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Claire Gallien : « La oumma a pour fonction de maintenir le lien à Dieu »

Claire Gallien publie sur Mizane.info une contribution écrite dans le cadre de notre dossier consacré à la question « qu’est-ce qu’une communauté ». Pour Claire Gallien, maîtresse de conférences à l’université Montpellier 3, enseignante-chercheuse au Zentrum für Islamische Theologie à l’université de Tübingen, la « oumma permet de penser et d’activer une communauté de foi et de cœur qui émerge en tant qu’ethos« .

Claire Gallien.

Faire communauté. Il ne semble pas que cela soit l’exclusivité des musulmans. En effet, il y a le « faire communauté » des groupes minoritaires qui leur permet de se retrouver autour de certaines valeurs et objectifs communs. Le « faire communauté » des groupes majoritaires existe lui aussi. Il est opportuniste et se cristallise autour de la défense d’une hégémonie lorsque celle-ci se trouve menacée.

En réalité, l’homme, en tant qu’individu, et les sociétés fonctionnent par cercles de communautés imbriquées. Contre toute représentation étatique, sociétale, culturelle, linguistique homogénéisante, la reconnaissance officielle de ces cercles de communautés, religieux ou pas, en vue d’un rapprochement entre les différents cercles, est plus que jamais vital. A l’opposé, les pays ou les « blocs » auto-représentés de manière « homogène », avec leurs déclinaisons racistes et guerrières, constituent des communautés funestes à l’échelle de notre planète.

Qu’est-ce que la oumma ?

Or, comment l’islam pense-t-il la communauté et qu’est-ce que la oumma, terme le plus largement utilisé lorsqu’il s’agit de parler de communauté musulmane, a-t-elle à apporter comme plus-va  lue dans la conception et la réalisation de cette communauté planétaire ?

Le terme de oumma, qui apparaît 64 fois dans le Coran, désigne une communauté ou un groupe d’êtres vivants (humains et non-humains) partageant certaines caractéristiques. Il est dérivé de la racine verbale āmma, signifiant « se diriger vers quelque chose dans un certain but », « se rendre quelque part ». Ainsi, en arabe, ummatun signifie aussi un mode d’action, une manière d’agir et de se conduire, et seulement par extension une religion, par exemple dans l’expression fulān lā ūmmatan lahu (telle personne n’a pas de religion). Ainsi, la oumma permet de penser et d’activer une communauté de foi et de cœur qui émerge en tant qu’ethos (manière d’agir et de se conduire).

Le pèlerinage annuel de la Mecque autour de la Kaaba.

Bien qu’au niveau des états, elle ne soit pas une communauté politique en mesure d’infléchir les décisions qui concernent l’avenir de notre humanité et celui de la planète en tant qu’écosphère, car les gouvernements qui la dirigent sont très largement complices d’un ordre mondial néolibéral, extractiviste, et impérialiste, la oumma résiste en tant que communauté vertueuse.

Les cinq finalités de la religion

En effet, la oumma, parce qu’il s’agit d’un « aller vers, ensemble », répond de certains principes, comme les cinq piliers fondamentaux (ḍaruriyyāt) de la sharī‘a. L’imām al-Ghazālī (m. 1111) les définit ainsi: protection de la foi (dīn), protection de la vie (ḥayia), de l’intellect et de la santé mentale (‘aql), des biens (māl), et de la famille/descendance, dans le but de préserver le bien-être public (maslaḥa). Bien au-delà d’une communauté-communautariste, la oumma est un modèle d’action et un projet pour le bien commun.

Je voudrais conclure cette très brève réflexion par un retour au Coran. Il s’agit des versets 100 à 106 de la sourate Al al-‘Imrān (« La famille de ‘Imran ») où il est fait référence aux gens du Livre qui à Médine tentaient de désunir la communauté musulmane, toute nouvellement unie par l’islam et son Prophète, en lui rappelant les animosités et les guerres arabes inter-tribales entre les Aws et des Khazraj notamment. Les versets 101 et 103 appellent les musulmans à « s’attacher » / « tenir fermement » (ī‘taṣama) à la corde (ḥablun) qui les lient à Dieu.

Le verset 103 dit :

« Attachez-vous [fermement à la corde tendue par] Dieu ; ne vous divisez pas ; souvenez-vous des bienfaits de Dieu : Dieu a établi la concorde en vos cœurs ; vous êtes par Sa grâce devenus frères alors que vous étiez des ennemis les uns pour les autres. Vous étiez au bord d’un abîme de feu et Il vous a sauvés. Voici comment Dieu vous explique ses Signes, peut-être serez-vous bien dirigés. »

Et 104 :

« Puissiez-vous former une Communauté [dont les membres appellent les hommes au bien : les enjoignent à faire ce qui est bon les empêchent de faire le mal. Ceux-ci jouiront du succès véritable!] »

(traduction de Dominique Masson, La Pléiade, 1986, p. 75 ; avec mes révisions entre crochets)

Dieu dans ces versets demande à la communauté de ne pas se diviser (lā tafarraqū) et de se souvenir qu’Il a uni les cœurs au point que des ennemis sont devenus frères. En ajoutant une dimension verticale, celle de la foi, à la dimension horizontale des affaires de ce bas monde, en insistant sur la contingence de notre passage sur Terre, et sur la nécessité de reconnaître que le monde, et même leurs « possessions », ne leur appartiennent pas, l’islam a transformé des ennemis en « frères ».

La corde de Dieu

Dans les exégèses du Coran on trouve que l’expression « corde de Dieu » dans « Attachez-vous fermement à la corde de Dieu » (wa ī‘taṣamū bi ḥabli-Llah) se réfère à la « communauté des Musulmans » ou au Coran lui-même qui permet de faire le lien entre le Ciel et la Terre. L’exégète Ibn Kathīr (m. 1373) explique le terme ḥabli-Llah en terme de « pacte » (et c’est aussi le choix de traduction de Dominique Masson).

La oumma, en tant que « corde de Dieu », a pour fonction de maintenir le lien à Dieu ; elle est cette sorte de boussole collective assurant un alignement des cœurs dans la bien. L’injonction divine de ne pas se diviser va bien entendu au-delà des tribus arabes, ou même des sectes, groupes, ou écoles dans la religion. Il existe d’autres types de division, sociales, raciales, économiques, qui nous touchent dans notre quotidien.

A l’opposé des séparatismes actuels imposés par le capitalisme tardif et toutes ses formes de prédation néocoloniale, la lettre du Coran, dans son appel à « joindre les cœurs » (āllafa bayīna qulūbikum), propose un autre modèle politique et social, une oumma, unie autour de principes tels que la reconnaissance de la contingence humaine, l’humilité qui en découle, mais aussi la responsabilité de chacun et chacune à cultiver « ce qui est bon » et s’éloigner ce qui est mal, divise, et corrompt.

Claire Gallien

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