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Cemil Aydin : «L’idée d’un vieux conflit entre mondes musulman et chrétien est un mythe» 1/3

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D’où vient la notion de « monde musulman », notion largement diffusée mais peu définie ? Que recouvre-t-elle exactement ? Auteur du livre « The Idea of the Muslim World : A Global Intellectual History » (2017), professeur d’histoire internationale à l’Université de Caroline du Nord, Cemil Aydin s’est penchée sur cette question dans un article historique volumineux publié par la revue d’idée Aeon. Dans la première partie de cet article accessible en français, Cemil Aydin retrace le contexte d’apparition du panislamisme auquel cette notion de monde musulman est rattaché historiquement et son lien avec le panafricanisme et le panasiatisme.

Le 17 mai 1919, à Paris, trois dirigeants indiens musulmans rencontrèrent le président des États-Unis, Woodrow Wilson, pour défendre le maintien du califat ottoman à Istanbul et pour soutenir l’autodétermination nationale de l’Anatolie en tant que patrie des musulmans turcs. Aga Khan, Abdullah Yusuf Ali et Sahibzada Aftab Ahmad Khan ont plaidé pour l’indépendance de ce qu’ils appelaient « la dernière puissance musulmane restante dans le monde ». Ces dirigeants musulmans indiens, s’exprimant au nom d’un califat ottoman, pourraient sembler défendre l’idée d’un monde musulman uni et autonome. Une telle conclusion relèverait pourtant de l’erreur. Les musulmans indiens ont plaidé l’indépendance de la Turquie en s’appuyant sur les 14 points proposés par Wilson en faveur de la paix. Edwin Montagu, secrétaire d’État pour l’Inde au Royaume-Uni, avait lui-même organisé cette réunion parce qu’il pensait que l’empire britannique, le plus grand empire musulman du monde, avait la responsabilité morale d’écouter les arguments des musulmans indiens en faveur du califat ottoman à cause de leur sacrifice au cours de leur combat contre l’alliance germano-ottomane sous les drapeaux de l’armée britannique. Ces trois dirigeants indiens qui avaient affirmé leurs liens spirituels avec le calife ottoman étaient tous des sujets loyaux de la Couronne britannique. Plusieurs dirigeants indiens hindous ont également rejoint la réunion, pour manifester leur solidarité avec leurs compatriotes musulmans et leur soutien au califat ottoman.

L’erreur de Bernard Lewis

Cette anecdote symbolique de la Conférence de paix de Paris en 1919 témoigne donc de la complexité historique de ce sujet. Un avis que le très influent islamologue Bernard Lewis ne partageait pas. Dans le magazine The Atlantic, celui-ci expliquait en 1990 que « dans la conception islamique classique, à laquelle beaucoup de musulmans reviennent, le monde et l’humanité sont divisés en deux : la Maison de l’Islam, où prévaut la loi et la foi musulmanes, et le reste, connu sous le nom de Maison de l’incrédulité ou Maison de la guerre, que les musulmans ont le devoir de soumettre à l’islam (…) Cette obligation de « guerre sainte »… commence à la maison et se poursuit à l’étranger contre le même ennemi infidèle. » La rencontre de nos dirigeants musulmans indiens avec le président Wilson en 1919 contredit pourtant toutes ces affirmations de Lewis. A cette époque, les musulmans étaient les fidèles partisans d’un empire britannique multiconfessionnel, coopérant avec les hindous et ayant combattu les soldats musulmans de l’empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Ils ne voyaient pas les Occidentaux comme un ennemi irréductible et lorsqu’ils plaidaient en faveur du califat ottoman, ils le faisaient conformément aux normes internationales relatives à l’autodétermination nationale.

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Bernard Lewis.

Bien qu’il ait exercé une influence sur les cercles politiques américains, Lewis ne soutenait cependant pas l’idée d’un « monde musulman » conçu comme une entité homogène et distincte du monde occidental. Ce sont plutôt les journalistes occidentaux et les islamistes radicaux qui, depuis la révolution iranienne de 1979, ont popularisé cette idée. Selon eux, le panislamisme contemporain puisait directement dans les sources musulmanes et son objectif était de restaurer la pureté d’une société religieuse primitive. Dans ce récit, le panislamisme est compris comme un mouvement réactionnaire, lié aux anciennes traditions et au droit islamique classique, et qui défend la transcendance de l’affiliation religieuse des musulmans au-delà de toutes affiliations politiques. Cette conception panislamiste, non seulement survit mais prospère encore aujourd’hui dans le monde contemporain.

Une réaction politique à l’impérialisme

Lewis n’a peut-être pas soutenu l’idée d’un tel monde musulman autonome, mais il lui a néanmoins fourni un solide socle intellectuel qui a notamment inspiré l’œuvre populaire de Samuel Huntington, « Le choc des civilisations » publiée en 1996. « La lutte entre ces systèmes rivaux [du monde islamique et de la chrétienté], écrit Lewis, dure depuis 14 siècles. Elle a commencé avec l’avènement de l’islam au 7ème siècle et s’est poursuivie pratiquement jusqu’à nos jours. Il s’agit d’une longue série d’attaques et de contre-attaques, de djihads et de croisades, de conquêtes et de reconquêtes ».

En racialisant leurs sujets musulmans sur des bases religieuses, les colonisateurs avaient déjà créé les fondements conceptuels de l’unité musulmane moderne

Telle est la vision occidentale dominante du panislamisme, synthétisée dans le concept de « monde musulman » diffusé par les experts et les journalistes. Mais contrairement à cette vision dominante d’un éternel conflit avec l’Occident chrétien, le panislamisme est en réalité relativement récent dans l’Histoire. Étroitement lié au panafricanisme et au panasiatisme, le mot est apparu dans les années 1880 comme une réponse aux injustices produites par l’impérialisme européen. Au départ, l’idée de la solidarité musulmane mondiale visait à donner aux musulmans plus de droits au sein des empires européens, à répondre aux idées de suprématie blanche / chrétienne et à fonder l’égalité des États musulmans existants en droit international.

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Affiche coloniale du début du XXe siècle.

L’idée d’un ancien conflit entre le monde musulman et le monde chrétien est un mythe dangereux qui s’appuie sur des représentations modernes fausses et fabriquées. Si l’on veut comprendre quel a été le contexte d’apparition du panislamisme, il faut plutôt se tourner du côté du panafricanisme et du panasiatisme. Ces trois courants ont émergé à la fin du XIXe siècle, à une époque dominée par l’impérialisme, la suprématie anglo-saxonne et la « mission civilisatrice » de l’homme blanc. À l’époque de l’empire, les panislamistes n’ont pas eu besoin de convaincre leurs coreligionnaires de l’unité mondiale que devaient former les musulmans. En racialisant leurs sujets musulmans sur des bases religieuses, les colonisateurs avaient déjà créé les fondements conceptuels de l’unité musulmane moderne.

La menace panislamiste est une construction

À cette époque, les empires britannique, néerlandais, français et russe régnaient sur les populations musulmanes. Comme les panafricanistes et les panasiatistes, les premiers panislamistes étaient des intellectuels qui voulaient mettre un terme aux affronts, aux humiliations et à l’exploitation du colonialisme occidental. Le profil des principaux intellectuels pan-islamistes Jamal ad-din al-Afghani et Syed Ameer Ali, ressemblait de près à celui du panafricaniste Dubois ou du panasiatiste Rabindranath Tagore. Comme les panafricanistes et les panasiatistes, les panislamistes ont dénoncé les politiques discriminatoires des empires européens envers les Africains, les Asiatiques et les musulmans. Tous trois ont contesté le racisme et la domination coloniale des Européens et ont promis un monde meilleur et plus libre pour la majorité des êtres humains sur Terre.

Dans les années 1980, les intellectuels africains et afro-américains sont devenus plus pessimistes. Leur rêve panafricaniste de conquérir l’égalité raciale pour les Noirs dans le monde moderne et de rendre l’Afrique prospère et libre avait sérieusement décliné

En voyant comment les technologies modernes d’impression, de navigation et télégraphique créaient de nouveaux liens entre diverses populations musulmanes, en voyant comment elles les aidaient à soutenir des revendications critiques contre le racisme, les Européens se mirent à craindre une révolte musulmane. Pourtant, il n’y eut pas de révoltes panislamiques contre le colonialisme des années 1870 aux années 1910. La prétendue menace du panislamisme a fait sa première apparition notable en Occident pendant la Première Guerre mondiale, en partie parce que les empires ottoman et allemand l’ont promu dans leur propagande de guerre. Pourtant, il n’y a pas eu de révolte musulmane pendant la Première Guerre mondiale lorsque des centaines de milliers de soldats musulmans ont servi les empires britannique, français et russe. Pendant la seconde guerre mondiale, le panasiatisme était associé aux promesses de l’empire japonais de libérer les « races » asiatiques de l’hégémonie blanche. Et à la suite de la défaite du Japon, la décolonisation historique de l’Afrique a replacé la question du panafricanisme parmi les préoccupations européennes.

Les multiples crises du panislamisme

Dans les années 1960, avec la disparition du monde colonial et son remplacement par un monde d’États-nations indépendants, les idéologies du panislamisme, du panafricanisme et du panasiatisme avaient presque disparu. Ces idéologies avaient cependant remporté de nombreuses batailles intellectuelles contre le racisme, en réfutant les arguments coloniaux de la suprématie blanche et en contribuant à mettre fin à la domination impériale européenne. Les déceptions quant à l’incapacité de l’Afrique, de l’Asie et du monde musulman à devenir comparables en termes d’égalité et de liberté vis-à-vis de l’Occident ont néanmoins contribué au déclin de l’idéologie nationaliste.

Dans les années 1980, les intellectuels africains et afro-américains sont devenus plus pessimistes. Leur rêve panafricaniste de conquérir l’égalité raciale pour les Noirs dans le monde moderne et de rendre l’Afrique prospère et libre avait sérieusement décliné. La vision panafricaine d’une union des nations africaines qui leur permettrait de créer la synergie nécessaire d’un pouvoir fédérateur à même de leur donner liberté et prospérité ne s’est pas réalisée. Bien qu’il existe toujours une organisation internationale affectée à cet objectif – l’Union africaine – celle-ci est inefficace. De Dubois à Frantz Fanon, les espoirs de toute une génération panafricaniste de voir émerger une Afrique décolonisée ont donc fatalement disparu.

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William Du Bois et Frantz Fanon, deux maîtres à penser du panafricanisme.

D’un autre côté, avec l’émergence politique et économique de plusieurs grandes puissances telles que la Chine, l’Inde et le Japon, l’Asie post-coloniale aurait rendu plutôt fiers les panasiatistes du début du XXe siècle. Mais depuis l’exploitation japonaise du panasiatisme dans sa propagande d’occupation coloniale de la Chine et de la Corée, nombreux de ses partisans se sont sentis trahis. La politique étrangère de l’Inde, sous la direction de Nehru, a bien témoigné de son attachement à certains principes du panasiatisme, comme le prouve encore aujourd’hui la popularité de la conférence de Bandung en 1955. Cette réunion de 29 États asiatiques et africains, représentant plus de la moitié de la population mondiale, fut néanmoins la dernière expression majeure de solidarité asiatique, engloutie par la suite par toutes les rivalités de la guerre froide et la montée des nationalismes.

Le panislamisme a également connu une série de crises au cours du siècle dernier. De la Turquie et de l’Égypte à l’Indonésie et à l’Algérie, l’idée de l’intellectualisme musulman et de la solidarité musulmane mondiale a permis aux dirigeants et aux mouvements nationalistes du XX e siècle de s’imposer. Au milieu des années 1960, la majorité des musulmans du monde avaient été libérés de la domination coloniale européenne. Le parlement turc avait aboli le califat ottoman en 1924 et, dans les années 1950, le califat était presque oublié.

Cemil Aydin

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