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Amour et mensonge chez Ibn Hazm

Poète, historien, juriste, philosophe et théologien arabe andalou (994/1064), Abû Muhammad Alî ibn Hazm (ابن حزم) est l’auteur d’au moins 400 ouvrages dont Le collier de la colombe, un livre sur l’amour. Voici ce qu’il écrit sur l’amour, la fidélité et le mensonge. 

J’ai fait l’expérience de tous les plaisirs, j’ai saisi toutes les fortunes où qu’elles mènent. Ni les faveurs du pouvoir, ni les avantages de l’argent, ni même être quelque chose quand on était rien, ni le retour après l’absence, ni le salut après la peur et l’exil loin du puits de son clan, rien n’égale dans une âme une union amoureuse, surtout quand elle fut si longtemps empêchée que le feu prend, que la flamme monte et que l’espérance s’embrase. Une prairie qui s’illumine après la pluie, l’aurore d’une fleur quand les nuages nomades lèvent leur camp nocturne dans la douceur du matin, le murmure des eaux qui percent les mille couleurs des parterres, la grâce des blanches citadelles qu’assiègent de verts jardins. ; non, rien ne dépasse l’union avec un aimé dont la nature satisfait, dont le caractère plaît, dont les traits rivalisent avec la beauté. L’éloquence renonce à l’imiter, la clarté du discours y tourne court.

J’ai foulé le tapis des califes, j’ai siégé au conseil des rois. Je n’y ai jamais rien constaté qui approche la crainte révérencieuse que l’amant montre à son aimé. J’ai vu les vainqueurs tenir à leur merci la vie d’un chef ennemi, j’ai vu gouverner les ministres, j’ai partagé l’heureuse outrecuidance de ceux qui dirigent l’État ; mais je n’ai jamais observé d’exultation plus intense, de joie plus rayonnante que celle d’un amant certain du cœur de son aimé, assuré du penchant qu’on a pour lui et de l’affection qu’on lui porte. J’étais là quand on faisait paraître en présence des souverains des gens qui avaient à se disculper. J’ai eu en face de moi des hommes accusés d’avoir partagé les pires crimes avec des rebelles et des tyrans.

Mais je n’ai rien vu de plus humble qu’un amant interdit devant celui qu’il aime avec égarement, quand il est irrité, aveuglé par la colère et submergé par l’injustice.

J’ai éprouvé les deux situations. Dans la première, j’étais plus tranchant que le fer, plus acéré que l’épée, incapable de m’abaisser, dédaigneux de me soumettre. Dans la seconde, j’étais plus humble qu’une vieille harde, plus souple que le coton. Je me hâtais de m’humilier dans l’espoir d’un profit, et je ne manquais pas une occasion de marquer ma soumission pour y trouver avantage. Ma langue se déliait, je sondais l’obscure subtilité des mots pour expliquer plus clairement. Je multipliais les tons et les genres. J’allais en un mot à la rencontre de tout ce qui pouvait me faire agréer.

Les accusations injustes sont une des faces de l’éloignement. Elles viennent au début et à la fin de l’amour ; au début, comme signe d’un amour vrai ; à la fin, comme signe d’une tiédeur qui annonce déjà les lointains de l’oubli.

Le premier degré de la fidélité, c’est d’être fidèle à qui vous est fidèle. C’est un devoir, une loi qui s’impose à l’amant comme à l’aimé. Ceux qui la violent ont la vilenie dans le sang. Il ne leur reste ni disposition, ni aspiration au bien. Le second degré de la fidélité, c’est de la maintenir à qui vous trahit.

C’est le fait des amants, et non des aimés, dont ce n’est pas la manière, et que rien n’engage. Il y faut, en outre, une résolution que seuls peuvent soutenir les plus durs à la peine, les cœurs larges, les âmes libres, les vastes générosités, les citadelles de l’intelligence, les natures nobles, les intentions sans taches. Qui oppose la trahison à la trahison ne mérite pas d’être blâmé ; mais celui qui y répond comme nous le disions le surpasse de la tête et des épaules. La fin de cette fidélité, c’est de renoncer à rendre injure pour injure, d’écarter d’une main ferme tout ce qui ressemble à la guerre, en paroles ou en actes, de contenir autant qu’on peut ces violences qui déracinent l’amitié, de continuer à mettre son espoir dans l’affection et d’aspirer à en être un peu payé de retour, tant qu’un petit nuage promet une goutte de réconciliation, ou un éclair au loin, ou un grondement à peine audible…

Même quand le désespoir tombe, quand la colère affermit son règne, il y a de la douceur à épargner celui qui l’a trahi, à protéger celui qui fait mal, à sauver celui qui blesse, quand le souvenir de ce qui fut oppose encore sa tendresse au ressentiment pour ce qui est. Respecter la protection qu’on a offert est une loi intangible pour l’homme intelligent. Vivre sa nostalgie, ne pas oublier ce qui n’est plus, ce dont le vrai temps est consommé, est un des signes les plus sûrs d’une vraie fidélité. C’est un très beau trait, qu’il convient de cultiver dans toutes les nuances du commerce des hommes, en toute circonstance.

Sache que la fidélité incombe à l’amant, et qu’il y a plus d’obligation que l’aimé. Il y est tenu par sa condition : c’est lui qui prend l’initiative de l’attachement, lui qui s’expose à nouer le pacte, lui qui vise à raffermir la tendresse, lui qui appelle de ses vœux un commerce vrai. Il marche au premier rang dans la quête du pur amour, il se donne le premier pour but le plaisir qu’on gagne à l’amitié ; le premier il se passe le mors d’amour le plus serré qu’il peut, et la bride la plus courte. À quoi rimerait tout cela s’il se refusait à y ajouter la touche finale ? Qui lui dit de susciter la tendresse, s’il néglige d’y mettre le sceau de la fidélité à celui qu’il désire ?

L’aimé, lui, n’est qu’un pôle qui attire, une direction du désir, qui choisit de l’agréer ou de le négliger. S’il l’accepte, il comble l’espérance. S’il se refuse, il n’est pas juste de l’en blâmer. Se proposer l’union, insister pour l’obtenir, travailler à accorder les caractères, à étendre la complicité au temps de l’absence comme à celui de la présence, de fidélité dans tout cela, point. Car c’est sa propre fortune qu’on cherche, c’est à sa propre joie qu’on s’efforce, c’est pour soi qu’on ramasse ce bois. L’amour appelle sur ses traces, et pousse en avant qu’on le veuille ou non. En vérité, on ne peut se louer d’être fidèle quand on est incapable de ne pas l’être.

(…)

Rien n’est pire chez les humains que la délation, c’est-à-dire la calomnie. C’est un trait qui dénonce une constitution fétide, une branche pourrie, un naturel putride, une éducation prostituée. Le calomniateur est nécessairement un menteur, puisque la calomnie est une branche du mensonge, une de ses espèces, et je n’ai jamais une seule fois aimé un menteur.

Je pardonne, chez un ami, toutes les tares, mêmes graves, et je le remets entre les mains de son Créateur Tout-Puissant. Je jette le voile sur ce qui en apparaît dans son caractère, sauf quand je sais qu’il ment. Ce mensonge, pour moi, ternit tous ses mérites, lui retire toutes ses supériorités, et chasse tout ce qui vaut en lui. Je n’en espère plus, par principe, aucun bien.

De toute faute, en effet, on peut se repentir, et sur tout vice jeter le voile et le rachat. Pas sur le mensonge. Il n’y a pas moyen de revenir sur un mensonge, ni de le cacher, par définition. Je n’ai jamais connu, et je ne sais pas qu’on ait jamais connu, un menteur qui ait abandonné le mensonge sans jamais y retomber. Je n’ai jamais rompu le premier avec une de mes relations, sauf quand il m’apparaissait qu’elle mentait. À partir de là, c’est moi qui vise à l’éviter, qui m’attache à m’en défaire. C’est une faille secrète que je n’ai jamais vu chez quiconque n’était pas aussi soupçonné de méchanceté dans l’âme, ou montré du doigt pour quelque difformité monstrueuse de ses fibres intimes. Que Dieu nous préserve de Son abandon.

Ibn Hazm

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