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Le féminocentrisme vu par Messiri 3/3

Le féminocentrisme vu par Messiri 3/3 Mizane.info

Troisième partie de la présentation de quelques axes de la pensée du philosophe et sociologue égyptien Abdelwahab al-Messiri. Aujourdhui, focus sur le féminisme et ce qu’Al-Messiri nomme le féminocentrisme. Après avoir distingué deux temps dans le développement du féminisme, le penseur égyptien analyse une seconde étape qui a paradoxalement mené à une déconstruction de la femme dans la société. Une présentation signée Mouhib Jaroui.

Selon Abdelwahab Al-Messiri, « en sciences humaines occidentales, les références à la nature humaine ont complétement disparu », la nature humaine n’a plus voix au chapitre dans ces disciplines ; y compris la littérature, dernier refuge de l’âme humaine, où sont apparues les philosophies déconstructivistes (الفلسفات التفكيكية), débarrassant la littérature du dernier des absolus (المطلقات), à savoir la nature humaine (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7ème éd. 2018, p. 144).

Ce constat renvoie à une inquiétude plus large chez l’auteur, c’est à dire « l’échec du paradigme matérialiste dans l’explication du phénomène humain » et « l’offensive contre la nature humaine ».

Et pour illustrer cet antihumanisme (العداء للإنسان) contemporain, nous avons choisi de soumettre à l’examen critique des lecteurs de Mizane.info, ce qu’al-Messiri appelle le « féminocentrisme » (التمركز حول الأنثى).

Pour comprendre le concept de « féminocentrisme », il convient d’abord de distinguer deux référentiels épistémiques.

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L’auteur oppose le « référentiel de la transcendance » (المرجعية المتجاوزة), où l’être humain transcende la nature physique et déduit sa propre existence en dehors de cet ordre physique, au « référentiel de l’immanence » (المرجعية الكامنة), où la nature-matière contient en elle-même ce qui est suffisant pour l’expliquer, mettant sur le même pied d’égalité l’être humain et toutes les autres entités physiques de la nature.

C’est dans ce dernier référentiel qu’Abdelwahab al-Messiri situe « la montée de ces nouveaux mouvements libérateurs qui appellent à « l’égalité » dans la postmodernité »[1] (الحركات التحريرية الجديدة الداعية « للمساوات »  في عصر ما بعد الحداثة), mouvements qu’il distingue des anciens mouvements humanistes à l’ère de la modernité.

Selon le philosophe, ces nouveaux mouvements appellent en réalité au nivellement, au dressage, au réglage, à l’ajustement, à la déformation, à l’assimilation, bref, ce qu’il appelle en arabe (at-Taswiyya = التسوية).

Le programme réformiste que propose le mouvement féminocentriste ne vise pas à réaliser l’égalité entre homme et femme ou changer les lois ou le contexte social pour in fine préserver l’humanité de la femme (…) mais vise plutôt à déconstruire la catégorie de femme dans le cadre du référentiel matérialiste, pour devenir un élément de la nature physique.

En effet, ces nouveaux mouvements sociaux et de défense des (nouveaux) droits absolus des minorités, qui émergent principalement dans la plupart des Etats impérialistes, notamment aux Etats-Unis, « refusent le concept de nature humaine qui transcende la nature/matière », l’homme y est considéré comme un composite organique et inséparable de la nature/matière.

Les catégories défendues sont considérées comme des minorités aux droits absolus mais segmentés et sectionnés. Ce qui « conduit en réalité à l’idée que la société qui prenait appui sur le contrat social est désormais impossible puisque les droits absolus ne peuvent plus coexister » (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7ème éd. 2018, p. 71).

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Cette théorie des nouveaux droits (absolus) perçoit l’être humain comme une unité indépendante (وحدة مستقلة), simple, unidimensionnel, et sans aucune relation avec la famille ou la société ou même la Nation, il est simplement un ensemble de besoins définis par les entreprises et les publicités[2].

C’est ici qu’Abdelwahab Al-Messiri développe son analyse critique du féminocentrisme (التمركز حول الأنثى).

Il oppose « le mouvement de libération de la femme » et le « féminisme » ou « féminocentrisme ». Pour lui ce sont deux conceptions différentes.

féminisme

La première conception s’inscrit dans ce qu’il appelle la laïcité partielle (العلمانية الجزئية) au sens de « séparation de la religion et de l’Etat », qui considère encore – et quelque peu – que la femme est une composante de la société et indépendante de la nature/matière.

Mais avec l’hégémonie progressive du référentiel matérialiste de l’immanence, la femme est désormais perçue en dehors de tout contexte social et humain comme si elle était une entité de la nature physique (كائن طبيعي مادي) au même titre que les autres objets de cette nature/matière.

Cette nouvelle conception s’inscrit dans ce qu’il appelle à la fois le référentiel de l’immanence et  al-‘almâniyya ash-shâmila que nous traduisons par sécularisation (العلمانية الشاملة) à la lumière de la définition qu’il en donne : « Séparation entre d’une part toutes les valeurs religieuses, morales et humaines (qui transcendent les lois de la matière et du sensible) et le monde, de l’autre, c’est-à-dire à la fois l’être humain (dans sa vie publique et privée) et la nature, de sorte que le monde devienne une matière relative sans aucune dimension sacrée » (Abdelwahab al-Messiri, La laïcité, 4ème éd. 2014, p.121-122).

Au terme de cette analyse, Abdelwahab al-Messiri considère que le féminocentrisme est en réalité une « déconstruction de la catégorie de femme » telle que nous la connaissons à travers l’histoire, et qui fait partie d’un mouvement plus large de déconstruction de l’être humain : « Le programme réformiste que propose le mouvement féminocentriste ne vise pas à réaliser l’égalité entre homme et femme ou changer les lois ou le contexte social pour in fine préserver l’humanité de la femme en tant que mère, épouse, fille et membre de la famille ou de la société, mais vise plutôt à déconstruire la catégorie de femme dans le cadre du référentiel matérialiste, pour devenir un élément de la nature physique » (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7ème éd. 2018, p.73).

Le programme féminocentriste parvient alors à remplacer la dualité complémentaire homme/femme par l’unisexe (الجنس الواحد أو الجنس الوسط بين الجنسين) et surtout par l’opposition simpliste Le moi/L’autre où la femme est ontologiquement l’ennemie de l’homme (masculin), repliée sur elle-même, rejetant désormais le patrimoine essentiel qu’elle partage avec l’homme : l’humanité.

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féminocentrisme

C’est à travers ce référentiel qu’apparaissent de nouvelles théories, comme la masculinité et la féminité de Dieu (ذكورة و أنثة الإله) et la masculinité de la langue (ذكورة اللغة).

Et d’ajouter, « nous arrive-t-il à nous de considérer que le terme de al-amâna (terme positif au féminin) est féminin et le terme de Shaytân (terme négatif au masculin) masculin ? Et quand nous disons abwâb (terme au masculin), pensons-nous à l’organe sexuel masculin, et à l’organe sexuel féminin quand nous disons bawwâbât, ou bien est-ce là la conception immanente et matérialiste de ceux (الحلوليين الكمونيين الواحديين الطبيعيين الماديين) qui utilisent le sexe comme élément fondamental pour appréhender chaque chose ? » (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7ème éd. 2018, p. 74). 

Au terme de ce compte rendu, nous sommes en droit de nous interroger sur la montée progressive et insidieuse de cette vision dans la pensée musulmane contemporaine.

Ainsi, l’écrivain Fouad Bahri constate pour sa part que même dans le discours musulman contemporain « le Coran a cédé la place aux droits de l’Homme. L’Homme prométhéen a défait l’Homo islamicus », un discours qui s’inscrit de ce fait dans ce qu’il appelle « la clôture immanente du monde » par opposition au « monde ouvert à la transcendance ».

Mouhib Jaroui

Notes :

[1] Ce que l’écrivain Fouad Bahri appelle « le récit émancipateur ».

[2] Pour une analyse plus complète du féminisme chez Abdelawahab al-Messîrî lire l’article « La vision d’Al-Messiri du féminisme », 2007, de la chercheuse en philosophie au Caire, ‘Abîr Sa’d, notamment sa section intitulée le « capitalisme et la femme unidimensionnelle », elle y distingue le féminisme dans la laïcité partielle et le féminisme dans la laïcité globale (= sécularisation).

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