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Al Biruni a-t-il inventé l’anthropologie ?

Al Biruni

Akbar S. Ahmed est titulaire de la chaire d’études islamiques Ibn Khaldun à l’Université américaine de Washington et est l’auteur de « Journey into Europe : Islam, immigration et identité ». Il souligne dans un article de la revue Caravan, traduit par Mizane.info, l’importance scientifique de l’œuvre d’Al Biruni, et va jusqu’à lui attribuer la paternité historique de l’anthropologie.

On m’a toujours enseigné que l’anthropologie était une création occidentale, particulièrement associée au colonialisme, et qu’elle avait vu le jour au début du XIXe siècle. La définition de l’anthropologie, telle qu’on me l’a enseignée, incluait l’observation approfondie d’un groupe, la notation soigneuse de ses rites de passage, la recherche de ses textes primitifs et l’apprentissage de sa langue. L’exigence que les résultats d’une étude anthropologique soient présentés avec objectivité et neutralité, en utilisant, si possible, des comparaisons transculturelles, venait compléter cette description. Toutes ces caractéristiques sont déjà bien présentes dans le travail d’Al Biruni, et son exemple montre que, des siècles avant que la discipline ne se développe en Occident, des peuples non occidentaux pratiquaient ce que nous appelons maintenant l’anthropologie.

Mon article initial sur le sujet est devenu le catalyseur d’une discussion académique sur la nature de l’anthropologie, qui selon moi avait ses origines dans le monde musulman et faisait partie de la vision islamique consistant à rechercher la connaissance et à acquérir la compréhension d’autres cultures et sociétés.

Qui était Al Biruni ?

Abu Raihan Muhammad Al Biruni (973-1048), savant d’Asie centrale, était l’un de ces génies aux multiples facettes, tels que l’aire islamique sut en produire.

Il vécut à l’époque de Firdousi (environ 940-1020), d’Ibn Sina (980-1037) et d’Ibn Haytham (965-1040), c’est-à-dire à l’apogée des réalisations culturelles et scientifiques de l’Islam.

Al Biruni vivait à la cour de Mahmud de Ghazni (Afghanistan) – avec qui il avait des différends – et a écrit à propos de l’Inde hindoue.

La polyvalence d’Al Biruni – il était tout à la fois scientifique, mathématicien, médecin, pharmacologue, astronome et historien – était impressionnante.

Bien que je pense qu’il pourrait à juste titre être considéré comme le premier anthropologue, il est également considéré comme le « père de la géodésie » – la science de la mesure de la Terre.

Al Biruni voyagea beaucoup en Inde et collabora avec des hindous, en particulier des brahmanes et des yogis. Il insistait sur le fait que « les ouï-dire n’équivalent pas un témoin oculaire ». La tâche de l’anthropologue est de « simplement raconter sans critiquer », et Al Biruni a strictement évité de porter des jugements de valeur sur les cultures des autres (…) Ses observations anthropologiques répondaient aux normes scientifiques contemporaines des sciences sociales.

Son célèbre livre sur l’Inde était connu sous le nom de « Kitab al-Hind », Le livre de l’Inde. De manière significative, l’utilisation du mot enquête dans le titre original « Tahqiq ma’al-Hind », reflétait sa vocation scientifique.

Le Kitab al-Hind a été écrit après treize années de recherche, entre 1017 et 1031. Le livre a été traduit par le docteur B. Sachau en allemand, en 1887, et l’année suivante en anglais sous le titre « Alberuni’s  India ».

Cet ouvrage reste une source essentielle pour notre connaissance de la société hindoue, il y a mille ans.

Les titres des chapitres de l’ouvrage d’Al Biruni coïncident étonnamment avec les centres d’intérêts de l’anthropologie moderne : « Sur les castes », « sur les rites et coutumes que les autres castes, outre les Brahmanes, pratiquent pendant leur durée de vie » (LXIV).

Les questions concernant les femmes sont également examinées : « À propos du mariage, des règles, des embryons et des enfants » (LXIX).

Rigueur, méthode et impartialité

La méthodologie d’Al Biruni est rigoureuse. Comme le dit Sachau dans sa préface, « notre auteur a pour méthode de ne pas parler lui-même, mais de laisser les hindous s’exprimer… Il présente un tableau de la civilisation indienne telle qu’elle est peinte par les hindous eux-mêmes ».

Al Biruni s’est appuyé essentiellement sur des sources primaires hindoues, après avoir appris le sanskrit à cette fin, écrivant : « Je n’épargnai ni les ennuis, ni l’argent pour collecter des livres en sanskrit dans des endroits où je pouvais imaginer qu’on les aurait vraisemblablement trouvés. »

Il est sans doute le premier savant musulman à avoir étudié les Puranas, ces textes classiques de l’hindouisme, en plus des sources secondaires – traductions de savants arabes et persans – qu’il consultait.

Al Biruni

Al Biruni voyagea beaucoup en Inde et collabora avec des hindous, en particulier des brahmanes et des yogis. Il insistait sur le fait que « les ouï-dire n’équivalent pas un témoin oculaire ».

La tâche de l’anthropologue est de « simplement raconter sans critiquer », et Al Biruni a strictement évité de porter des jugements de valeur sur les coutumes et les cultures des autres.

Il fut aussi indifférent envers les coutumes arabes qu’envers certains traits de comportement des Hindous, y compris lorsqu’il qualifia leur attitude de « hautaine ».

Qualifier les Hindous de « hautain » peut sembler être un jugement de valeur, mais en réalité ce qualificatif relevait tout autant du jugement de fait quand Al Biruni observait que les hindous concevaient leur terre, leurs coutumes, leur nourriture, etc. comme les meilleurs au monde.

La fierté des hindous allait devenir un élément essentiel de leur système de défense culturelle contre les assauts répétés des musulmans pendant et après le règne de Mahmud de Ghazni.

L’étonnante modernité d’une œuvre

Al Biruni établissait souvent des comparaisons nourries par toutes sortes de référence aux juifs, aux chrétiens, aux Perses et aux Grecs anciens auxquels il vouait une admiration sans bornes.

Tout comme sa sympathie pour le mysticisme universel se reflétait dans les comparaisons qu’il faisait entre mystiques soufis, hindous et chrétiens.

Les observations anthropologiques d’Al Biruni répondaient admirablement aux normes scientifiques contemporaines des sciences sociales.

Presque mille ans avant les spécialistes européens de l’Inde, tels que Louis Dumont et Adrian Mayer, Al Biruni avait étudié ce vaste territoire de manière exhaustive et proposé une méthodologie pour l’étude de la caste et de la parenté en Inde.

A propos d’Al Biruni, « Il est rare jusqu’à l’époque moderne de trouver une description aussi juste et impartiale des points de vue des autres religions » commentera le chercheur australien Arthur Jeffery qui qualifie sa méthode de recherche, de « rigoureuse et juste ».

« Avant toute chose », écrivait Hakeem Mohammed Saeed dans son livre « Al Biruni : Commemorative Volume », Al Biruni « avait un esprit ouvert, porté sur l’universel et un désir ardent de boire l’eau de la fontaine de vérité, quelle que soit sa source. »

Al Biruni
Illustration d’Al Biruni.

Al Biruni était l’incarnation de l’injonction coranique à rechercher le savoir, et de la maxime du Prophète (psl) exhortant les musulmans à acquérir des connaissances, jusqu’en Chine s’il le fallait.

Le Dieu d’Al Biruni est le créateur de toutes choses et de tous les peuples. Quand Al Biruni écrivit son œuvre, l’Islam était en pleine ascension pour le leadership mondial.

Pour autant, ni la condescendance ni le mépris n’ont entaché son travail.

La reconnaissance d’Al Biruni en tant que premier anthropologue ouvre de nouvelles portes théoriques et méthodologiques aux spécialistes des sciences sociales en terres musulmanes.

Presque mille ans avant les spécialistes européens de l’Inde, tels que Louis Dumont et Adrian Mayer, Al Biruni avait étudié ce vaste territoire de manière exhaustive et proposé une méthodologie pour l’étude de la caste et de la parenté en Inde.

En cette période de crise et de troubles dans le monde musulman, et en ces temps de tensions, de conflits, d’ignorance et de malentendus entre les cultures et les religions, Al Biruni a donc sans aucun doute encore beaucoup de choses à nous apprendre.

Akbar S. Ahmed

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