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Al Farabi : de la religion [al-Milla]

Al Farabi (872/950) est le premier philosophe musulman à avoir consacré des écrits importants aux interactions entre religion et politique. Auteur de plusieurs commentaires de l’œuvre de Platon, on lui doit également le Kitab al-milla (Livre de la religion), al-Arâ’ (Opinons des habitants de la cité vertueuse) et al-Mabâdi’ (La politique civile ou les principes des existants). Mizane.info publie un texte inédit d’Al Farabi consacré aux rapports entre religion, politique et philosophie, d’après une traduction annotée d’Amor Charni.   

La religion (milla) est un ensemble d’opinions et d’actions prescrites, liées à des conditions qui sont fixées, pour un groupe d’individus, par leur gouvernant premier, qui cherche à atteindre, par l’usage qu’ils en font, une fin déterminée, soit en eux, soit par eux.

Le groupe peut être un clan, une cité, ou une contrée ; il peut être aussi une grande nation, ou plusieurs nations.

Si le gouvernant premier est vertueux et si son règne est vertueux en vérité, il cherchera à atteindre par ce qu’il établit ainsi, lui et tous ceux qui sont sous son gouvernement, le bonheur suprême, qui est le bonheur en vérité ; et une telle religion sera vertueuse.

En revanche, si son gouvernement est celui de l’ignorance (jahiliyya), il cherchera, par ce qu’il leur prescrit, à obtenir, par eux, un bien quelconque d’ignorance, —soit le bien nécessaire, qui est la santé et la sécurité, soit la richesse, soit le plaisir, soit l’honneur et le prestige, soit la domination — qu’il accaparera et dont il jouira seul, utilisant ceux qui sont sous son autorité comme instruments pour atteindre ses fins et les conserver.

Ou bien il cherchera à leur faire atteindre un tel bien, seuls et sans lui, ou bien tous ensemble —ce sont là les deux meilleurs gouvernants de l’ignorance.

Si, maintenant, son gouvernement est celui de l’errance —c’est-à-dire qu’il se croit vertueux et sage et que ceux qui sont sous son gouvernement supposent et croient qu’il est tel, sans qu’il le soit vraiment— il cherchera, ainsi que ceux qui sont sous son autorité, à atteindre quelque chose qu’on croirait être le bonheur suprême sans qu’il le soit vraiment.

Enfin, si son règne est celui du leurre, en ce qu’il agit ainsi délibérément sans que ceux qui sont sous sa domination le sachent, ils le croiront vertueux et sage, et le but de ce qu’il aura prescrit sera, quant à son aspect manifeste, d’obtenir, avec eux, le bonheur suprême et, quant à son aspect caché, d’atteindre, par eux, l’un des biens de l’ignorance.

Le gouvernant vertueux et premier a donc une fonction royale unie à une révélation lui venant de Dieu, par laquelle il détermine les actions et les opinions constituant la religion vertueuse et cela selon l’une des deux manières suivantes ou selon les deux à la fois.

La première est qu’elles lui soient révélées entièrement déterminées ; la seconde, qu’il les détermine lui-même grâce à la puissance qu’il a acquise de la révélation et de celui qui la lui a conférée (Exalté soit-il) et qui lui a dévoilé les conditions lui permettant de déterminer les opinions et les actes vertueux ; ou bien que les unes le soient selon la première manière, les autres selon la seconde. La façon dont la révélation est dispensée par Dieu (Exalté soit-il) à l’homme qui la reçoit, et celle dont résulte en lui cette puissance à partir de la révélation et de celui qui la confère ont été clarifiées dans la science théorique.

Illustration d’Al Farabi.

[2]— Quant aux opinions qui sont dans la religion (milla) vertueuse, certaines concernent des choses théoriques , d’autres des choses volontaires . Les choses théoriques sont  les attributs de Dieu (exalté soit-il), ceux des êtres spirituels relativement à leur hiérarchie interne et à leurs rangs par rapport à Dieu (Exalté soit-il) ; l’action de chacun d’eux ; puis la formation  du monde, ses attributs, ses parties et leur hiérarchie  ; comment se sont produits les corps premiers ; que certains d’entre eux sont les principes des corps ordinaires, qui se produisent successivement et disparaissent ; comment se sont produits les corps ordinaires à partir de ceux qui en sont les principes ; leur hiérarchie ; comment les choses que contient le monde sont liées les unes aux autres et ordonnées  ; que tout ce qui y advient est juste, exempt de toute injustice  ; quel rapport détient chacune d’elles à Dieu (exalté soit-il) et aux êtres spirituels ; puis la formation de l’homme et la venue en lui de l’âme ; l’intellect  et sa place dans le monde et son rang par rapport à Dieu et aux êtres ordinaires, qui se produisent successivement et disparaissent ; ce qui caractérise les rois vicieux et les gouvernants dépravés et despotiques parmi les gens de l’ignorance et les guides de l’errance qui ont vécu dans le passé ; la narration de ce qu’ils ont eu de commun et ce qui a distingué chacun d’eux dans les mauvaises actions ; ce qui est advenu, dans l’au-delà, de leurs âmes et de celles de ceux qui leur ont obéi et qui les ont pris comme exemple parmi les cités et les nations ; ce qui caractérise, dans le temps présent, les rois vertueux et valeureux et les guides de la vérité, la mention de ce qu’ils ont de commun avec leurs prédécesseurs et de ce qui les en distingue dans les bonnes actions ; ce qui caractérise les gouvernants dépravés, les guides de l’errance et les gens de l’ignorance qui vivent dans le temps présent, la narration de ce qui leur est commun avec leurs prédécesseurs, ce qui les en distingue dans les mauvaises actions et ce qui adviendra de leurs âmes dans l’au-delà.

Les qualités par lesquelles sont désignées les choses que renferment les opinions de la religion (milla) doivent représenter aux citoyens tout ce que contient la cité comme rois, gouvernants et serviteurs, ainsi que leurs rangs respectifs, leur dépendance les uns des autres, leur obéissance les uns aux autres et tout ce qui leur est prescrit afin que ce qui leur en est décrit leur serve d’exemple à suivre selon leurs rangs et dans leurs actions. Telles sont les opinions qui sont dans la religion.

[3]— Quant aux actions, les premières d’entre elles sont les actions et les paroles qui magnifient et glorifient Dieu, puis celles qui glorifient les êtres spirituels et les anges, puis celles qui glorifient les prophètes, les rois vertueux, les gouvernants valeureux et les guides vers le salut qui ont vécu dans le passé ; puis celles qui vilipendent les rois vicieux, les gouvernants dépravés et les guides de l’errance ayant vécu dans le passé et condamnent leurs méfaits. Puis ce sont celles qui glorifient les rois vertueux, les gouvernants valeureux et les guides du salut qui vivent à la présente époque, et qui vilipendent ceux qui leur sont opposés à la même époque. Puis, après tout cela, vient la prescription des actes qui constituent le commerce entre les habitants des cités, soit relativement à ce que l’homme doit faire de lui-même, soit relativement à ce qu’il doit faire à l’égard des autres, ainsi que la définition de la justice en chacun de ces actes. Voilà tout ce que contient la religion (milla) vertueuse.

[4]— La milla et la religion sont deux noms quasi synonymes, de même que la Loi et la Tradition ; car, ces deux dernières désignent et signifient, le plus souvent, celle des deux parties de la milla, qui représente les actions prescrites. Il se peut aussi que les opinions prescrites soient appelées Loi, et, de cette manière, Loi, milla et religion seront des noms synonymes. En effet, la milla se compose de deux parties : la détermination de certaines opinions et la prescription de certaines actions. La première partie, celle des opinions déterminées, se compose à son tour de deux groupes : ou bien une opinion est exprimée sous son propre nom, celui qui lui a été consacré par l’habitude, ou bien une opinion est exprimée par le nom de l’exemple qui l’imite. Les opinions prescrites, qui sont dans la religion (milla) vertueuse, sont donc soit vraies soit l’exemple du vrai. En effet, le vrai, en somme, est ce dont l’homme acquiert la certitude, soit par lui-même et par une science première 1, soit par une démonstration. Et toute religion (milla) dont le premier groupe d’opinions dont elle se compose ne renferme rien qui puisse permettre à l’homme d’acquérir la certitude soit de lui-même soit par une démonstration, ou qui ne comporte aucun exemple qui permette d’acquérir la certitude selon l’une ou l’autre de ces deux manières, est une religion d’errance.

[5]— La religion (milla) vertueuse est donc semblable à la philosophie. De même qu’en celle-ci il y a une partie théorique et une autre pratique, et que la théorique ou intellectuelle est celle qui, étant connue, ne peut être pratiquée, alors que la pratique est celle qui, étant connue, peut être pratiquée, de même en est-il de la religion (milla). Ce qu’il y a de pratique en celle-ci est ce dont les universaux sont dans la philosophie pratique. Car, ce qu’il y a de pratique en elle, ce sont ces universaux fixés par des conditions qui les limitent 2. Et ce qui est fixé par des conditions est plus relatif que ce qui est absolu, sans conditions. Par exemple, l’expression « homme écrivain » est plus relative que le mot « homme ». Donc, les Lois vertueuses se rangent toutes sous les universaux de la philosophie pratique. Quant aux opinions théoriques qui sont dans la religion (milla), elles ont leurs démonstrations dans la philosophie théorique, et sont prises dans la religion (milla) sans démonstrations. Par conséquent, les deux parties dont se compose la religion (milla) se rangent sous la philosophie. Car, une chose est dite faire partie d’une science ou se ranger sous une science, de deux manières : soit parce que les démonstrations de ce qui en elle est sans démonstration sont dans cette science ; soit lorsque la science qui comporte les universaux est celle qui révèle les causes des particuliers qui sont sous sa tutelle. La partie pratique de la philosophie est donc celle qui indique les causes des conditions selon lesquelles les actions sont prescrites, entendons pourquoi de telles conditions ont été fixées et quelle fin en a été escomptée. En effet, si la science d’une chose est sa connaissance démonstrative, c’est cette partie de la philosophie qui présente les démonstrations des actions prescrites dans la religion vertueuse. Et comme la partie théorique de la philosophie est celle qui présente les démonstrations de la partie théorique de la religion, il en résulte que c’est la philosophie qui assure les démonstrations du contenu de la religion (milla) vertueuse. Et de ce fait, la fonction royale dont procède la religion est sous la juridiction de la philosophie.

[6]— Puisque la dialectique confère une forte vraisemblance à tout ou à une bonne part de ce à quoi les démonstrations apportent la certitude ; et puisque la rhétorique persuade en plusieurs lieux qui ne se prêtent pas à la démonstration, ni n’admettent l’examen par la dialectique ; et puisque la religion vertueuse n’est pas uniquement destinée aux philosophes, ni à ceux dont le rang ne permet d’entendre que le discours philosophique, mais au contraire, la plupart de ceux à qui l’on enseigne les opinions de la religion et qu’on initie à ses actions, n’ont pas un tel rang —soit par nature, soit parce qu’ils en sont distraits— et ne sont pas de ceux qui n’entendent ni les opinions partagées ni les opinions convaincantes ; il en résulte que la dialectique et la rhétorique sont d’une grande utilité en ce qu’elles permettent de corriger les opinions que les citoyens se font de la religion, de les défendre, de les consolider, de les affermir dans leurs âmes, et de les protéger si quelqu’un vient tenir des discours qui les contestent et tromper et dévoyer leurs adeptes.

Al Farabi

Notes :

1- « Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonnement vient d’une connaissance préexistante ». Et Ibid., a11 : « La pré-connaissance requise est de deux sortes. Tantôt, ce qu’on doit présupposer, c’est que la chose est ; tantôt, c’est ce que signifie le mot employé (…), tantôt enfin ce sont ces deux choses à la fois »

 2- Cette double définition de la théorie et de la pratique est courante dans l’œuvre du faylasûf. Cf. al Mabâdi’, Najjar, p. 33 : « La théorique est celle par laquelle l’homme acquiert la science de ce qui ne peut pas être fait. La pratique est celle par laquelle l’homme connaît ce qu’il peut faire volontairement ». La différence entre théorie et pratique correspond donc au statut des universaux (kulliyât) qui sont absolus dans celle-là, limités dans celle-ci par les conditions de leur effectuation. C’est ce qui est expliqué dans la phrase d’Al Farabi qui suit.

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