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Baudrillard : « Le bonheur est l’équivalent du salut » pour la société de consommation

Rédigé en 1970, « La société de consommation » de Jean Baudrillard est un chef d’œuvre de pensée critique sur le consumérisme tel qu’il émergeait dans les dernières années des 30 glorieuses. Dans un extrait publié par Mizane.info, le penseur français analyse les liens entre le bonheur, l’idéologie individualiste bourgeoise et la mise en sourdine de l’égalité politique réelle.

Tout le discours sur les besoins repose sur une anthropologie naïve : celle de la propension naturelle au bonheur. Le bonheur, inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité pour les Canaries ou les sels de bain, c’est la référence absolue de la société de consommation : c’est proprement l’équivalent du salut. Mais quel est ce bonheur qui hante la civilisation moderne avec une telle force idéologique ?

Il faut réviser, là aussi, toute vision spontanée. La force idéologique de la notion de bonheur ne lui vient justement pas d’une propension naturelle de chaque individu à le réaliser pour lui-même. Il lui vient, socio-historiquement, du fait que le mythe du bonheur est celui qui recueille et incarne dans les sociétés modernes le mythe de l’Egalité. Toute la virulence politique et sociologique dont ce mythe est chargé depuis la Révolution industrielle et les Révolutions du XIXe s’est transférée sur le Bonheur.

Le fait que le Bonheur ait d’abord cette signification et cette fonction idéologique induit des conséquences importantes quant à son contenu : pour être le véhicule du mythe égalitaire, il faut que le Bonheur soit mesurable. Il faut que ce soit du bien-être mesurable par des objets et des signes, du confort, comme disait Tocqueville qui notait déjà cette tendance des sociétés démocratiques à toujours plus de bien-être, comme résolution des fatalités sociales et égalisation de tous les destins.

Le bonheur comme jouissance totale ou intérieure, ce bonheur indépendant de signes qui pourraient le manifester aux yeux des autres et aux nôtres, ce bonheur qui n’a pas besoin de preuves est donc exclu d’emblée de l’idéal de consommation, où le bonheur est d’abord exigence d’égalité (ou de distinction bien entendu) et doit, en fonction de cela, se signifier toujours au regard de critères visibles.

Dans ce sens, le Bonheur est plus loin encore de toute fête ou exaltation collective, puisqu’alimenté par une exigence égalitaire, il se fonde sur les principes individualistes fortifiés par la Table des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaissent explicitement à chacun (à chaque individu) le droit au Bonheur.

La Révolution du Bien-Etre est l’héritière, l’exécutrice testamentaire de la Révolution Bourgeoise ou simplement de toute révolution qui érige en principe l’égalité des hommes, sans pouvoir (ou sans vouloir) la réaliser au fond.

Le principe démocratique est transféré alors d’une égalité réelle, des capacités, des responsabilités, des chances sociales, du bonheur (au sens plein du terme) à une égalité devant l’Objet et autres signes évidents de la réussite sociale et du bonheur. C’est la démocratie du standing, la démocratie de la TV, de la voiture et de la chaîne stéréo, démocratie apparemment concrète, mais tout aussi formelle qui répond, par-delà les contradictions et inégalités sociales, à la démocratie formelle inscrite dans la Constitution.

Toutes deux, l’une servant d’alibi à l’autre, se conjuguent en une idéologie démocratique globale, qui masque la démocratie absente et l’égalité introuvable.

La notion de besoins est solidaire de celle de bien-être dans la mystique de l’égalité. Les besoins décrivent un univers rassurant de fins, et cette anthropologie naturaliste fonde la promesse d’une égalité universelle. La thèse implicite est celle-ci : Tous les hommes sont égaux devant le besoin et devant le principe de satisfaction, car tous les hommes sont égaux devant la valeur d’usage des objets et des biens (alors qu’ils sont inégaux et divisés devant la valeur d’échange).

Le besoin étant indexé sur la valeur d’usage, on a une relation d’utilité objective ou de finalité naturelle devant laquelle il n’y a plus d’inégalité sociale ou historique. Au niveau du bifteck (valeur d’usage), pas de prolétaire ni de privilégié.

Jean Baudrillard

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