Philosophe, poète, qualifié de « maître de l’existentialisme arabe », Abdurrahman Badawi est l’auteur d’un volumineux ouvrage consacré à l’histoire de la pensée en islam. Dans un chapitre publié par Mizane.info, il répond à la question suivante : Ibn Rushd (Averroès) était-il un rationaliste, comme on le suppose en Europe ?
Cette question fut débattue par un grand nombre de chercheurs, à partir de Renan jusqu’à nos jours . Mais chacun l’a résolue selon sa propre perspective personnelle : Renan avec son scepticisme critique assez nuancé, Léon Gauthier avec son rationalisme intégral, et Manuel Alonso avec sa stricte orthodoxie religieuse. Voyons comment ces trois chercheurs ont interprété l’attitude d’Ibn Rushd (Averroès) dans le problème de la relation entre la raison et la foi.
Renan tient d’abord à faire justice de l’opinion, répandue au moyen âge latin, qu’Ibn Rushd est le représentant de l’incrédulité et du mépris des religions existantes. Il relève que les deux biographes d’Ibn Rushd, à savoir Ibn al- Abbâr et Ibn Abî Uşaibi’ah « ne laissent planer aucun soupçon sur l’orthodoxie d’Ibn Rushd . Al-Anşârî, ‘ Abd al- Wâhid et Léon l’Africain , au contraire, témoignent que les croyances religieuses du Commentateur furent , de la part de ses contemporains, l’objet de jugements fort divers. On fit des ouvrages pour et contre son orthodoxie (op. cit. , p. 163) .
Pourquoi donc Ibn Rushd fut-il considéré par les chrétiens du moyen âge comme le porte-étendard de l’incrédulité ? Renan explique « c’est surtout, il faut le dire, parce que son nom ayant effacé celui des autres philosophes musulmans, il devint le représentant de l’arabisme , qui, dans la pensée du moyen âge, s’alliait de très près à l’incrédulité . Ibn Rushd (Averroès) ne se dissimule pas que quelques- unes de ces doctrines : celle de l’éternité du monde, par exemple, sont contraires à l’enseignement de toutes les religions. Il philosophe librement, sans chercher à heurter la théologie, comme aussi sans se déranger pour éviter le choc. (op. cit. , p. 164).
Il y a, dans les écrits même d’Ibn Rushd, de quoi justifier l’accusation d’impiété portée contre lui outre ces doctrines qu’al-Ghazâlî avait stigmatisées comme des croyances impies , Ibn Rushd affirme que la religion est destinée au vulgaire, tandis que pour les philosophes la religion ne suffit pas : il n’y a que la philosophie qui puisse les satisfaire, puisqu’elle est le but le plus élevé de la nature humaine.
« Les religions sont un excellent instrument de morale, surtout par les principes qui leur sont communs à toutes, et qu’elles tiennent de la religion naturelle… Les religions,,, ne sont composées exclusivement ni de raison , ni de prophétie, mais de l’une et de l’autre dans des proportions diverses. La partie figurée et matérielle de leurs dogmes doit s’expliquer dans un sens spirituel. Le sage ne se permet aucune parole contre la religion établie . Il évite toutefois de parler de Dieu à la manière équivoque du vulgaire. »
(op. cit. , pp. 168-169, avec référence à Destr. Destruct. , f. 351 sqq. , tr. latine, éd. 1560, Opp. , t. X).
Ce jugement sur l’attitude d’Ibn Rushd (Averroès) est bien nuancé et équilibré. Il rend justice au philosophe arabe pour sa liberté de pensée, son fidéisme éclairé, son culte de la raison. Renan étend ce jugement, d’ailleurs , à la plupart des philosophes arabes (op. cit. , p. 169, 1. 4) , et il les compare aux libertins du XVIIe siècle en France : « Les philosophes arabes, dit-il , étaient donc au milieu de leurs coreligionnaires à peu près ce qu’étaient les libertins au XVIIe siècle » (op. cit. , p. 172) .
A l’opposé de Renan. Mehren et Asín y Palacios s’attachèrent à montrer chez Ibn Rushd une tendance nettement religieuse et un effort sincère pour concilier la religion avec la philosophie. Mehren¹ estime que l’attitude d’Ibn Rushd ne diffère pas essentiellement de celle des autres philosophes musulmans. Il croit pouvoir affirmer que l’attitude d’Ibn Rushd à l’égard de la religion est la même que celle d’Ibn Sînâ . Seulement son rapport avec la théologie officielle est chez Ibn Rushd beaucoup plus accusé.
Tandis que nous voyons Avicenne s’envelopper dans un mysticisme, réservé à ses disciples, chaque fois que la solution d’un problème ne semble pas bien s’accorder avec l’explication coranique, Averroès, au contraire, après des efforts hasardeux de citations coraniques , déclare ouvertement par exemple, dans la question de la vie éternelle , de ses peines et récompenses qu’il faut laisser ces questions sans y toucher, tout en espérant d’en trouver un jour l’explication rationnelle, et que, jusqu’alors, en rejeter l’exposition coranique ou en douter, ce serait un acte sacrilège et blasphématoire »².
Car, selon Ibn Rushd, « la philosophie s’appuie à la fois et sur la révélation divine et sur la raison ; pourtant, où cela ne réussit pas, s’appuyer sur la raison seule, sans égard à la révélation, serait un acte blasphématoire que l’État doit punir »³.
Miguel Asín y Palacios 4 abonde dans le même sens. Mais au contraire de Mehren qui s’appuya exclusivement sur le Tahâfut al-tahâfut, Asín met à contribution tous les textes essentiels d’Ibn Rushd sur la question ; il les reproduit même in extenso, en traduction espagnole, en les comparant avec les textes parallèles de saint Thomas d’Aquin. Asín s’inscrit en faux contre le jugement de Renan, accusant celui- ci d’avoir exagéré le rationalisme d’Ibn Rushd.
Pour Asín, Ibn Rushd, « loin d’être le maître et le patron du rationalisme averroïste, fut son plus implacable adversaire, à telles enseignes que la doctrine théologique d’Ibn Rushd pour concilier la raison et la foi coïncide en tout avec celle du Docteur Angélique » (ibidem, p. 272). Le fond commun de leur doctrine est que la raison est capable de parvenir à la découverte d’un grand nombre de vérités, mais pas à toutes. La révélation divine est nécessaire pour offrir à l’imagination des masses les vérités indispensables à la conduite dans la vie, et au salut dans l’au- delà, et ensuite elle est nécessaire pour présenter aussi bien aux masses qu’aux philosophes, certaines vérités d’un ordre surnaturel, appelées mystères, dont la raison peut connaître l’existence mais non l’essence 5.
Issues l’une et l’autre de Dieu, la raison et la révélation ne peuvent se contredire ; elles doivent se donner la main dans la recherche de la vérité 6. S’il y a un conflit apparent, c’est à la raison de s’incliner devant la révélation 7, car « la raison est incapable de pénétrer l’essence de la révélation » 8. Bref, pour Asín, Ibn Rushd fut un croyant. musulman sincèrement orthodoxe, et quand il attaque, parfois, les grands théologiens musulmans comme al- Ghazâlî, il ne dépasse pas les limites d’une stricte orthodoxie 9.
Mais on voit tout de suite que la thèse d’Asín est inacceptable. Il ne fait que tirer Ibn Rushd à saint Thomas en le forçant d’épouser les idées de celui-ci. Il fait fi du texte du Fașl al-maqâl où il faut chercher la vraie pensée d’Ibn Rushd (Averroès) sur ce sujet , puisque c’est le seul livre que celui- ci ait consacré entièrement à ce sujet.
L’étape décisive dans l’étude de cette question est constituée par la thèse de doctorat remarquable de Léon Gauthier, qui est exclusivement consacrée à l’étude de ce problème. Elle est intitulée La Théorie d’Ibn Rushd (Averroès) sur les rapports de la religion et de la philosophie (Paris, 1909).
Après avoir retracé l’historique de la question, il analyse le traité d’Ibn Rushd : Fasl al-maqâl (chap. I), puis ce qu’il appelle les textes divergents », c’est- à-dire les Manâhij al-adillah et le Tahâfut al- Tahâfut en ce qui concerne les passages qui s’y trouvent relatifs à la question dont les uns confirment, et les autres s’écartent de la doctrine présentée dans le Fasl al- maqâl (chap. II) ; dans le dernier chapitre ( III ) il expose les antécédents de la théorie d’Ibn Rushd chez ses prédécesseurs grecs et musulmans.
La conclusion à laquelle L. Gauthier aboutit est que la question : Ibn Rushd est-il rationaliste ? » est une question mal posée. Il trouve des excuses pour l’attitude de Renan dans le fait qu’à l’époque où Renan écrivait son livre aucune partie du texte arabe d’Ibn Rushd n’avait été publiée, que les trois traités d’Ibn Rushd (Averroès) sur l’accord de la philosophie et de la religion ne lui étaient connus que par un résumé incolore de quelques lignes, donné par Munk d’après une traduction hébraïque ; qu’enfin, le livre de Renan est avant tout une histoire de l’averroïsme latin ; tandis que l’exposé proprement dit de la doctrine d’Ibn Rushd n’y occupe qu’un petit nombre de pages, une cinquantaine environ sur près de quatre cents que contient la première édition.
Aussi Renan, au dire de L. Gauthier, s’est-il trompé « sur l’attitude d’Ibn Rushd à l’égard de la religion, par conséquent sur l’esprit même de toute la philosophie arabe. Si le rationalisme absolu a pour conséquence nécessaire une hostilité ouverte, ou seulement une indifférence complète à l’égard des symboles religieux, des croyances traditionnelles, Ibn Rushd ne peut être taxé de rationalisme absolu. »
« Faut- il donc voir en lui – se demande alors L. Gauthier avec MM. Mehren et Asín , un antirationaliste, un fidéiste, qui subordonne la raison à la foi, la philosophie à la religion, comme peut le faire croire un premier examen des textes que Renan n’a point connus ? – Pas davantage. Une étude approfondie de tous ces textes relatifs à des mystères, à des miracles, nous a montré qu’ils s’appliquaient seulement aux symboles destinés au vulgaire , et ne concernaient point la connaissance philosophique, adéquate, qui ne dépend jamais que de la démonstration, fondée sur l’évidence rationnelle. »
« C’est qu’il ne faut pas demander poursuit l’auteur comme on l’a fait jusqu’ici : « Ibn Rushd est- il rationaliste ? », mais bien : « A l’intention de qui est-il rationaliste, et à l’intention de qui ne l’est- il point ? »
Il est rationaliste absolu tant qu’il s’adresse aux philosophes, c’est- à- dire à des hommes de démonstration, d’évidence rationnelle ; ceux- là doivent interpréter tous les textes obscurs : il n’y a pour eux ni mystère ni miracles proprement dits. Il est antirationaliste, fidéiste, quand il s’agit du vulgaire, c’est-à-dire des hommes d’arguments oratoires, ou comme il les appelle encore, des hommes d’exhortation, incapables de suivre une démonstration rationnelle : ceux-là doivent prendre à la lettre tous les symboles, tous les textes obscurs, sans exception.
Quant à la troisième catégorie d’esprits, intermédiaire entre les deux autres, à savoir les hommes d’arguments dialectiques, les théologiens, capables d’apercevoir les difficultés des textes et d’épiloguer sur ces difficultés, mais impuissant à en comprendre la véritable interprétation, les philosophes doivent administrer, en quelque sorte, à ces esprits malades, comme seul remède dont leur mal dialectique soit susceptible, des interprétations d’ordre inférieur, appropriées à leur état d’âme, à leur genre d’esprit anormal et hybride : des interprétations semi-rationalistes, semi-fidéistes.
Mais la raison ne doit point chercher à détruire la foi chez ceux pour qui elle demeure nécessaire les philosophes ne doivent en aucun cas révéler aux deux autres classes les interprétations adéquates, et les hommes de dialectique sont tenus au même secret vis- à-vis des hommes de la dernière classe. Telle est la condition sine qua non d’un accord entre la philosophie et la religion , entre la raison et la foi. Double expression d’une seule et même vérité, en termes abstraits et clairs d’une part, en termes sensibles , symboliques, de l’autre , philosophie et religion subsisteront ainsi côte à côte, sans jamais se heurter, puisque, s’adressant à deux catégories différentes d’esprits, leurs domaines demeureront entièrement séparés.
« Cette traduction en termes symboliques, imaginatifs, à l’usage de la masse, des vérités philosophiques réservées à une petite élite , ce n’est pas dans l’âme des philosophes, voués à l’abstraction, qu’elle peut s’effectuer, encore moins dans l’âme du vulgaire c’est seulement dans l’âme des prophètes, chez qui l’émanation de l’Intellect actif, après avoir produit dans leur intellect, comme dans celui des philosophes , des représentations purement rationnelles , retentit dans leur imagination et transpose les idées pures en représentations symboliques. Supérieur par là au philosophe lui- même, le prophète seul est un homme vraiment complet, en qui coexistent religion et philosophie, vivant trait d’union entre la raison et la foi.
« Tous les historiens de la philosophie musulmane, en étudiant chez Ibn Rushd (Averroès) et chez ses confrères la question des rapports de la philosophie et de la religion, ont négligé ces trois conceptions fondamentales, communes à tous les falâcifa :
1º Classification aristotélicienne des arguments, et par suite classification des esprits, en trois catégories ;
2° Distinction de trois ordres d’enseignement, appropriés à ces trois classes d’hommes enseignement ésotérique ou philosophie, enseignement exotérique ou religion, enseignement mixte ou théologie ;
3° Théorie du prophétisme. 10 »
Abdurrahman Badawi
Notes :
( 1 ) A. F. Mehren : « Études sur la philosophie d’Averroës concernant son rapport avec celle d’Avicenne et Gazzali », in Muséon, Revue internationale de linguistique , d’histoire et de philosophie, novembre 1888 ( t . VII) et janvier 1889 ( t . VIII) .
(2) Ibidem, t. VII , p. 616.
(3) Ibidem, t. VII , p. 618.
(4 ) Miguel Asín y Palacios : « El Averroismo teologico de Santo Tomás de Aquino » , in Homenaje a don Francisco Codera. Zaragoza, 1904, pp. 271-331.
(5 ) Ibidem, p. 276.
(6) Ibidem, p. 277.
(7) Ibidem, p. 300 : « En caso de aparente conflicto entre la ciencia y la fe , aquélla debe someterse á ésta. »
(8) Ibidem, p. 300.
(9) Ibidem, p. 304.
(10) Léon Gauthier : La Théorie d’Ibn Rochd (Averroès) sur les rapports de la religion et de la philosophie. Paris, Leroux, 1909, pp. 179-181 .