Ali Shariati.
Nous avons souvent tendance à restreindre les principaux acteurs de l’anticolonialisme en France aux personnalités tel que Frantz Fanon, Jean Paul Sartre ou encore Aimé Césaire. Or, ils ne furent pas les seuls à faire vivre ce mouvement. D’autres intellectuels francophones adoptèrent cette pensée en y incluant un paradigme spirituel qui fit échos dans le monde musulman : ce fut notamment le cas du militant et philosophe iranien Ali Shariati. Le focus d’Ibrahim Madras sur un itinéraire intellectuel passionnant.
Le 15 mai 1977, Ali Shariati quitte discrètement son pays natal, l’Iran, vers l’Angleterre. La censure systématique de ses écrits et la tyrannie étatique du Shah finirent par le convaincre de s’envoler – à contre cœur – vers d’autres cieux.
Un mois plus tard, le 19 juin 1977, son décès est annoncé. Officiellement terrassé par une crise cardiaque mais, après investigation, on apprendra qu’il fut surtout la cible de la Savak (service de sécurité iranien). Une fin brutale qui révèle l’influence et la pensée puissante d’un homme qui bouleversa les normes idéologiques de son temps.
Née le 23 novembre 1933 dans la petite ville de Mazinan, au nord-est de l’Iran, Shariati fera ses classes dans la mégalopole de Mashhad où il effectuera l’ensemble de sa formation en Lettres. Le jeune Ali grandi sous un régime pro-soviétique et sera donc un témoin privilégié de la mobilisation populaire du pays face à l’idéologie communiste.
Premiers engagements
Entre 1951 et 1953 Ali Shariati, enseignant dans un lycée, fonde une association estudiantine islamique et participera à ses premières mobilisations militantes. Il connaitra sa première arrestation à la suite des manifestations pour la nationalisation de l’industrie pétrolière sous l’égide du militant politique Mohammad Mossadegh.
Devenu membre du « Mouvement de la Résistance Nationale », Shariati multipliera les écrits et les traductions aussi bien philosophiques que politiques. Ces différentes activités mèneront à son arrestation ainsi qu’à 16 de ses compagnons du MRN en 1957.
À la suite de l’obtention de sa licence en Lettres, Ali Shariati se verra accorder une bourse d’études en France où il s’envolera en 1959. Son passage en France marquera une étape cruciale et formatrice dans sa construction politique et idéologique.
Un Iranien à Paris : une formation intellectuelle déterminante
La guerre d’Algérie bat son plein. Les intellectuels sont appelés à prendre position et les organisations autonomes indépendantistes sont à l’œuvre sur la capitale. C’est plus qu’il n’en fallait pour Ali Shariati qui tissera rapidement des liens avec le FLN algérien tout en intensifiant ses activités militantes au sein de rédactions diasporiques iraniennes opposées au régime du Shah.
Il deviendra un proche de l’écrivain Jean Paul Sartre qui témoignera à plusieurs reprises de la vivacité spirituelle de Shariati au point de scander sa célèbre déclaration :
« Je n’ai pas de religion, mais si je devais en choisir une, ce serait celle de Shariati ! »
Effectivement – et c’est là l’un des principaux apports d’Ali Shariati à la cause « tiers-mondiste » anticoloniale – les paramètres spirituels et culturels comme moteur déterminant pour l’émancipation des oppressés « mustad’afîn » sont des conditions primordiales pour lui.
« Le principal travail d’un intellectuel, dans ce monde et à cette époque, est une lutte libératrice intellectuelle et culturelle pour la sauvegarde de la liberté de l’homme de la boue arrogante du capitalisme et de l’exploitation de classe, pour la sauvegarde de la justice sociale des serres brutales de la dictature absolue marxiste et pour la sauvegarde de Dieu du cimetière sombre et mortifié du cléricalisme ! »
Contrairement aux intellectuels de l’époque notamment Frantz Fanon « ce brave homme dans ces temps inhumains » qu’il admire profondément – et dont il traduira les œuvres en langue persane – Shariati ne restreint pas la lutte anti-impérialiste à des concepts strictement sociaux et économiques.
Il introduit le paradigme spirituel propre aux coutumes des populations locales et à sa propre formation traditionnelle. Un paradigme que se refuse d’introduire Fanon qui lui répondra longuement à ce sujet.
« Ton interprétation de la renaissance de l’esprit religieux et tes efforts pour mobiliser cette grande puissance – qui à l’heure actuelle est en proie aux conflits internes ou atteinte de paralysie – dans un but d’émancipation d’une grande partie de l’humanité menacée par l’aliénation et la dépersonnalisation et dont le retour à l’islam apparaît comme un repli sur soi, sera le chemin que tu as pris […]. Quant à moi, bien que ma voie se sépare, voir s’oppose à la tienne – je suis persuadé que nos chemins se croiseront finalement vers cette destination où l’homme vit bien », lui écrit-il.
Ces échanges autour de l’intérêt positif du domaine religieux dans la lutte anticoloniale des Algériens (où d’autres peuples oppressés) est un marqueur qui différencie Ali Shariati des autres personnalités inlassablement plébiscitées.
Un apport singulier à la cause idéologique anticoloniale
La pertinence de la pensée de Shariati et son analyse lucide font de lui un écrivain atypique aux idées singulières. Sa formation philosophique traditionnelle, couplée à ses études dans un cursus académique occidental, l’ont amené à donner naissance à une pensée alternative qui fait totalement échos aux préoccupations premières d’une partie des peuples sous la domination des forces impérialistes.
On parle, par exemple, du concept de dépersonnalisation se caractérisant par l’aliénation du colonisé qui intériorise le regard méprisant et hautain, d’un occident dominateur, sur sa culture et ses traditions au point de s’en éloigner lui-même pour adopter les codes civilisationnels de l’opposant. Aliénation touchant tout aussi fortement les intellectuels indigènes en « adoration » devant la supériorité culturelle et hégémonique occidentale.
Shariati n’appelle pas au rejet des intellectuels occidentaux ni de leurs œuvres mais à les considérer avec un regard critique et objectif sans fascination aliénante tout en portant fièrement ses propres sources, traditions et éléments productifs issus de notre propre corpus culturel.
« Nous devons, en tant qu’écrivains et penseurs, nous tourner vers ceux qui ont des préoccupations semblables aux nôtres ; une histoire, une situation, une destinée pareille à la nôtre. Au lieu de Brecht, nous devrions connaître Kâtib Yâcine ; au lieu de Jean-Paul Sartre, Omar Mowloud ou Amar Uzgân ; à la place d’Albert Camus, Aimé Césaire et Frantz Fanon. »
Il assume également le caractère social et global de l’Islam qui ne doit pas se cantonner, selon lui, exclusivement à des évènements populaires ni à être uniquement au service de notables hors sol. Le champ religieux et spirituel doit être un élément émancipateur et politique qui doit devenir une force positive agissante pour l’élévation des peuples d’orient. Une sorte de « théologie de la libération » éponyme à son propre ouvrage :
« Dans ce système effroyable, de la défiguration de l’existence, de l’avilissement de l’humanité, de l’oubli de toutes les valeurs morales, seules l’adoration et la relation de l’homme à Dieu peuvent protéger l’individu. L’adoration instaure une relation entre nous et le principe même de l’existence, nous offrant un formidable refuge et nous protégeant dans un monde attaqué violemment et de façon destructrice par la mécanisation et le capitalisme. » affirme Shariati dans « Construire l’identité révolutionnaire » (éditions Albouraq).
Ali Shariati, pas reconnu à sa juste valeur
En 1964, doctorat en Lettres en poche, Ali Shariati retourne en Iran où il sera immédiatement accueilli et arrêté par les autorités. S’en suivra un harcèlement quasi permanent sur sa personne pendant une décennie.
Le désormais docteur et philosophe abandonnera une carrière brillante assurée sur les chaires de l’université pour devenir un orateur populaire dans le centre religieux « Hosseiniyeh » Ershad effectuant un travail de sape idéologique, social et spirituel contre la propagande pro-communiste du régime en place.
Il publiera plusieurs ouvrages, articles et mémoires avant d’être totalement interdit de publication et de toute intervention publique. Shariati sera ainsi contraint à l’exil avec la fin tragique que nous connaissons. Il est tout de même fort dommageable que les œuvres de Shariati ne soit pas plus étudiés ou plébiscités dans le champ intellectuel anticolonial et philosophique.
Etant donné sa pédagogique universaliste et ses recommandations encore très actuelles face à l’hégémonie culturelle et civilisationnelle occidentale, on peut s’étonner que ses écrits ne soient pas plus mentionnés que cela.
La contribution de Shariati est importante quoiqu’on en dise. Faire l’impasse de sa pensée et ses livres – dans un contexte où la communauté musulmane se cherche encore des porte-voix face à une hégémonie occidentale toujours prégnante – est une erreur.
« Ce qui protégeait l’Orient et barrait jusqu’ici la route à l’Occident, c’était l’engagement religieux, les valeurs humaines, les traditions et la religion. L’engagement était une citadelle qui se dressait pour protéger l’Islam et l’indépendance face à l’Occident, qui n’avait alors aucune porte d’entrée. Le musulman avait alors le moral, il était plein d’une fierté et d’une assurance qui lui venaient de son histoire, de ses dirigeants, de sa civilisation, de sa foi, de sa personnalité religieuse qui lui donnaient toute l’indépendance, toute la grandeur et toute la dignité. »
Shariati a participé, tout comme un Malek Bennabi, à la construction philosophique d’une personnalité musulmane mesuré, décomplexé et révolutionnaire. Pour toutes ces raisons là, il doit être lu.
Ibrahim Madras