Azadeh Kian (à droite) et Leïla Tauil (à gauche).
Une conférence était organisée le 6 juin par l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient sur le thème « Femmes, féminismes et islam ». Leïla Tauil et Azadeh Kian ont traité le sujet en abordant les périodes historiques anciennes et contemporaines, avant d’échanger des points de vues contradictoires en fin de séance. Mizane.info était présent. Focus.
Leïla Tauil est chargée de cours à l’Université de Genève et chercheur associée à l’Université Libre de Bruxelles. Elle est l’auteur de l’ouvrage « Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie » (L’Harmattan, 2018).
Dans son intervention à l’Iremmo, Leïla Tauil s’est concentré sur les figures et les mouvements féministes de l’Egypte, de la Tunisie et du Maroc, du début du XXe siècle à nos jours.
Une période qui couvre la colonisation, les courants anti-impérialistes, la décolonisation, l’indépendance et la période contemporaine.
Plus intéressant, le champ d’intervention de Azadeh Kian, sociologue franco-iranienne, professeure de sociologie à l’Université Diderot-Paris VII et auteur de Femmes et pouvoir en islam (Michalon, 2019), a recouvert les périodes de l’Empire ottoman, des dynasties fatimides et safavides.
Azadeh Kian a particulièrement insisté sur le fait que, contrairement aux idées reçues et entretenues, les femmes musulmanes ont toujours joué un rôle social et historique important dans les sociétés musulmanes patriarcales.
La liberté des femmes fatimides
En s’appuyant sur un article de 1975 de l’historien Peter James, basé sur des archives de l’Empire ottoman portant sur l’Anatolie orientale, Azadeh Kian a souligné le fait que les femmes anatoliennes avaient jusqu’au 18e siècle beaucoup de droits et de pouvoir.
« Elles allaient voir seules le qadi (juge religieux) et obtenaient leurs droits au divorce, à la garde de l’enfant ou à l’héritage. Les hommes (frère, père ou mari) n’osaient pas toucher à ces droits qui étaient protégés de par leur statut de droit musulman. »
L’institutionnalisation du mariage patrilinéaire, que l’islam n’a pas créé mais qu’il a renforcé, aurait joué, selon Azadeh Kian, un rôle important dans la conception « d’un islam hiérarchique » contre lequel a fait face une autre vision « d’un islam éthique égalitaire porté par des marginaux ».
Il n’y avait pas de vision dichotomique entre hommes et femmes. Les femmes compétentes pouvaient accéder aux fonctions de gouverneurs ou aux activités économiques. Cette vision va être instauré plus tard à l’avènement de la modernité qui a une vision binaire du monde (homme/femme, nature/culture).
La dynastie fatimide (début du Xe/fin du XIIe siècle) qui a régné en Egypte, au Yémen, au Maghreb et en Sicile a été elle aussi le théâtre de plusieurs femmes actives au premier plan.
« Plusieurs femmes ont accédé au pouvoir politique. Leurs noms étaient cités dans les prêches du vendredi à la mosquée, ce qui était une reconnaissance. Elles ont régné parfois pendant dix ou quinze ans. Ce qui montre que les femmes ont toujours continué à exercer une certaine autorité. »
Sur le plan des dispositions juridiques et de l’héritage, « les femmes fatimides héritaient la même part successorale que les hommes ».
« Pourquoi ? Parce que l’héritage était fondé sur le lien du sang et non sur le genre. Les femmes fatimides avaient droit à l’avortement sans même prévenir leur mari ! De quel islam parle-t-on ? Ces exemples font partie aussi de l’islam. L’islam accorde aux femmes les droits qui leur reviennent. Ce sont les jurisconsultes qui ont fait émergé entre le IX et le XIIIe siècle un Islam misogyne. »
Le pouvoir et l’influence des femmes ottomanes
Dans la Perse safavide du XVe siècle, on trouvait également des femmes aristocrates présentes dans les dynasties royales.
« Contrairement aux propos orientalistes, les femmes orientales n’étaient pas toutes dans les harems. Enormément de femmes travaillaient. Elles exerçaient même parfois des activités qui leur furent interdits par la suite. C’est un peu comme au Moyen-Âge où on trouvait en France des femmes chirurgiens ou des femmes forgerons. »
Même dans les harems ottomans ou safavides, les femmes exerçaient un certain pouvoir et donnaient leur avis avant des décisions de déclarations de guerre.
« Il y avait des femmes guerrières également. Il y avait donc une perception qui montre que les femmes n’étaient pas autant déconsidérées qu’on peut le croire. »
Sur le plan économique, les archives des institutions de bienfaisance religieuse du waqf montrent que des femmes avaient accès à la propriété.
« Même après le mariage. Elles léguaient une partie de leurs biens au waqf, permettant le financement d’écoles, de caravansérails, de fontaines, etc, et nommaient des administratrices qui géraient leurs biens après leur mort. »
Tous ces faits historiques prouvent que les femmes qui ne travaillaient pas en vertu de leur statut social aristocratique étaient présentes dans l’espace public un peu partout dans le monde musulman (Empire ottoman, Egypte, Perse safavide, etc).
« Il n’y avait pas de vision dichotomique entre hommes et femmes. Les femmes compétentes pouvaient accéder aux fonctions de gouverneurs ou aux activités économiques. Cette vision va être instauré plus tard à l’avènement de la modernité qui a une vision binaire du monde (homme/femme, nature/culture, etc). »
La modernité comme régression des droits de la femme
Pour Azadeh Kian, la colonisation britannique, en Egypte, en anglicisant l’enseignement, a exclu de fait la majorité de la population de l’école.
« On trouve un gouverneur britannique qui au nom du devoir de civiliser les Egyptiens voulait à tout prix que les Egyptiennes enlèvent leur voile. De retour en Grande-Bretagne, le même homme crée une association opposée au mouvement des suffragettes et à l’octroi de droits politiques aux femmes. »
L’auteur de Femmes et pouvoir en islam va même plus loin. Le code napoléon resté en vigueur en France jusqu’aux années 60 était plus patriarcal que l’islam !
« Les Françaises n’avaient pas le droit de travailler sans l’autorisation de leurs époux, ni même de toucher leurs salaires. C’étaient leurs maris qui le touchait ! Elles n’avaient pas le droit à la propriété. Et c’est au nom de la modernisation du droit musulman égyptien que Muhammad-Ali a intégré cette interdiction de la propriété pour les femmes ! ».
Le constat de Azadeh Kian est clair : il ne faut pas homogénéiser le monde musulman.
« Le voyageur maghrébin Ibn Battuta disait déjà en son temps que chez les Turcs, des hommes servaient des femmes. En Syrie, en Egypte ou en Iran, 60 % des ventes commerciales étaient réalisées par des femmes. »
Au terme des deux interventions, Leïla Tauil et Azadeh Kian ont débattu à propos du féminisme dit islamique, bien qu’aucune des deux femmes ne soient rattachées à ce courant.
Un échange contradictoire qui a dévoilé leurs positions personnelles, leurs convergences mais aussi les divergences des deux femmes sur la stratégie à adopter à l’égard de ce féminisme.
La relecture des féministes islamiques comme désacralisation du Coran
Le débat a été précédé d’un bref rappel social et historique de Mme Kian sur les origines du féminisme islamique.
Le féminisme islamique né dans les années 70/80, était le fait en Iran comme en Turquie, des femmes issues des classes rurales, modestes ou de basse classe moyenne et religieuse, qui ont accédé à l’enseignement supérieur.
« Ces femmes voulaient sortir de l’automatisme des coutumes suivant le raisonnement suivant : « Jusque-là, ce sont les hommes jurisconsultes qui ont interprété la loi religieuse. Etant doté de ce savoir, je vais le faire moi-même ».
Ces femmes ont donné naissance à un mouvement de relecture des textes, que Azadeh Kian analyse comme un mouvement de désacralisation non seulement des ahadiths mais aussi du Coran.
« Il s’agit de contextualiser et d’historiciser l’islam. L’islam a fait un certain nombre de pas en avant à son époque. Ces femmes se sont emparés de ces textes en les réinterprétant, en les historicisant et donc en les désacralisant. Les lois islamiques n’ont rien de sacré. Ce n’est pas la volonté divine. C’est la volonté des hommes. Ce ne sont pas seulement les ahadiths qui sont remis en question. C’est aussi le Coran lui-même en tant que Livre sacré qui est débattu, donc désacralisé. Les femmes féministes musulmanes et séculières défient cette volonté-là. Des religieux estiment même que si l’islam veut continuer à exister, il faut qu’il s’adapte aux exigences du monde moderne. »
Déloger le patriarcat de l’intérieur
Malgré la désacralisation que cette méthode de réforme de l’intérieur porte en elle, selon Azadieh Kian, ce point de vue a été jugé insuffisant par Leïla Tauil qui a déclaré rejoindre, pour sa part, la position radicale des féministes séculières tunisiennes.
Selon Leïla Tauil, « la question des femmes est restée sous l’emprise du droit musulman qui est un droit forgé par des juristes s’appuyant sur des versets rudimentaires comme l’inégalité successorale, en écartant d’autres sources qui auraient pu aller vers plus d’égalité. »
« Cela a sacralisé le patriarcat. Le problème que nous avons est que dans l’ensemble du monde musulman, les islamistes ont accepté le fait que les peines corporelles (couper la main du voleur, flagellation) soient suspendues ou abrogées et que l’islam a islamisé des lois pré-islamiques. Mais sur la question des femmes, on postule l’intouchabilité du Coran. Voilà pourquoi je partage l’avis des féministes tunisiennes qui postulent que le Coran est un texte médiéval auquel on ne peut pas demander de résoudre les impératifs de la modernité, de la citoyenneté et de l’égalité. On peut être croyant et laïc, non-croyant et laïc, et surtout démocrate et égalitaire. Faisons-en sorte que la religion n’ait plus d’impact sur le statut des femmes. »
Pour la chercheure associée à l’Université Libre de Bruxelles, si le féminisme islamique peut contribuer à déloger les acteurs patriarcaux de l’intérieur, il se heurte néanmoins aux limites du patriarcat présent dans le Coran.
« Le fait pour les femmes de se réapproprier les textes religieux est une approche révolutionnaire dans la sphère religieuse, face à des acteurs fondamentalistes patriarcaux. Mais leur approche est par définition limitée car dans le Coran il y a des versets patriarcaux. Même si on est obligé de tenir compte du religieux car le droit dans ces pays est tiré de l’islam, le fait de rester dans cette instance patriarcale sacralisée les limitent. »
La convergence stratégique des luttes féministes
Leïla Tauil estime également que le féminisme islamique a été récupéré en partie par certains états comme le Maroc qui aurait tenté de faire émerger un féminisme islamique d’état pour écarter les féministes séculières.
« Les islamistes marocains ont voulu écarter les féministes séculières pour promouvoir un féminisme islamique d’état en intégrant Asma Lamrabet et en lui donnant une visibilité. Jusqu’à ce qu’elle fasse des propositions sur l’inégalité successorale. A la suite de quoi, elle a subi des pressions. Je suis pour une radicalité en ce qui concerne les revendications car l’égalité ne se négocie pas et ne doit pas être conditionné par le religieux. »
Une position critiquée par Azadeh Kian qui a appelé à une convergence stratégique des luttes, la réinterprétation des textes par le féminisme islamique n’étant qu’une étape transitoire et non une finalité.
« La dichotomie des féministes laïques et islamiques est en train de s’estomper grâce aux luttes communes de ces femmes. La réinterprétation des textes par les féministes musulmanes n’est pas une finalité mais un passage obligé. Quand il s’agit d’inégalité des femmes, qu’elles soient séculières ou musulmanes ne changent rien. Elles luttent ensemble et c’est une nouveauté. Arrêtons cette dichotomie et encourageons-les à travailler ensemble. »
Retrouver ici l’intégralité des interventions audio de Leïla Tauil et Azadeh Kian.
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