Mizane.info publie un texte extrait du livre la délivrance de l’erreur (al munqidh mina dallal) du théologien et penseur musulman Al Ghazali, dans lequel il raconte près de six siècles avant Descartes la démarche philosophique et spirituel qui le conduisit du doute de tout ce qu’il avait reçu en héritage à sa guérison par une grâce divine devenue chez lui méthode.
Dès ma plus tendre enfance, voire ma puberté et bien avant mes vingt ans, et jusqu’à ce jour – où j’ai dépassé la cinquantaine –, je n’ai jamais cessé de plonger dans les abysses de cet océan profond, de m’immerger avec audace, précaution et sans lâcheté dans ses flots.
Je me suis toujours aventuré à affronter tout problème obscur et me suis jeté sur toute question compliquée ; je me suis intéressé à tous les cas difficiles et scruté les doctrines de toutes les sectes, mis à nu les secrets doctrinaux de toutes les parties (asrār madāhib kull tā’ifa) pour démêler le vrai du faux et distinguer celui qui suit la Norme prophétique (al-Sunna) de celui qui innove en matière religieuse (al-mubdi‘). Je ne me suis jamais séparé d’un intérioriste (bātinī) sans avoir désiré connaître sa croyance, ni d’un extérioriste (zāhirī) sans vouloir comprendre en quoi consistait sa croyance.
L’instinct de la connaissance
J’agis de même avec le philosophe de qui je ne me sépare qu’après avoir pris connaissance de l’essence de sa philosophie et avec le théologien que je ne quitte qu’après m’être efforcé de comprendre intimement son système dialectique. Même le sūfi, je ne le quitte qu’après avoir désiré découvrir le secret de sa pureté (sirr šafwatih) et le dévot (al muta‘abbid) qu’une fois avoir observé le résultat de sa dévotion.
Il en est de même pour le négateur hérétique, je ne m’en éloigne qu’après avoir épié et compris les causes de son hérésie. Dès ma prime jeunesse donc, la soif de découvrir les réalités des choses était pour moi une habitude, une pratique courante, un instinct, une disposition naturelle que Dieu avait déposée en moi ; ce n’était en fait ni un choix (ihtiyār) ni un artifice (hīla) de ma part.
À l’approche de l’adolescence, les liens de la suggestion aveugle (rābitatu al-taqlīd) se défirent en moi et les croyances héritées se brisèrent. J’avais constaté que les enfants chrétiens ne grandissent que dans le Christianisme, les enfants juifs que dans le Judaïsme et les enfants musulmans que dans l’Islām, conformément à cette tradition de l’Envoyé de Dieu – que la Grâce et la Paix divines se répandent sur lui : « Tout homme naît selon la nature primordiale, ce sont ces parents qui en font ensuite un juif, un chrétien ou un mazdéen »1.
Se prémunir de l’erreur et du doute
Mu par une force intérieure, je me suis mis alors à rechercher la « réalité de la nature originelle » (aqīqatu al-fitra al-asliyya) et la réalité des croyances issues de la suggestion aveugle des parents et des maîtres. La distinction entre ces conformismes, tout comme leur origine d’ailleurs, procède des conseils inculqués et c’est de la discrimination entre le vrai et le faux qu’ils contiennent, que naissent les divergences.
Je me suis dit alors : c’est sur la réalité des choses que je dois enquêter. Il m’était donc indispensable de connaître [d’abord] l’essence véritable de la science et c’est alors qu’il m’apparut clairement que la science certaine était celle dont l’objet de connaissance se dévoilait sans être entaché de doute et sans qu’aucune possibilité d’erreur et d’illusion ne puisse s’y associer, et sans que le cœur puisse contempler une telle éventualité.
Les fondements de la certitude
Bien plus, j’en ai conclu que la préservation contre l’erreur était conjointe à la certitude (al-yaqīn) à un point tel que si, par exemple, une personne en mesure de transformer un caillou en or et un bâton en serpent, venait à moi pour démontrer l’inconsistance [de la certitude], il ne provoquerait en moi ni perplexité ni négation.
Dès lors que je sais que dix est supérieur à trois, même si un tel venait me dire : « non, trois est supérieur à dix et cela est aussi vrai que je transforme ce bâton en serpent », chose qu’il accomplit effectivement en ma présence, [sa fausse assertion] n’entamerait en aucune manière ma conviction en ma connaissance. Certes, son prodige m’émerveillerait mais je ne douterai pas un seul instant de ma connaissance.
C’est ainsi que je compris que tout chose [prodigieuse] que j’ignorais et dont je n’avais aucune cognition certaine relevait d’une science peu fiable et incertaine, et toute science qui manque de fiabilité ne peut être une science certaine.
Les données empiriques
J’examinai ensuite mes cognitions et me découvris dépourvu d’une science qui avait la qualité indiquée plus haut, sauf pour ce qui est des données sensibles (al-hissiyāt) et des vérités nécessaires (ad-darūriyāt). Je me suis alors dit : maintenant que le désarroi m’a surpris, le seul espoir de prendre connaissance des problèmes passe inéluctablement par les choses évidentes, autrement dit, en partant des données sensibles et des vérités nécessaires.
Avant tout, je dois parvenir à maîtriser ces dernières pour m’assurer que ma confiance en les choses perçues par les sens – et pour me mettre à l’abri de l’erreur quand aux vérités nécessaires –, soit de même nature que celles que j’avais précédemment dans les notions apprises passivement et celles que la plupart des hommes a dans les connaissances spéculatives (an-nazariyāt). S’agirait-il donc d’une assurance établie qui ne présente ni tromperie (al-Ġadr) ni faille (Ġā’ila) ?
Le doute des sens
Faisant appel à toute mon énergie, je me mis à réfléchir sur les choses perçues par les sens et sur les vérités nécessaires, et s’il m’était possible de faire surgir en moi quelque doute à leur sujet. Le doute persistant ébranla l’assurance que j’avais en les choses perçues par les sens. Il s’insinua si profondément en moi que je finis par me dire : comment se fier à des choses sensibles alors que la vue, l’un de principaux sens, lorsqu’elle fixe une ombre, la voit figée, immobile et la déclare privée de mouvement ?
Après une heure d’observation, la vue réalise la mobilité de cette ombre qui en fait se déplace, non pas instantanément ni d’un trait mais progressivement, doucement, de manière à ce qu’elle ne soit jamais immobile. Et encore, l’œil observe une étoile et la voit aussi petite qu’une monnaie d’or, puis les calculs géométriques démontrent que cet astre est en fait bien plus grand que la terre.
En ce cas tout comme en bien d’autres concernant les choses sensibles, c’est le sens qui décrète le jugement selon des critères qui lui sont propres, mais l’intellect juge à son tour, le dément et l’accuse de fausseté indéniable (yahūnahu takzīban).
Le doute de la raison
Je me suis alors dit : même la confiance en les choses sensibles a été anéantie ; peut-être ne faudrait-il se fier qu’aux données rationnelles relevant des principes premiers (al-awwāliyyāt). Par exemple, lorsque nous disons que dix est plus grand que trois, négation et affirmation ne peuvent cohabiter en une seule et même chose ; une chose ne peut être à la fois éternelle et contingente, existante et inexistante, nécessaire et impossible.
C’est alors que les choses sensibles me suggérèrent : « Comment peux-tu être certain que ta confiance en les choses nécessaires ne soit pas du même genre que celle que tu avais en les choses sensibles ? Tu te fiais à nous au début, puis la sentence de la raison est tombée comme un couperet et tu nous as alors démenties. Sans son intervention, tu aurais continué à nous faire confiance. Peut-être qu’à part la perception de la raison existe-t-il un autre juge qui démentirait le jugement de la raison de la même manière que celle-ci a fait avec les sens. La manifestation manquée d’une perception n’implique pas son impossibilité. »
L’hypothèse du rêve
Mon âme hésita à répondre puis le fit en recourant au problème compliqué du rêve, elle dit alors : « Ne vois-tu pas que le rêve te porte à croire certaines choses et à imaginer certaines autres que tu retiens comme sûres et fermes. En cet état, tu n’as aucun doute quant à leur validité mais à ton réveil, tu prends conscience que tout ce que tu avais imaginé et cru est infondé et inconsistant. Comment peux-tu être sûr alors que tout ce que tu crois en état de veille et qui t’est parvenu par l’intermédiaire des sens et de l’intellect ne soit pas en fait en relation avec l’état dans lequel tu te trouves à ce moment-là ?
Il est possible que tu connaisses un état qui serait, par rapport à ton état de veille, ce que serait ce dernier par rapport à ton état de sommeil. Si tu parviens à cet état, tu sauras alors avec certitude que toutes les choses imaginées par la raison ne sont que vaines fantaisies. Il est possible que cet état soit celui que les sūfis prétendent avoir lorsqu’ils affirment qu’après avoir plongé dans les profondeurs de leur âme et fait abstraction de leurs sens, ils perçoivent des situations qui ne concordent pas avec les données rationnelles.
Le sommeil et la mort
Peut être que cet état est la mort puisque l’Envoyé de Dieu – que la Grâce et la Paix divines se répandent sur lui – a dit : « Les hommes sommeillent, ils ne s’éveillent qu’à leur mort ». Peut-être alors que la vie d’ici-bas n’est qu’un songe par rapport à l’autre vie. À notre mort, les choses nous apparaissent différentes de ce qu’elles étaient en cette vie et il nous sera dit : « Nous avons ôté ton voile et ta vue est aujourd’hui perçante » (Qur’ān, 50 : 22).
Lorsque de telles pensées me traversèrent l’esprit et l’être intérieur, je me mis à quêter un remède pour contrer cet état ; ce ne fut pas chose aisée car seuls les arguments étaient en mesure de soulager ce mal, et il n’était pas possible d’imposer une argumentation sans sortir de la structure des connaissances primaires, et là où celles-ci n’étaient pas admises, il aurait été impossible d’ordonner l’argumentation.
La guérison du doute
Le mal (du doute) défia tout remède et dura à peu près deux mois durant lesquels je suivis de fait la sophistique sans en parler ni en écrire. Finalement, Dieu mit un terme à ce mal, ma santé et mon équilibre se rétablirent. Les nécessités de l’esprit furent à nouveau admises, et considérées dignes de confiance et sûres. [Ma guérison] n’est pas là le résultat de l’arrangement convenable d’une démonstration ou de l’ordre systématique établi à un discours, elle est due à la lumière que Dieu projeta dans mon cœur, lumière qui renferme la clef de la plupart des connaissances. Celui qui considère que la découverte de la vérité repose sur des arguments bien définis, limite [souvent sans le savoir] l’amplitude de la Miséricorde divine.
Lorsque l’Envoyé de Dieu – que la Grâce et la Paix divines se répandent sur lui – fut interrogé sur “l’ouverture de la poitrine» et sur le sens de ces Paroles divines : « A celui que Dieu veut guider au bien, Il lui ouvre la poitrine à l’Islām » (Qur’ān, 6 : 125), il répondit : « C’est une lumière que Dieu projette dans le cœur », « Et quel en est le signe ? » – lui demanda-t-on. Il répondit : « L’éloignement de la demeure de la tromperie et le retour à celle de l’Éternité ». [Muhammad] a en outre dit : « Dieu a créé les hommes dans les ténèbres, Il les aspergea ensuite de Sa Lumière ».
« Ce qui est présent se perd et s’occulte lorsqu’on le cherche »
C’est à cette lumière que l’on doit demander le dévoilement de la vérité ; elle jaillit de la Générosité divine en certaines circonstances ; il faut l’attendre en se tenant à l’affût conformément à ces paroles du Prophète : « De votre Seigneur émanent des flux de grâce au cours de certains jours de votre existence, exposez-vous donc à eux. »
Le but du discours fait jusqu’à présent est de faire comprendre [au lecteur] qu’il lui faut employer le maximum d’énergie dans la recherche et atteindre le point au-delà duquel on rechercherait ce qui ne doit pas l’être. Il est inutile d’enquêter sur les principes premiers car ils sont présents en nous et parce que ce qui est présent se perd et s’occulte lorsqu’on le cherche. Quiconque recherche ce qui doit l’être ne doit pas être accusé de négligence dans sa recherche de ce qui est à chercher.
Al Ghazali
Notes :
1– Hadith rapporté par Abū Hurayra et présent dans presque tous les recueils de traditions classiques.
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