse, nos limites et nos échecs, et de nous mettre tous ensemble autour d’une table afin de construire une société plus juste pour tous ses membres. Tel est le message que les musulmans, avec les croyants d’autres confessions, peuvent apporter dans le débat public.
Hélas notre société est affaiblie par tant de fractures entre ses composantes … Pour réduire ces fractures, il faut apprendre à se parler, à se comprendre et à s’estimer dans la différence. Que faire pour que cet islam des lumières profite véritablement à tous ? Il nous semble que la clé réside dans la connaissance de ce que nous savons, mais aussi dans la reconnaissance que nous ignorons beaucoup, et que cette ignorance doit nous conduire à l’humilité et au respect : respect de la nature, respect des autres, respect des autres cultures.
Plusieurs actions devraient être mises en place. D’abord, l’Ecole est irremplaçable pour former les citoyens de demain. Encore faut-il que ceux-ci se reconnaissent dans l’enseignement qui leur est délivré. On pourrait proposer des actions pour que les cours d’Education Morale et Civique, essentiels pour former des citoyens, ne parlent pas seulement du plus petit dénominateur commun dans une société plurielle, mais valorisent aussi des exemples de diversité, et une meilleure connaissance du fait religieux comme une composante de cette diversité. Ensuite, il faut faire un effort important pour former les fonctionnaires de la République, comme les cadres religieux de l’islam, à la connaissance du droit des religions et des libertés fondamentales et à l’histoire de France, et rappeler des dimensions de l’islam, notamment philosophiques et spirituelles, qui ont disparu des cursus habituels sous le poids du juridisme. Enfin, il est essentiel que la société française pacifie sa relation avec sa diversité. Cela nous apparaît être une grande cause nationale. Une Agence nationale pourrait être créée à cet effet, pour promouvoir des actions, des lieux et des programmes culturels visant à la réconciliation. En particulier, il faut que la France se réconcilie avec son islam, dans sa richesse et sa pluralité, C’est à cette dernière tâche que s’est attelé l’Institut Français de Civilisation Musulmane qui a ouvert l’année dernière à Lyon.4
Que revienne donc l’islam des lumières, mais de toutes les lumières, celle de la raison comme celle de la foi, l’une et l’autre étant indispensables dans son domaine. Les musulmans doivent pouvoir témoigner, avec intelligence et respect, de ce que leur foi leur apporte, sans qu’on les accuse d’un insupportable trouble de « l’ordre public » qui met en cause la laïcité.
Dans son discours, le président a parlé de « crise de l’islam ». Certes il y a une crise du monde musulman, dans son rapport à la modernité et à la globalisation. Mais cette crise bien réelle ne doit pas cacher à nos yeux que toutes les sociétés font face à une superposition des crises — sécuritaire, sanitaire, sociale, économique et environnementale, mais aussi et surtout, nous osons le dire, spirituelle. Cette situation inédite dans l’histoire de l’humanité requiert tous nos efforts. Il est peu efficace d’essayer de résoudre chacune de ces crises sans considérer les autres, car tout est lié, et il faut plutôt chercher à intégrer les problèmes dans une perspective plus large. Au lieu de traiter séparément la question du « séparatisme » islamiste, en essayant de réprimer les effets plutôt que de prévenir les causes, il serait peut-être temps d’avoir une vision globale, à la fois économique, sociale, environnementale, culturelle et spirituelle, et de faire participer les citoyens de toutes convictions, musulmans compris, à l’élaboration de solutions à long terme.
Abd-al-Haqq Guiderdoni
Directeur de l’Institut des Hautes Etudes islamiques
Notes :