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Aliénation et nihilisme : le côté obscur du soufisme

Aliénation et nihilisme : le côté obscur du soufisme 1/2 Mizane.info

Le soufisme a la cote. Présenté couramment comme un antidote au wahhabisme et au sectarisme de son discours, le courant spirituel de l’islam a pourtant ses propres parts d’ombre, peu mises en lumière. Dans un article à lire sur Mizane.info, Fouad Bahri pointe du doigt ces aspects et propose une réflexion pour une rénovation de la relation maître-disciple à l’heure d’un soufisme au visage mondialisé.

Toute lumière comporte sa part d’ombre. Le soufisme, ce courant spirituel de l’islam riche de plusieurs siècles de témoignages, de production écrite et de destinées individuelles étonnantes, n’y échappe pas.

Quand on veut rentrer en contact avec le soufisme et s’en faire une idée, plusieurs portes s’ouvrent à nous. Il existe de fait plusieurs facettes du soufisme. Il y a le soufisme populaire, le soufisme confrérique, le soufisme éducatif, le soufisme ascétique, le soufisme doctrinal et métaphysique, le soufisme de l’ivresse et des états mystiques …

La lecture d’œuvres reconnues comme des références du patrimoine spirituel de l’islam est l’une de ces portes. Une introduction littéraire et littérale dans le monde des pauvres, des fous, des excentriques, ceux que l’on appellent aussi les mystiques ou les goûteurs de la Divinité. Ivres d’amour et de béatitude, les aspirants à l’Un suivent une voie de rupture radicale avec le monde des hommes, qui selon leur témoignage, n’existe pas. Une illusion tenace, mais une illusion.

Le soufisme à l’épreuve de l’histoire

Le soufisme reste fondamentalement une pratique et un art de vie. Une initiation, c’est à dire le commencement d’un chemin de métamorphoses dans lequel l’humanité de l’Homme doit être abolie pour ne laisser place qu’au Divin car la pureté de l’Un exige la disparition du multiple, de la dualité, ou plus exactement la dissipation des mirages existentiels, ces images qui se substituent fallacieusement à l’Être unique. Voilà l’essence du soufisme.

Le soufisme n’échappe pourtant pas à l’histoire. Son institutionnalisation en tariqas (tourouq) avec une codification rituelle remonte à plusieurs siècles après la mort du Prophète. Ce n’est pas le moindre des paradoxe du soufisme d’ailleurs que d’avoir institutionnalisé, c’est à dire figer, ce qui par essence est fluide, libre : la vie de l’esprit.

Pour nuancer cette considération historique, les soufis disent souvent que le soufisme remonte au Prophète lui-même, ses enseignements, sa vie et son héritage diffusé par ses disciples et ses proches. Une réalité sans nom, disent-ils. Ce qui n’est que partiellement vrai. La diversification des pratiques, des méthodes et des expériences confrériques l’attestent, ainsi que les divergences de points de vue entre les maîtres spirituels. Mais nul autre point que les dérives de l’évolution de la relation entre le maître et le disciple ne témoignera mieux de cet écart et de ce fossé que le développement d’un certain soufisme a pu produire avec l’essence du message islamique.

Eric Geoffroy, praticien et spécialiste français du soufisme, a consacré un article bref mais synthétique à la relation maître-disciple, sur lequel nous nous appuierons longuement. Citant le Kitâb al-Ibrîz d’Ibn Al-Mubârak, il écrit ces lignes : « Durant les premiers siècles de l’islam, la fonction de maître éducateur ne s’imposait pas, car les musulmans étaient encore immergés dans la présence prophétique. Par la suite, ce sacerdoce est devenu nécessaire 1 ».

Dans ce premier passage, Eric Geoffroy rappelle, et ce rappel est important, que les premiers siècles de l’islam n’ont vu aucune fonction de maître spirituel éclore de manière significative dans le monde musulman. En ce temps-là, nul besoin de maître pour accéder à Dieu. Le Coran, le message, l’enseignement et la vie du Prophète étaient un véhicule suffisant. La présence, la vie et l’action de différentes personnalités savantes contribuaient à diffuser et vivifier ce message, sans codification institutionnelle particulière (khirqa, bay’a, etc).

Mais, nous dit-on, le sacerdoce serait devenu nécessaire par la suite car l’immersion dans la présence prophétique des masses aurait cessé.

Ce premier point est problématique car il ne repose sur aucune donnée ou aucun argument probant. Certes, il est logique que plus les siècles déroulent leur trajectoire et plus l’éloignement avec la période prophétique s’accentue. Mais l’islam est une religion universelle valable, selon sa perspective, jusqu’à la fin des Temps. C’est ce qui différencie l’apostolat muhammadien de tous les précédents prophètes. Le Prophète a scellé la prophétie. Son message est suffisant pour l’ultime traversée séculaire de notre condition humaine, selon la doctrine islamique la plus partagée.

Une tradition prophétique parle même des « frères » du Prophète, ceux qui dans le futur auront cru en lui sans l’avoir connu à la différence de ses compagnons. Quand à l’évocation d’une immersion effective suffisante des premiers siècles, il nous suffira de rappeler les guerres civiles sanglantes qui ont emmaillées la trame de l’histoire de la oumma depuis la fitna al kubra 2 jusqu’à présent, pour relativiser grandement la portée de cette affirmation.

Quoi qu’il en soit, pour la plus grande partie des soufis, le passage par un maître spirituel est obligatoire pour accéder à Dieu. Abu Yazid al Bistami ira jusqu’à dire « Qui n’a pas de guide a Satan pour guide » 3.

Quant à Abū Sa‘īd b. Abī l-Ḫayr, il se contentera de ce verdict : « Qui n’a pas été éduqué par un maître est un farceur. Si d’aventure un homme a atteint les plus hauts degrés et stations au point que lui furent dévoilées certaines choses du monde caché et qu’il n’a pas de guide et de maître, rien de bon ne viendra de lui » (Asrār i, 46) 4.

Le shaykh, un substitut du Prophète ?

Comme dans le chiisme, le soufisme serait une voie de médiation cléricale. Pour les uns, on accède à Dieu par le Prophète mais on ne peut accéder au Prophète que par les imams. Pour les autres, on ne peut accéder au Prophète (et donc à Dieu) que par le ou les Maître(s) spirituel(s).

Selon Eric Geoffroy, « le shaykh a le même rang parmi les siens que le prophète dans sa communauté » (d’après un dire attribué au Prophète, ndlr). « Les cheikhs, commente Eric Geoffroy, assument donc la direction spirituelle qu’exerçaient les prophètes dans leur communauté, mais ils ne sont que les substituts du Prophète, qui est lui-même le Maître des maîtres. Comme l’énoncent notamment Ghazâlî et Suhrawardî, la relation qui unit le cheikh et son disciple est à l’image de celle qu’entretenait le Prophète avec ses Compagnons. 5 »

Ce second point est autrement plus problématique que le premier. En premier lieu, il s’appuie sur un dire attribué au Prophète mais Eric Geoffroy ne mentionne ni la source ni le niveau d’authenticité du hadith. Ensuite, ce texte et sa réception remettent clairement en cause la doctrine de la prophétie car il y est question cette fois de substitut. Le substitut est un semblable. Hors, point de prophète après le Prophète. Les savants ne sont pas les substituts mais les héritiers des prophètes, selon une tradition prophétique très connue 6.

La différence est de taille. Dans l’héritage, se joue l’enjeu d’un accès au savoir doctrinal et pratique sans amalgame entre l’héritier et le Messager. Dans le substitut s’effectue une transposition complète, une équivalence du Prophète, une forme de renaissance proche de la métempsychose, l’esprit du Prophète habitant le Maître spirituel devenu sa voix, pour son temps.

La soumission totale au shaykh

Rentrons dans le détail. Qu’est-ce qu’implique précisément la relation du disciple avec son maître spirituel ? La réponse est sans appel : une soumission totale. « La relation initiatique est fondée sur la soumission totale du disciple au maître. Le but n’est pas d’asservir le disciple, mais de le rendre « transparent », afin qu’il puisse être investi par l’état spirituel de son maître. L’ego du novice, en effet, s’érigeant en perpétuel interrogateur – pourquoi ceci, comment cela ? –, fait obstacle à la lumière et à l’amour divins qui effusent de son maître. « L’aspirant doit être entre les mains de son cheikh comme le cadavre entre les mains du laveur de morts » : cette formule attribuée à Sahl Tustarî se retrouve dans tous les livres de soufisme. Ghazâlî emploie une autre image : le disciple doit s’attacher à son maître « comme l’aveugle qui marche au bord d’un fleuve 7 ».

Le disciple est mort ou aveugle. Dans le cas de la relation du disciple au maître, ces formulations ne sont pas allégoriques mais sont comprises et appliquées littéralement dans l’esprit des apprentis-disciples.

Quelle forme concrète doit prendre cette soumission aveugle ? Pour le savoir, il faut scruter les règles de l’adab qui régissent les rapports du disciple envers le maître. Ainsi, nous apprend Eric Geoffroy, le disciple « ne doit rien lui cacher ; il ne doit pas scruter son état spirituel ou se poser des questions indiscrètes sur lui ou sa famille (…) le disciple ne doit pas tourner le dos à son cheikh, ni le regarder avec insistance : certains disciples, dit-on, n’ont jamais vu le visage de leur maître. Le disciple évitera aussi de parler à voix forte en présence de son cheikh, de rire avec excès, de lui faire des remarques et à fortiori de le contredire, sauf si celui-ci l’y invite, etc 8 »

L’asymétrie radicale de la relation maître-disciple

Une vénération totale mêlée de crainte définit donc la relation d’un disciple à son maître. Partant, la même que celle d’un fidèle à son Dieu. Il ne le regarde presque pas, ne le contredit jamais, ne lui cache rien et ne lui fait aucune remarque. Cette aliénation complète d’un homme à un autre est conditionnée de la manière suivante : « Le disciple doit être convaincu que son maître est parvenu à la perfection spirituelle. Il doit le considérer comme un pôle, un aimant autour duquel il est comme en orbite. 9 »

Comment un disciple qui débute son cheminement serait-il capable d’évaluer ce que serait la perfection spirituelle ? Qui remplit aujourd’hui ces conditions de « perfection » ? Sont-elles seulement humainement possibles ? Ces questions, essentielles tout comme leurs réponses, mériteraient d’être posées à des maîtres en activité.

Ce type de relation est censé être forgé sur le modèle de la relation du Prophète (PBDSL) avec ses compagnons. Mais les compagnons, s’ils vouaient bien une vénération et un amour très fort au Prophète, n’hésitaient pas à le questionner voire, dans certains cas isolés, à le contredire sur des questions non liées à la Révélation, comme la tradition le rapporte. Le Prophète lui-même changeait d’avis sur une décision après avoir consulté ses compagnons. Nous sommes loin d’une relation d’aliénation. Et surtout, nous le répétons, le maître spirituel n’est pas le Prophète.

En ce qui le concerne, si des devoirs définissent aussi la relation du maître au disciple, il ne peut être question, dans la discontinuité radicale du rapport qui les lient, de véritables contraintes ou garde-fous. « Ce code est moins formel, confie Eric Geoffroy, moins explicite que celui qui oblige le disciple, et les traités de soufisme ne le mentionnent que rarement. Ainsi le cheikh ne doit pas chercher à multiplier autour de lui les novices, par l’ascendant et la séduction qu’il peut exercer sur les hommes », écrit-il en guise d’exemple 10.

La nouvelle qibla du disciple

Le maître exige la soumission. Le maître inspire la crainte révérencielle (taqwa). Mais ce n’est pas tout. Le maître est également la qibla (direction de prière) du disciple. Une orientation complète vers laquelle il se tourne.

« De nombreux cheikhs laissent entendre que le maître est la véritable qibla (direction de La Mecque). Certaines voies ont d’ailleurs mis au point des techniques d’« orientation » du disciple vers son cheikh. Chez les Naqshbandis, la râbita établit un « lien » d’amour, qui crée une sorte de communication « télépathique » entre l’un et l’autre : le disciple se concentre mentalement sur l’image de son cheikh pour arriver à un état de ravissement extatique (jadhba) qui l’arrache à ce monde 11 », poursuit l’islamologue français.

De la vénération du shaykh à son idolâtrie

De là à parler d’idolâtrie, il n’y a qu’un pas… qui a été amplement franchi depuis longtemps. Eric Geoffroy le concède lui-même. « Les exotéristes, et même certains soufis, reprochent à cette méthode de confiner à l’idolâtrie, car lorsque le disciple se figure intérieurement son cheikh tout en invoquant Dieu, est-ce qu’il n’« associe » pas (shirk) un être humain à la divinité ? (…) les critiques des exotéristes se conçoivent aisément lorsqu’elles visent des disciples se prosternant devant leur cheikh, ce qui a dû se produire 12. »

Le spécialiste du soufisme rappelle néanmoins les arguments sur lesquels s’appuient les thuriféraires de ces pratiques pour les justifier. « Les défenseurs de la râbita invoquent des versets coraniques : « Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu et recherchez les moyens d’aller vers Lui ! » (Cor. 5 : 35) ou « Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu et soyez avec les êtres véridiques ! » (Cor. 9 : 119). Ils s’appuient encore sur ce hadîth : « Les meilleurs d’entre vous sont ceux qu’on ne peut voir sans se souvenir immédiatement de Dieu ». 13

Cette idolâtrie du shaykh ou de l’autorité spirituelle n’est pas, dans ses excès manifestes, un phénomène propre au soufisme. On la retrouve dans d’autres religions du Livre (le christianisme) et même dans certains courants de l’islam. Les ghulat (extrémistes) et les mufawwadats sont des expressions désignant des opinions et des thèses diffusées par certains groupes hérétiques issus du chiisme qui avaient fini par proclamer la divinité de Ali ou de Muhammad al Baqir. Des thèses de type néoplatoniciennes et gnostiques sur l’infusion de la Divinité dans certains corps humains avaient pénétré également des courants ismaéliens et se retrouvent encore dans des croyances druzes. Toutes ces thèses ont été condamnées par la plupart des autorités chiites (zaydites et duodécimaines) 14

L’extinction du disciple dans le maître

L’identité du Maître avec Dieu qui définit le fana’ au sens où le maître n’existe plus en tant qu’humain puisqu’il s’est aboli par amour de Dieu, est pour ce qui la concerne une idée dont la popularité fut acquise avec la célèbre formule d’al Hallaj (Ana l Haqq/ Je suis la Vérité ou Je suis Dieu). Cette première étape en préparait logiquement une autre. La transition vers le fana’ fil shaykh (l’extinction dans le shaykh) n’était qu’une question de temps.

« Les exotéristes ont critiqué une autre attitude qui prête à équivoque, et qui n’est apparue que vers le XVIIe siècle, « l’extinction du disciple dans le maître » (al-fanâ’fî l-shaykh). Les soufis y voient un prélude à l’extinction de l’être humain dans le Prophète (al-fanâ’fi l-rasûl) et, au-delà, en Dieu (al-fanâ’fî Llâh). Par l’amour qu’il lui porte, le disciple en arrive à s’annihiler en son maître. »15

Sha’rani osera cette comparaison : « De même que Dieu ne pardonne pas qu’on adore autre que Lui, l’amour que l’on porte à son maître ne permet pas qu’on associe à celui-ci un autre maître » 16. « Lorsque tu me contemples, tu Le contemples, et quand tu Le contemples tu me contemples » dira quant à lui Abu Said (Asrār i, 72).

Les risques de dérive sectaire

L’amour détermine donc la relation initiatique au point où  « le disciple doit pouvoir jouir des paroles que lui adresse son cheikh autant qu’il jouit pendant l’acte sexuel » 17 ajoute Eric Geoffroy. Le maître est tout pour le disciple qui boit ses paroles jusqu’à l’extase. Et puisqu’il est tout pour lui, le disciple n’a plus besoin de ses proches. « Père spirituel de son disciple, le cheikh demande parfois à celui-ci de considérer qu’il n’a plus de père biologique », mentionne l’islamologue 18

Aliénation, soumission, idolâtrie, financement, rupture avec les proches : tous les ingrédients d’une dérive sectaire de masse sont réunis dans cette équation. Avec tous les dangers et les abus qu’un tel scénario rend possible. Non seulement dans les structures confrériques anciennes et existantes, mais aussi dans toutes les nouvelles structures décidées elles-aussi à tirer les marrons du feu. Exiger d’un disciple qu’il renonce à son jugement personnel, à sa conscience, à son intelligence c’est aussi le priver de ce qui peut le préserver, le cas échéant, d’une entreprise de perversion, de manipulation et de destruction de la personnalité.  

Les mutations du soufisme contemporain

Pour comprendre les enjeux de cette discussion, il faut saisir un point capital. Une différence fondamentale sépare le fonctionnement des confréries du passé de celles du présent. La voie soufie du passé se concevait comme une voie d’élite inaccessible à la quasi totalité des Hommes, une voie innée réservée à des élus. Cet hyper-élitisme se répercutait logiquement dans le « recrutement » des maîtres d’antan.

1- le maître initiateur attend un candidat à l’investiture, écrit Paul Ballanfat 19  ; 2- il le reconnaît immédiatement sans avoir besoin de l’éprouver ; 3- l’initiation est sélective (le père d’Abū Sa‘īd demande pourquoi lui n’a pas droit à l’initiation et la réponse est qu’il n’est pas son fils) ; 4- l’initiation est une reconnaissance de filiation spirituelle ; 5- elle est la reconnaissance d’une espèce d’hommes spécifiques si bien que la filiation apparaît bien comme une sorte de réalisation au sein d’une espèce commune (…) L’initiation spirituelle dépend finalement de la nature même de la personne et ne s’adresse pas à tous.

Même constat chez Eric Geoffroy. « Avant même d’accepter de diriger une personne, le cheikh évalue donc si celle-ci présente les prédispositions nécessaires et si elle est prête à payer le prix de l’initiation. Selon Sha‘rânî, c’est là une condition nécessaire : il ne faut pas brader la Voie, dans l’intérêt même du disciple. Certains cheikhs éconduisent des aspirants, ou les font attendre. Par le passé, une période probatoire s’imposait, allant de quarante jours à trois ans, mais le maître était seul juge. » 20 Les règles édictées avaient aussi très souvent un champ d’application restreint à l’espace clos de la zawiya (lieu d’enseignement et de pratique du soufisme), du ribat (couvent/forteresse) ou de la hanaqah (communauté de vie soufie) où vivaient les soufis.

Soufisme et mondialisation : récit d’une dérive

Les confréries d’aujourd’hui ne respectent plus ces règles. Dans la compétition qui régit les revendications mutuelles à l’autorité spirituelle, les grandes confréries internationales se disputent et se partagent dorénavant un marché de disciples toujours plus grouillant. La mondialisation est passée par là. Le soufisme ne vit plus à l’ère de l’élite mais de la masse. Le quantitatif devient un critère d’élection. Et pas seulement au niveau des fidèles. L’argent est aussi un levier d’action incontournable pour certaines des grandes confréries ayant pignon sur rue, car si le maître fait revivre spirituellement ses disciples, ses disciples eux le font vivre matériellement. « En principe, écrit Eric Geoffroy, le cheikh ne reçoit aucune rétribution matérielle, car sa fonction est un service, une « aumône », comme le suggèrent plusieurs versets coraniques. Aujourd’hui, un maître ayant charge d’âmes n’a généralement pas le temps de travailler ; ce sont alors ses disciples qui subviennent à ses besoins. » 21

Les confréries vivent également à l’heure des réseaux sociaux. Les vidéos et photos de shouyoukhs sont mises en scène et partagées ad nauseam. L’émotion dégouline de l’écran, dans un vide complet de la pensée. L’esprit est absent. Le soufisme est entré dans le monde du zahir. Une inversion.

La doctrine est ignorée. L’émotion est reine. Le shaykh est une idole qu’on adore sans s’en rendre compte, et comme toute idole elle éloigne de Dieu. Le message de libération spirituelle de l’islam s’est perdu quelque part en route 22.

Rénover la relation maître-disciple

Malgré cela, il n’est pas question ici de prôner l’abolition irrémédiable de la fonction de maître. La fonction de maître/savant peut s’avérer être très importante pour certains cheminants, mais sous certaines conditions. Il apparaît clairement à travers la démonstration précédente que cette fonction a été corrompue et détournée de ses objectifs. Aussi, il convient et de toute urgence que les confréries soufies se saisissent de ce problème qui risque, à défaut, d’entraîner leur disparition. Une rénovation profonde de cette fonction de maître doit être définie, délestée de toutes les dérives malsaines du passé.

Il conviendra à ce titre de relativiser le passage obligé vers un maître pour amoindrir le filon et séparer le bon grain de l’ivraie car toutes sortes de personnages s’affublent de cette prétendue loi pour se créer sa propre voie.

Des éléments de la littérature soufie nuancent d’ailleurs ce passage obligé ou le sens de sa hiérarchie. « C’est par Dieu qu’on connaît les maîtres et non par les maîtres qu’on connaît Dieu » 23 dira un Ibn ‘Arabi.

Bahâ’al-Dîn Naqshband ira beaucoup plus loin : « Le rattachement à tel ou tel maître ne sert à rien » ; « il faut chercher seul et en soi-même » 24.

Ahmad Zarrouq dans ses Règles du soufisme 25, s’il souligne le caractère nécessaire du maître, relativise quelque peu cette affirmation pour certaines catégories d’enseignement du soufisme. « Les livres peuvent remplacer le maître qui donne un enseignement théorique (sheikh al-ta’lim) lorsque le lecteur est un homme intelligent qui connaît les sources de la science. La bonne compagnie peut dispenser du maître d’éducation spirituelle (sheikh al-tarbiya) si le disciple est un homme intelligent et sincère. » Seul l’enseignement contemplatif (tarqiya) nécessite pour Zarrouq impérativement un maître car la voie contemplative implique la gestion éventuelle d’états spirituels potentiellement déstabilisateurs pour le fidèle.

Fouad Bahri

Notes :

1- Spécialiste du Soufisme et de la sainteté en islam, Eric Geoffroy est islamologue arabisant à l’université de Strasbourg, il enseigne également dans des institutions telles que l’université Ouverte de Barcelone et l’université Catholique de Louvain. Lire « La relation entre maître et disciple dans le soufisme : une relation exigeante ». Toutes les citations d’Eric Geoffroy sont extraites de l’article.

2-La Grande discorde, référence aux événements qui ont provoqué l’assassinat du troisième calife Uthman ibn ‘Affan, la bataille du chameau et celle de Siffin, puis l’assassinat du quatrième calife Ali ibn Abi Talib. Lire à ce propos La Grande discorde, de Hichem Djaït.

3-Cité par Eric Geoffroy.

4- « La direction spirituelle chez Abū Sa‘īd b. Abī l-Ḫayr » (357-440/967-1049), Paul Ballanfat, Université Lyon 3.

5-Ibid.

6-Rapporté dans le recueil d’Abou Daoud. Ce hadith existe aussi dans les sources chiites. Voir Al Kafi, de Kulayni.

7-Ibid. Le grand mystique iranien Abū Sa‘īd b. Abī l-Ḫayr proposait d’autres règles aux disciples: 1- « avoir une intelligence vive pour comprendre les allusions du maître » ; 2- être obéissant ; 3- qu’il soit attentif au propos du maître ; 4- qu’il ait le cœur lumineux pour qu’il puisse voir la grandeur du maître ; 5- qu’il soit fidèle dans la transmission des propos du maître ; 6- qu’il soit fidèle à sa promesse ; 7- « qu’il soit un homme libre pour pouvoir abandonner ce qu’il possède » ; 8- qu’il sache garder un secret ; 9- qu’il soit apte à écouter les conseils ; 10- « qu’il soit audacieux (‘ayyār) pour pouvoir sacrifier son âme bien-aimée dans cette voie » (Asrār i, 316). Intelligence, mémorisation, et audace sont des aptitudes qui requièrent une certaine présence d’esprit.

8-Ibid. Ces règles et d’autres peuvent pourtant varier d’une ère civilisationnelle à une autre.

9-Ibid.

10-Ibid. Eric Geoffroy parle aussi du devoir du maître de conserver les secrets de son disciple et la charge devant Dieu que représente la responsabilité de veiller sur le disciple. Abū Sa‘īd, toujours lui, définissait les devoirs du maître en ces termes : 1- « il doit être devenu l’objet d’aspiration pour pouvoir avoir un aspirant » ; 2- « il doit avoir parcouru la voie pour pouvoir la montrer » ; 3- « il doit avoir été émondé et éduqué pour pouvoir être éducateur » ; 4- « il doit être désintéressé et généreux pour pouvoir sacrifier ses biens pour l’aspirant » ; 5- « il doit être libre à l’égard des biens de l’aspirant pour ne pas les utiliser à son profit » ; 6- « tant qu’il peut donner des conseils par allusion, qu’il ne les donne pas clairement » ; 7- « tant qu’il peut éduquer par la douceur, qu’il se garde d’employer la colère et la violence » ; 8- « qu’il n’ordonne que ce dont il a d’abord fait l’expérience » ; 9- « tout ce qu’il lui interdit, qu’il se le soit d’abord interdit » ; 10- « qu’il ne rejette pas à cause des gens l’aspirant qu’il a accepté pour Dieu » (Asrār i, 315-6).

11-Ibid.

12-Ibid.

13-Ibid. Les éléments avancés par les défenseurs de ces pratiques peu orthodoxes n’en sont pas. De la lecture des signes coraniques et du hadith avancés, il n’est possible de tirer aucune justification des dites pratiques. Les mêmes éléments peuvent d’ailleurs être lus comme une condamnation de ces pratiques au titre de l’interdiction radicale de tout association à Dieu, en particulier dans le rite.

14-Voir Arzina R. Lalani, « Aux sources de la pensee shi’ite, les enseignements de l’ « imam » Muhammad al-Baqir » (collection Patrimoines islam, éditions du Cerf). Voir également Daniel de Smet, « La philosophie ismaélienne : un ésotérisme chiite entre néoplatonisme et gnose » (Cerf).

15-Ibid.

16- Cité par Eric Geoffroy. Voir Sha‘rânî, al-Anwâr al-qudsiyya, Le Caire, Maktabat al-ma‘ârif, 1985, I, p. 187.

17-Ibid.

18-Ibid.

19-Ibid.

20-Ibid.

21-Ibid.

22-Cet article n’est pas une critique générale du soufisme, comme certains lecteurs ne manqueront pas de le penser. Certains points précis seulement sont la cible de cette critique. Le soufisme reste une grande école de spiritualité et ses enseignements plus que jamais d’actualité.

23-Ibn ‘Arabî, Futûhât makkiyya, éd. Sader, 4 vol. , Beyrouth, s. d., II, 366.

24-Kharaqânî, Paroles d’un soufi, traduction du persan par C. Tortel, Paris, Le Seuil, 1998, p. 65.

25- « Les règles du soufisme », Ahmad Zarrouq, collection héritage spirituel, éditions Albouraq.

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