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Al Ghazali : la supériorité de l’intention sur l’action

Pour quelles raisons l’intention est-elle spirituellement et moralement supérieure à l’action ? Pour y répondre, Mizane.info publie un texte du célèbre théologien  Al Ghazali, tiré de son opus « Intention, pureté et sincérité » extrait de son œuvre « Revivification de la religion ».

La nature réelle de l’intention

L’intention (niyya), la volonté (irâda) ou l’objectif (qasd) sont autant de mots d’usage pour désigner une seule et même réalité, à savoir une disposition et une caractéristique du cœur qui impliquent deux aptitudes : la connaissance (‘ilm) et la capacité d’action (‘amal). La science précède l’intention car elle en est le fondement et la condition. Et l’action succède à l’intention, car elle en est le fruit et la conséquence. Parce que toute action – je veux dire, tout mouvement ou toute absence de mouvement librement choisi – ne peut se faire que si trois conditions sont réunies, lesquelles conditions sont la science, la volonté et la capacité d’action. Car l’être humain ne saurait vouloir quelque chose dont il ignore l’existence. Il doit donc nécessairement connaître préalablement.

Ensuite, l’homme n’agit pas avant de vouloir. La volonté est donc nécessaire. Et cette volonté désigne l’inclination du cœur pour une action que l’individu juge participer de manière adéquate à la réalisation de son souhait, soit dans l’immédiat, soit dans le futur. L’être humain est ainsi fait que certaines choses s’accordent avec sa personne et ses souhaits ; et que d’autres ne s’y accordent pas. Il aspire donc à ce qui s’accorde avec sa personne et rejette ce qui lui est nuisible et ne s’y accorde pas. Il faut donc à l’évidence qu’il sache et perçoive ce qui lui est nuisible ou bénéfique, pour pouvoir tendre vers l’un et se tenir à l’écart de l’autre. Qui ne voit pas et ne connaît pas la nourriture, ne peut en tirer profit ; et qui ne connait pas le feu, ne peut le fuir. Dieu a donc créé l’orientation de l’être et la science, puis a régi ces deux réalités par les causes secondes des sens extérieurs et intérieurs.

Mais ce n’est pas notre propos ici. Lors donc qu’un être humain est capable de voir la nourriture, et de savoir qu’elle correspond à son besoin, cela ne suffit toujours pas pour qu’il en vienne à la manger. Il faut d’abord que le désir et l’appétit l’y incitent. Car il se peut qu’il voie cette nourriture, et sache qu’elle lui convient, mais qu’il n’en ait aucunement envie, et que rien ne le pousse à la manger. L’être humain est donc ainsi fait qu’il incline, qu’il désire et qu’il est doué de volonté – je veux dire une tendance à appéter cette nourriture et à tendre vers elle. Néanmoins, cela ne suffit toujours pas pour qu’il en vienne à manger cette nourriture. Il arrive en effet très souvent qu’un individu voit de la nourriture 16 et la désire, mais qu’il ne puisse pas la manger en raison d’une impotence quelconque. C’est pourquoi il fut doté d’une certaine capacité et de membres mobiles facilitant sa préhension de la nourriture.

Les membres ne sauraient se mouvoir sans puissance. Or la puissance nécessite une motivation pour être mise en mouvement ; et cette motivation est subordonnée à la science et à la connaissance, ou du moins à la supposition ou la conviction, c’est-à-dire la forte impression qui fait dire à l’individu qu’une nourriture est adaptée à son besoin. Lorsque l’individu a la certitude que la nourriture en question est adaptée à son besoin, et qu’il doit donc la manger, sans que nulle autre considération ne vienne s’opposer à cette conviction, alors l’inclination et la volonté se manifestent. Et quand la volonté se manifeste, la puissance met en mouvement les membres. La puissance ou capacité est donc au service de la volonté, et la volonté est subordonnée à la conviction et à la connaissance. Aussi l’intention est-elle l’expression d’une disposition centrale. Elle correspond à la volonté et au mouvement de l’âme dans le sens de ce que l’homme souhaite et dans le sens de ce qu’il juge conforme à son intérêt, soit dans l’immédiat, soit dans le futur.

Le mobile premier est l’intérêt et l’objet convoité. Et cet intérêt est le but vers lequel tend l’être par son intention. Le mouvement de l’être le faisant incliner est son vœu et son intention. Quant à l’activité de la puissance au service de la volonté par le mouvement des membres, c’est l’action. Il se peut ensuite que l’engagement de la puissance dans l’action soit motivé par un seul mobile, ou qu’il soit motivé par deux mobiles. S’il est motivé par deux mobiles, il se peut que chacun des deux soit suffisant pour conduire la puissance à l’action ; il se peut au contraire que chacun des deux soit trop faible séparément ; et il se peut que l’un soit suffisant seul et que l’autre non, mais qu’il conforte simplement le premier.

Il ressort de cela quatre possibilités. Je donnerais à chacune d’elle un exemple, et j’y associerai des termes. La première possibilité est celle d’un mobile unique. Imaginons, par exemple, un homme attaqué par un fauve. A chaque fois qu’il le voit, il s’enfuit. Dans ce cas, l’homme n’a pas d’autre objet en se levant que de fuir le fauve. Car il voit celui-ci et sait qu’il est dangereux pour lui. Sa volonté l’incite donc à fuir et sa puissance se met en œuvre en conséquence. On dit de cet homme que son intention est de fuir le fauve et rien d’autre. On appelle cela une intention « non partagée » ou « pure », et on appelle l’action qui en procède une « action pure » (ikhlâs) en considération du 17 mobile unique qui la motive. Ce qui signifie qu’elle est dénuée d’autre mobile qui participerait par association à la motivation de cette action.

La deuxième situation possible est celle de deux mobiles qui agirait de façon indépendante s’ils étaient séparés. C’est ce qu’illustre, de manière concrète, l’exemple de deux hommes qui s’entraident à porter un objet qu’ils pourraient porter chacun seul. Pour le sujet qui nous intéresse, l’exemple correspondant est celui d’un pauvre homme qui demande à un proche quelque chose. Ce proche accède à sa demande parce qu’il est pauvre et parce qu’il est proche, sachant que s’il n’était pas pauvre, il y accèderait quand même du fait qu’il s’agit d’un proche, et que s’il n’était pas un proche, il y accèderait quand même du fait qu’il est pauvre. Il sait qu’il agirait ainsi parce que lorsqu’un proche aisé le sollicite, il satisfait à sa demande ; et lorsqu’un étranger pauvre le sollicite, il satisfait également à sa demande. C’est également le cas d’un homme à qui le médecin demanderait de faire une diète le jour de ‘Arafat.[9] L’homme jeûnerait en sachant que si ce jour n’était pas celui de ‘Arafat, il jeûnerait tout de même pour accomplir sa diète ; et que s’il ne faisait pas la diète, il jeûnerait tout de même pour honorer la journée d’Arafat. Ces deux motivations se rejoignent, et l’homme les traduit en action. La deuxième motivation accompagne donc la première. J’appellerais donc cela des « mobiles concordants ».

« Le scribe », Ludwig Deutsch.

La troisième situation est celle de deux mobiles qui ne suffiraient pas isolément mais qui suffisent conjointement. J’illustrerais cela, de manière concrète, par l’exemple de deux hommes qui s’entraident à porter un objet qu’ils ne pourraient pas porter chacun seul. Pour le sujet qui nous intéresse, l’exemple correspondant est celui d’un homme qui ne satisfait pas à la requête d’un proche aisé et d’un étranger démuni lui demandant un dirham, mais qui satisfait, en revanche, à la demande d’un proche démuni. S’il donne dans ce dernier cas, c’est parce que les deux mobiles, à savoir le lien de proximité et l’indigence du personnage, se confortent. C’est également le cas d’un homme qui fait l’aumône de son argent parmi les gens dans l’espoir d’une récompense et d’une reconnaissance du public. S’il était seul, l’espoir de la récompense ne suffirait pas à motiver son aumône. Et si le mendiant à qui il devait donner était un homme licencieux et qu’il ne pouvait attendre de son aumône de récompense, la seule ostentation ne suffirait pas à le motiver non plus. Mais si les deux conditions étaient réunies, cela ferait incliner son cœur. Nous appellerons 18 cela des « mobiles nécessaires l’un à l’autre ».

La quatrième possibilité est celle d’un mobile suffisant seul et d’un autre ne suffisant pas seul mais exerçant néanmoins une certaine influence en confortant et en facilitant l’action. J’illustrerais cela, de manière concrète, par l’exemple d’un homme faible venant aider un homme fort à porter quelque chose. Si l’homme fort voulait porter la charge seul, il y parviendrait. Si l’homme faible en revanche voulait la porter, il n’y parviendrait pas. Ce dernier facilite donc l’action du premier et rend sa charge moins lourde. Pour le sujet qui nous intéresse, l’exemple correspondant est celui d’un homme qui a l’habitude de prier et de pratiquer l’aumône. Un jour, des gens se joignent à lui alors qu’il œuvre comme à son habitude. Le fait que ces gens l’observent rend son effort moins grand. Mais il sait néanmoins que s’il était seul, il continuerait à agir ainsi ; et il sait en revanche que si son œuvre n’était pas motivée par la piété, la seule ostentation ne le pousserait pas à agir. Il s’agit donc d’un mobile additionnel venant se greffer à l’intention de départ. Appelons cela des « mobiles confortants ». Ainsi le second mobile est-il soit concordant, soit nécessaire, soit confortant. Nous allons voir maintenant à quoi ces différents mobiles correspondent en matière d’intention. Notre propos sera donc d’indiquer les diverses catégories d’intentions. Car toute action est subordonnée au mobile qui la motive et elle en hérite du statut. C’est pourquoi il est dit : « Les œuvres ne valent que par leur intention. » Parce qu’elles sont subordonnées et n’ont pas de statut par elles-mêmes, ce statut leur venant de l’intention dont elles découlent. 19

L’intention du croyant est plus estimable que son action

Certains seraient tentés de penser que cette prévalence est due au fait que l’intention est secrète et que Dieu seul en a connaissance, tandis que l’action est une œuvre apparente. Or les œuvres cachées sont préférables aux œuvres apparentes.[10] Ce constat est juste mais il ne correspond pas au sens visé par le hadith en question. Parce que dans le cas d’un homme qui a l’intention d’invoquer Dieu en son cœur ou de réfléchir sur une question relevant de l’intérêt des musulmans, le hadith s’applique également et l’intention de réfléchir est supérieure à l’action de réfléchir.[11] D’autres peuvent penser que cette prévalence est due au fait que l’intention dure jusqu’à l’accomplissement de l’œuvre, tandis que l’action peut ne pas durer en raison de la faiblesse de l’individu.

Cette idée part du principe qu’une œuvre abondante est supérieure à une œuvre peu abondante. Mais elle est erronée, car il se peut que l’intention de prier ne dure que quelques instants, au regard de la prière qui dure un certain temps. Or la portée générale du hadith implique que l’intention du croyant prévale par rapport à son action. D’autres peuvent soutenir que ce hadith signifie que l’intention seule vaut mieux que l’action seule et sans intention. Cette idée est également vraie, mais elle est loin d’être le sens visé ici. Parce que l’œuvre dénuée d’intention, ou accomplie de manière inconsciente, ne comporte aucun bien à la base, tandis que l’intention seule est un bien en soi. Or l’objet de la comparaison est de montrer la prévalence entre deux choses qui sont chacune bonnes.

Le sens de ce hadith est, en fait, que toute œuvre de piété comporte une intention et une action. L’intention qu’elle comporte est un bien et l’action qu’elle comporte est également un bien. Mais l’intention qu’elle comporte est supérieure à l’action. Ce qui signifie que les deux participent au but, mais que l’effet de l’intention est plus grand que celui de l’action. Le hadith signifie donc que l’intention du croyant participant à son œuvre de piété est supérieure à son action participant à cette même œuvre de piété. Il indique que le serviteur a le choix, tant dans son intention que dans son action. Il s’agit de deux formes d’action. Or l’intention est la meilleure des deux. Tel est le sens de ce hadith.

Quant à la raison pour laquelle l’intention est plus estimable que l’action, 20 elle ne peut être appréhendée que par ceux qui ont compris la finalité de la religion et la voie à suivre pour y parvenir ; et qui ont compris dans quelle mesure les moyens participent à conduire à la fin. Cela implique que l’individu ait comparé certains effets les uns aux autres jusqu’à ce qu’il constate lequel contribue le mieux à l’accomplissement de l’objectif. Quiconque dit : « Le pain vaut mieux que les fruits », entend par là que relativement à l’alimentation, il vaut mieux, car il est plus à même de nourrir et de rassasier.

Ne peut comprendre cette nuance que l’individu conscient du fait que l’alimentation a un objectif qui est de conserver l’être et de le garder en bonne santé ; celui qui a compris que les effets des aliments sont variés, connaît l’effet de chacun d’eux pour les avoir comparés les uns aux autres. Il se trouve que les œuvres de piété sont l’alimentation des cœurs, et que le but est de conserver ces cœurs et de les garder en bonne santé, puis de leur assurer le salut dans l’au-delà ainsi que la félicité et la délectation par la rencontre du Très-Haut. Le but est donc exclusivement la félicité de la rencontre de Dieu. Or nul ne se délectera de la rencontre de Dieu s’il n’est pas mort animé de l’amour de Dieu et habité de Sa connaissance ; et nul n’aimera Dieu s’il ne Le connaît pas ; puis nul ne connaîtra la présence réconfortante de l’intimité de Dieu s’il ne s’emploie pas à L’invoquer avec assiduité.

L’intimité s’acquiert par l’assiduité dans l’invocation ; la connaissance s’acquiert par l’assiduité dans la réflexion ; et l’amour suit la connaissance de manière nécessaire. Or le cœur ne saurait se consacrer pleinement au souvenir de Dieu et à la réflexion s’il n’est pas affranchi des préoccupations de ce bas-monde ; et il ne saurait s’en affranchir s’il ne se départi pas de sa concupiscence, et ne se dispose pas à tendre vers le bien et à y aspirer, et s’il ne se dispose pas à réprouver le mal et à l’exécrer. Il ne saurait tendre vers les œuvres de bien et de piété que s’il sait que sa félicité dans l’au-delà en dépend, de même que l’homme sensé aspire à pratiquer la saignée s’il sait que son salut en dépend.

Lorsque l’individu aspire au bien en vertu de sa connaissance, cette inclination se renforce ensuite par l’assiduité dans la mise en pratique de cette connaissance. Le fait de se montrer assidu dans l’action conforme à la disposition et à la volonté du cœur a sur cette disposition l’effet d’une nourriture, si bien qu’elle se fait de plus en plus prégnante et se renforce grâce à elle.

L’individu aspirant à la connaissance et au pouvoir n’incline à ses débuts que faiblement. Mais s’il agit en conséquence de cette inclination, et s’emploie à acquérir la science et à s’exercer au pouvoir, elle se renforce et 21 s’enracine en lui à tel point qu’il aura bien du mal ensuite à s’en départir. Si, en revanche, il va à l’encontre de son inclination, celle-ci s’affaiblit et finit par se briser, et peut-être même se dissoudre et disparaître. Si un homme observe un visage charmant, par exemple, et qu’il se sent légèrement attiré, puis qu’il se laisse aller à cette attirance et agit en conséquence, en prolongeant son regard, en côtoyant et conversant avec la personne, son attirance grandit si bien qu’il finit par perdre le contrôle et ne plus pouvoir s’en défaire. Mais s’il sevre son âme dès le début et contrevient à son inclination, c’est comme s’il se départait de son intempérance en matière de nourriture : il s’y arrache jusqu’à ce que cette tendance faiblisse et soit brisée ; jusqu’à ce qu’elle soit étouffée et cesse complètement. Eh bien, il en va de même de toutes les caractéristiques.

Les véritables œuvres de bien et dévotions sont celles qui visent l’au-delà ; et le mal provient de celles qui ne visent que ce bas-monde. L’inclination de l’âme pour les œuvres de bien visant l’au-delà et renonçant à ce bas-monde, est ce qui la dispose à se consacrer à l’invocation et à la réflexion. Mais cette inclination ne saurait s’établir solidement en l’être que par la pratique assidue des dévotions et le renoncement aux transgressions extérieures. Car les membres du corps et le cœur sont si étroitement liés qu’ils influent l’un sur l’autre. Lorsqu’un membre est blessé, le cœur lui-même en est affecté. Et lorsque le cœur est affligé par la mort d’un être cher ou qu’il éprouve une grande crainte suite à un événement quelconque, le corps en est affecté : les membres frissonnent ou tremblent ; ou le visage rougit.

Néanmoins, le cœur est régent sur le reste de l’être : il est d’une certaine manière le dirigeant et le guide ; et les membres sont les servants, les ouailles et les fidèles. Le corps sert donc le cœur en manifestant ses dispositions. Le cœur est la fin, tandis que les membres sont ces moyens pour parvenir à cette fin. C’est pourquoi l’envoyé de Dieu a dit : « Il est dans le corps un fragment de chair particulier : est-il sain, que le corps entier l’est aussi. » Le Prophète a dit également : « Mon Dieu, assainis le régent et ceux qu’il régit. » Par le mot « régent », il désignait le cœur. Le Très-Haut a dit également : « Ni leur chair ni leur sang ne vous vaudrons [la faveur] de Dieu. Mais c’est votre piété qui vous la vaudra. »[12] Or la piété est une disposition du cœur. En ce sens, les œuvres du cœur sont fatalement supérieures aux actions accomplies par les membres. Il s’en suit que la bonne intention dans son ensemble a la précellence. Parce qu’elle est l’expression de l’inclination du cœur pour le 22 bien et de sa volonté d’agir en ce sens.

Le but des œuvres de piété extérieures n’est donc que d’accoutumer le cœur à vouloir le bien et à établir en lui l’inclination en ce sens, afin qu’il se débarrasse des désirs mondains, et se consacre pleinement à l’invocation de Dieu et à la méditation. Or ces dispositions intérieures sont plus estimables relativement à l’objet des œuvres, car elles sont pénétrées de l’objectif lui-même. Si l’estomac est souffrant, il peut être soigné en appliquant un baume sur la poitrine, d’une part, et en absorbant un remède, d’autre part. Or cette deuxième forme de soin est plus efficace, car le but du baume n’est autre que de pénétrer jusqu’à l’estomac. Et le produit qui pénètre directement jusqu’à celui-ci sera donc fatalement plus bénéfique et efficace.

C’est ainsi que doit être compris l’effet de toutes les œuvres de piété : leur but est de changer les dispositions et les caractéristiques du cœur, non d’avoir une action sur les membres. Ne crois donc pas que le fait de poser ton front contre le sol soit un but en soi. Si la prosternation comporte quelque vertu, c’est qu’en étant pratiquée avec assiduité, elle imprime dans le cœur l’humilité. Lorsque l’homme éprouve un sentiment d’humilité et que ce sentiment se traduit par le biais de ses membres et transparaît à travers son comportement, c’est qu’il est pénétré d’humilité. Et lorsque l’homme ressent de la compassion pour un orphelin et qu’il essuie ses larmes et l’embrasse, c’est que la compassion a investi son cœur. Pour toutes ces raisons, une action accomplie sans l’intention qui y correspond n’est en rien bénéfique. Parce que si quelqu’un essuie les larmes d’un orphelin et que son cœur est absent ou qu’il croit essuyer un tissu, l’effet de cette action ne pénètre pas jusqu’à son cœur et ne confirme pas sa compassion. De la même manière, si quelqu’un se prosterne sans conscience ou préoccupé par des affaires relatives à ce monde, son front posé sur le sol n’imprimera dans le cœur aucun effet et ne traduira pas un sentiment d’humilité. Il est égal qu’il se prosterne ou non. Or on appelle un acte sans incidence relativement à un objectif un acte « vain », « faux » [donc « invalide »] (bâtil). On appelle donc une adoration accomplie sans intention une adoration « vaine », « fausse » [donc « invalide »].

Cela est vrai dans le cas d’une action accomplie de manière inconsciente. Mais si cette action est accomplie par ostentation ou dans l’intention de flatter une personne, il n’est pas égal que l’individu agisse ou n’agisse pas. L’action a au contraire pour effet d’accroître son mal. Car non seulement il ne traduit pas la disposition qu’il devrait cultiver, mais il traduit en outre la disposition qu’il devrait réprimer, c’est-à-dire l’ostentation. Etant entendu 23 que l’ostentation participe de l’inclination pour ce bas-monde.

Voila donc pourquoi l’intention est plus estimable que l’action. Ce qui éclaire cette autre parole du Prophète : « Lorsqu’un homme songe à accomplir une bonne action mais ne l’accomplit pas, une bonne action lui est comptabilisée. » Parce que cette pensée que l’homme conçoit traduit l’inclination de son cœur à faire le bien et son renoncement aux passions et aux avantages mondains. Ce qui est la finalité des bonnes œuvres. Et le fait d’accomplir celles-ci ne fait que parfaire cette disposition et la confirmer. Immoler une bête n’a pas pour but de faire couler son sang, mais d’affirmer le renoncement à ce bas-monde et d’offrir l’animal pour traduire un amour de Dieu prépondérant sur celui de soi.

Mais cette disposition n’est effective que si l’individu conçoit réellement l’intention qui y correspond. Et si quelque-chose s’oppose à l’action, alors : « Ni leur chair ni leur sang ne vous vaudrons [la faveur] de Dieu. Mais c’est votre piété qui vous la vaudra. » Or la piété, nous l’avons dit, est une disposition du cœur. C’est pourquoi l’envoyé de Dieu avait dit : « Il est des gens à Médine qui se joignent à nous [dans le combat] », comme nous l’avons évoqué plus haut. Parce que les cœurs de ces compagnons tendaient sincèrement à faire le bien, à dépenser leur argent, à sacrifier leur personne, à mourir au combat et à élever le nom de Dieu, tout comme les compagnons qui participaient physiquement à l’expédition armée en question. Les premiers n’étaient séparés des seconds que par leur absence physique justifiée par des causes indépendantes des dispositions de leur cœur. Et leur présence n’était requise que pour confirmer de telles dispositions. C’est en ce sens qu’il convient de comprendre l’ensemble des traditions prophétiques relatives à la prépondérance de l’intention. Considère-les donc à la lumière de cette explication, les secrets qu’elles renferment t’apparaîtront. Nous nous abstiendrons donc de les revoir afin de ne pas trop nous étendre.

Al Ghazali

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