Comment acquérir la sainteté et celle-ci peut-elle seulement s’acquérir ? Dans sa 67e Halte, l’émir Abd el Kader nous livre quelques clés de compréhension de cette question qui s’assimile à une règle de vie. Un texte à lire sur Mizane.info sous la traduction de Max Giraud.
Le Très-Haut a dit : « N’est-ce pas, en vérité, que les Amis d’Allâh n’ont nulle crainte à supporter et qu’ils ne sont pas affligés ! » (Cor. 10, 62) 1. La majorité des hommes de réalisation spirituelle d’entre les Gens d’Allâh – qu’Il soit exalté ! – disent que la sainteté “s’acquiert”, résultant donc de l’iktisâb, “l’effort personnel d’acquisition”, ainsi que le montre la structure même du mot formé sur le schème ifti‘âl exprimant la quête d’une chose par un effort intense 2.
Les œuvres sont nécessaires
Ainsi, l’activité déployée en vue d’acquérir la sainteté ‒ autrement dit la proximité d’Allâh ‒ par l’enlèvement des voiles, la pureté de Son adoration, la sincérité dans la confiance totale en Lui, la concentration sur Lui, extérieurement et intérieurement, tout cela ne met pas en cause les pratiques adoratives.
D’ailleurs, ce que dit le Très-Haut, dans le hadîth saint : « Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par les œuvres, etc. » 3, est une allusion à ce que nous évoquons. Celui qui se rapproche “agit”, puisqu’il “recherche” la proximité, étant entendu que la pureté d’intention doit régir les actes. Il y a unanimité sur cette nécessité.
La mort initiatique de l’âme
Mais les Gens d’Allâh s’accordent à dire que personne ne peut réaliser cette pureté d’intention sans la mort préalable de l’âme 4, et que cette mort suit la connaissance de la réalité fondamentale de l’âme, condition de la connaissance de son Seigneur 5. Il est donc exclu de viser ce but et d’accomplir la quête de la proximité en mettant en cause les pratiques adoratives, car ce dont on ne peut se dispenser pour réaliser une obligation est obligatoire lui-même.
Par contre, tout ce qui est fait pour rechercher une “sainteté” comprise comme permettant de manifester des phénomènes extraordinaires, des prodiges, d’acquérir une plus grande renommée en recherchant l’approbation des créatures, sera prétexte à abandonner les actes d’adoration ; ce sera même de l’association. C’est pourquoi quelqu’un est allé jusqu’à dire : « Nul n’arrive à Allâh tant qu’il désire y arriver. »
Les trois étapes de la sainteté
Dans mon cas, voici ce qu’Allâh a projeté sur moi à ce sujet. Le début de la sainteté, consistant à avoir une aptitude à la chercher, est un pur don ; c’est un état inné, et ces états sont de purs dons.
Sa phase intermédiaire est dans l’acquisition, car il y a là des efforts pénibles sur un chemin périlleux, où il faut accomplir des exercices et des pratiques spirituelles difficiles. Sa dernière phase – qui n’en est pas une réellement –, et sa fin – qui n’en est pas une non plus 6 –, sont purs dons. C’est la proximité de Dieu, qui est une proximité spirituelle.
Cela ne peut être réalisé que par le retrait du voile de l’ignorance, bien que Dieu soit plus proche de nous que notre veine jugulaire 7. Rien d’autre ne nous éloigne de Dieu que l’ignorance, et rien d’autre ne nous en rapproche que la science 8.
Dans le retrait des voiles
Lorsque, dans la suite du hadîth saint, le Très-Haut ajoute : « Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe, etc. », cela signifie que le voile de l’ignorance a disparu pour le serviteur et qu’il connaît les choses telles qu’elles sont. C’est ce qui est mis en évidence dans la dernière partie du hadîth.
Cela ne signifie pas qu’il est arrivé quelque chose qui n’existait pas, mais seulement que le voile a été retiré pour celui qui s’est rapproché de Dieu par les œuvres surérogatoires, cherchant la proximité d’Allâh. Il est resté tel qu’il était. C’est là le premier degré de la sainteté 9.
Notes :
1 – Rappelons que les versets coraniques sont traduits en fonction du contexte exégétique qui peut changer d’un commentateur à l’autre, et même, selon les interprétations, varier dans l’œuvre d’un même auteur. Il n’y a que les tenants d’un rationalisme obtus qui peuvent croire qu’un mot n’a toujours qu’un seul sens, quelles que soient les circonstances de son emploi. Le temps employé ici en arabe invite à rendre les verbes au présent, alors que la plupart des traducteurs se servent du futur. Il y a là plus qu’une simple nuance : dans le premier cas, la Promesse divine s’applique dès ce monde ; dans le deuxième cas, elle est repoussée au monde de l’au-delà, et l’on ne tient pas compte des conséquences immédiates de la réalisation spirituelle. Cette différence est analogue à celle faite par la tradition hindoue entre jîvan-mukti, la Délivrance en cette vie, et vidêha-muktî, la Délivrance après la mort corporelle (cf. René Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXIII). Ibn ‘Arabî dit à propos de ce verset : « Le Très-Haut a dit : “N’est-ce pas, en vérité, que les Amis d’Allâh n’ont nulle crainte à supporter et qu’ils ne sont pas affligés !” Il S’est exprimé sans limitation ; Il n’a pas dit : “dans l’au-delà”. L’Ami (le Saint) est donc celui qui sait à quoi s’en tenir par une assurance que lui a donnée son Seigneur sur son état. Il connaît son destin dont Dieu l’a informé » (Futûhât al-Makkiyyah II, 23 ; les références à cet ouvrage renvoient à l’édition Dâr Çâdir en quatre volumes). Cette interprétation est corroborée par un verset proche s’appliquant toujours aux Amis d’Allâh : « Ils ont la bonne Nouvelle en ce bas monde et dans l’au-delà – pas de changement pour les Paroles d’Allâh ‒ : voilà le succès magnifique ! » (Cor. 10, 64 ; cf. Futûhât II, 23).
2 – Le verbe ifta‘ala, qui produit le nom d’action correspondant ifti‘âl du texte, est la huitième forme dérivée du verbe simple Fa‘aLa. Iktasaba, dérivé du verbe simple KaSaBa, “acquérir”, “gagner”, “tirer profit”, signifiera donc : “faire des efforts en vue d’acquérir, de gagner”, etc.
3 – Cf. Halte 31, t. II.
4 – Il s’agit ici, on l’aura compris, de la mort initiatique qui consiste à « mourir avant de mourir », selon les termes d’un hadîth. Par ailleurs, le sommeil ou l’évanouissement sont souvent comparés à la mort dans les différentes traditions.
5 – Conformément au hadîth : « Quiconque connaît son âme (ou soi-même) connaît son
Seigneur » (cf. notamment Halte 48, t. II).
6 – Car « le voyage en Allâh n’a pas de fin » (cf. Halte 14, t. i).
7 – Allusion à Cor. 50, 16 : « Nous sommes plus proche de lui (l’homme) que sa veine jugulaire. »
8 – On trouve, dans ces dernières phrases, des formules identiques à l’expression doctrinale de Shankarâchârya.
9 – Pour les autres degrés, voir Halte 31 précitée.
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