Le philosophe égyptien Abdelwahab al-Messiri.
Sociologue et philosophe égyptien, Abdelwahab al-Messiri est un spécialiste de la sécularisation qui s’est particulièrement penché sur la notion très à la mode de déconstruction inaugurée par le philosophe Jacques Derrida. Dans un article en trois parties publié par Mizane.info, Mouhib Jaroui nous expose l’analyse critique et l’argumentation d’Abdelwahab al-Messiri à propos d’une notion très présente dans le vocabulaire des intellectuels modernistes du monde arabe.
Abdelwahab al-Messiri ouvre son 6e chapitre, « La fin de l’Histoire » (نهاية التاريخ), en écrivant qu’« il nous est impossible de comprendre notre actuelle réalité locale et mondiale si ce n’est à travers le plus haut degré de théorisation et d’abstraction, car celui qui est en contact direct et borné avec son réel sans le dépasser et le transcender ne peut le saisir dans sa globalité, sa complexité et sa spécificité, et celui qui ne théorise pas selon sa propre expérience, selon sa propre interaction avec son réel, d’autres théoriseront à sa place selon leurs propres catégories, leurs propres expériences, leurs propres penchants intellectuels (تحيزاتهم) et leurs propres passions » (La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7e éd. 2018, p.151).
Depuis quelques décennies, des voix intellectuelles s’attellent progressivement à dévoiler les mécanismes philosophiques et sociologiques de l’imitation plus ou moins inconsciente des référentiels (مرجعية) et paradigmes (النموذج) hégémoniques, ce faisant tout en appelant à « l’ouverture sur le monde ».
Et à nos yeux, celui qui a le plus traité de cette question de « la partialité cognitive », « l’inclination intellectuelle », du « penchant intellectuel », de « l’imitation des orientations cognitives », « du parti pris cognitif » est sans doute Abdelwahab al-Messiri, constatant que « le paradigme épistémique de perception (النموذج المعرفي الإدراكي) détermine le champ de vision (مجال الرؤية), et les catégories analytiques (المقولات التحليلية) orientent la recherche. Ainsi le nombre de chercheurs arabes qui sont conscients de cela va en grandissant ».
Plaidoyer pour l’étude de l’inclination intellectuelle (Fiqh At-Tahayyuz)
Et d’ajouter, « si en occident ils disent (…) « psychanalyse déconstructiviste », nous nous empressons de dire « psychanalyse déconstructiviste », c’est-à-dire que nous répétons ce qu’ils disent et nous adoptons leurs créations scientifiques.
Mais fonder de nouvelles sciences pour étudier nos propres problématiques, voilà ce qui n’a pas eu lieu dans l’histoire de la civilisation arabe contemporaine (…) C’est pourquoi je propose de créer une nouvelle spécialité que l’on appellera « Fiqh at-Tahayyuz » (فقه التحيز)».
Par nature, le concept ne désigne pas seulement un signifié extérieur (مدلول خارجي), mais aussi renferme en lui-même une perspective (وجهة نظر) de celui qui l’a crée ainsi que sa propre vision des choses.
Tahayyuz signifie partialité-en-faveur-de, parti-pris-pour, un biais propre à l’homme. (Abdelwahab al-Messiri, Le monde d’un point de vue occidental, 2001, éd. 2017, p.28-29).
Le philosophe fait ce constat amer dans la même perspective dans un autre ouvrage : « regardez ce qu’a fait de nous le « structuralisme » (البنيوية) et la « déconstruction » (التفكيكية), nous dépensons notre énergie pour les comprendre et traduire leurs textes fondamentaux, bien plus, nous fournissons les efforts les plus intenses pour appliquer leurs enseignements et leurs outils d’analyse à notre tradition (تراثنا) et présent arabes » (Abdelwahab al-Messiri, La culture et la méthode, entretien réalisé par Suzanne Harfî, 2009, 6ème éd. 2018, p. 182).
Abdelwahab al-Messiri dévoile à travers plusieurs de ses ouvrages le référentiel (المرجعية) de la vision de l’homme et du monde dans la culture occidentale, plus précisément au socle matérialiste de l’immanence – (المرجعية الكامنة)- sur lequel reposent les couches épistémiques de la déconstruction que sont consacrées nos sections suivantes, car comme il l’écrit : « par nature, le concept ne désigne pas seulement un signifié extérieur (مدلول خارجي), mais aussi renferme en lui-même une perspective (وجهة نظر) de celui qui l’a crée ainsi que sa propre vision des choses » (طابع عقائدي) (Abdelwahab al-Messiri, Le monde d’un point de vue occidental, 2001, éd. 2017, p. 90).
La déconstruction de l’homme-métaphysique dans la philosophie matérialiste
Pour comprendre la thèse de Abdelawahab al-Messiri sur la déconstruction, il convient premièrement de prendre connaissance du cadre historique et philosophique duquel celle-ci découle. La déconstruction (التفكيكية) s’inscrit à la fois dans ce qu’il appelle « le nouveau matérialisme » (المادية الجديدة) et « l’irrationalité matérialiste » (اللاعقلانية المادية).
Dans le paradigme de l’ancien matérialisme, l’homme, fondant dans la nature immanente et transcendante (المرجعية الكامنة), mais sans jamais s’en distinguer, est réduit à sa dimension matérielle au même titre que tous les autres éléments de la nature/matière (الطبيعة/المادة), comme c’est le cas chez Marx à travers l’économie et chez Freud à travers la sexualité.
Toutefois, note A. al-Messiri, ce paradigme, qui date depuis au moins les Lumières, est non moins « métaphysique ».
C’est en effet ce que « Nietzsche a constaté depuis le début lorsqu’il a montré que l’ontologie occidentale, même après la mort de Dieu, c’est-à-dire après l’apparition du rationalisme matérialiste, a gardé l’idée de Dieu sous la forme de cette foi en un tout matériel, permanent, qui transcende les parties et doté d’une finalité.
Nietzsche a donc appelé à mettre fin à cette nouvelle idée de Dieu ainsi qu’à la métaphysique, et donc renoncer à rechercher la vérité, car la vérité présuppose l’immuabilité, la totalité et un monde qui transcende notre monde matériel, celui de l’éternel devenir et de l’immanence (عالم الصيرورة الدائمة والحلول والكمون) » (A. al-Messiri, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7e éd. 2018, p. 22).
D’où cette inlassable entreprise intellectuelle visant à se débarrasser des considérations métaphysiques, qui préoccupe une grande partie de la philosophie occidentale.
La déconstruction, avatar du nouveau matérialisme
Pour A. al-Messiri cette philosophie matérialiste n’est donc pas figée dans le temps. Elle se recompose au gré de ses apories et de ses limites. Il distingue « l’ancien matérialisme » et « le nouveau matérialisme » dans lequel il intègre, comme nous allons le voir, la philosophie de la déconstruction.
Il écrit que « l’ancien matérialisme est celui qui se réfère au rationalisme matérialiste, c’est-à-dire la croyance que le monde contient en son sein ses propres explications sans avoir besoin de recourir à la révélation ou l’invisible ».
C’est ici qu’apparaît Derrida pour poursuivre le projet du nouveau matérialisme en déclarant que l’absolu/relatif et le permanent/changeant tombent eux aussi dans la métaphysique (…) c’est pourquoi il fallait insister sur le devenir, le relativisme, le probable, nier toute causalité et considérer la primauté du langage par rapport au réel (…) Ainsi le sens se dissémine dans les textes et ne demeure que le devenir, la danse du stylo et les petites narrations sans aucun sens global. C’est donc la vérité qui disparaît.
Ce qui implique que la raison est indépendante et peut sonder les lois de la nature et du réel objectif dans sa totalité, ce réel permanent qui transcende ses propres parties en devenir.
Mais on voit bien que les considérations métaphysiques ne sont pas tout à fait étrangères à cette ancienne conception matérialiste, comme l’idée d’un Dieu susceptible (encore) d’être à l’origine de cet univers systémique, permanent qui obéit aux lois de la causalité, « c’est-à-dire que la métaphysique matérialiste devient une métaphysique croyante qu’elle le veuille ou pas » (A. al-Messiri, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7e éd. 2018, p. 29-31).
D’où l’émergence du « nouveau matérialisme » qui rejette avec force toute idée de « fondation » (أساس), quelle qu’elle soit, car empreinte de considérations métaphysiques.
Les conditions de possibilité pour une disparition de la vérité
Ainsi, les nouveaux matérialistes n’opposent pas l’être au néant et l’absolu au relatif pour adopter le relativisme nihiliste, mais tentent de façon encore plus radicale de dépasser cette dualité, en rejetant cette relation fondamentale entre raison et nature propre à l’ancien matérialisme.
« Et c’est ici qu’apparaît Derrida pour poursuivre le projet du nouveau matérialisme en déclarant que l’absolu/relatif et le permanent/changeant tombent eux aussi dans la métaphysique (…) c’est pourquoi il fallait insister sur le devenir, le relativisme, le probable, nier toute causalité et considérer la primauté du langage par rapport au réel (…).
Ainsi le sens se dissémine dans les textes et ne demeure que le devenir, la danse du stylo et les petites narrations sans aucun sens global. C’est donc la vérité qui disparaît » (A. al-Messiri, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7e éd. 2018, p. 33).
C’est de cette façon que le rationalisme matérialiste (l’ancien matérialisme) entraîne l’irrationalisme matérialiste (le nouveau matérialisme): « non seulement la raison matérialiste s’affranchit de la morale, mais aussi des universaux (الكليات), de la finalité (الغاية), du but, de la raison elle-même, et de ce fait, la rationalité matérialiste devient irrationalité matérialiste.
Et si la rationalité matérialiste a secrété la pensée des Lumières ainsi que le positivisme logique et le tout matérialiste qui transcende l’homme (الكل المادي المتجاوز للإنسان); l’irrationalité matérialiste a quant à elle produit le Nietzschéisme, l’existentialisme, la phénoménologie, Heidegger et la post-modernité » (A. al-Messiri, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7e éd. 2018, p. 35).
Si la modernité posait encore la question de savoir si la raison pouvait sonder le réel, la postmodernité demande de façon ontologique et radicale si la vérité existe vraiment.
Mouhib Jaroui