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Comment l’islam a façonné l’Occident : le cas ottoman

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« François 1er et Soliman le Magnifique » par Le Titien.

Dans une tribune de réflexion sur le dernier ouvrage de Noël Malcolm consacré à l’Empire ottoman, Rowan Williams met en exergue, sur Prospect.com la manière dont l’Islam et l’Empire ottoman ont contribué à la fondation de l’Europe moderne.

Saint-Augustin a probablement été le premier grand penseur à discuter longuement de la manière dont les États utilisent les ennemis à leurs propres fins internes.

Il trace avec une clarté admirable la manière dont la République romaine a commencé à s’effondrer de ses propres tensions et conflits intérieurs une fois que Carthage, son grand ennemi historique, a été détruit.

La conclusion de Saint-Augustin est la suivante : si vous n’avez aucun moyen de générer de la cohérence et de la justice au sein de votre propre gouvernement, vous serez toujours à la recherche de nouveaux ennemis sur lesquels déplacer les menaces qui résultent de vos propres échecs politiques.

Cette analyse s’applique avec une extrême précision à tout un éventail de phénomènes politiques modernes, de la folie de la course aux armements nucléaires pendant la guerre froide à diverses mythologies plus récentes, en passant par certaines caractérisations populaires de «l’Occident» contre le «monde musulman».

La dernière et brillante étude de Noël Malcolm, « Ennemis utiles: l’islam et l’empire ottoman dans la pensée politique occidentale, 1450-1750 », porte sur une période pas si différente de la guerre froide : les trois siècles au cours desquels l’empire ottoman a été l’Autre troublant de l’Europe occidentale, celle de la première modernité.

Ce fut une période de collisions militaires sporadiques (parfois violente) et de longues périodes de confrontation compliquées par le fait que l’empire pouvait être entraîné dans les conflits diplomatiques et militaires des États occidentaux.

Malcolm a ainsi des pages sournoises et intriguantes sur la gymnastique théologique qu’il a fallu mobiliser pour justifier les politiques diplomatiques et les alliances stratégiques pro-ottomanes des rois «les plus chrétiens» de France.

Les vertus pratiques de l’Empire ottoman

Mais l’intérêt de son étude, comme il le dit clairement dans son introduction, ne porte pas tant sur les détails des relations diplomatiques, ni sur le développement actuel des institutions sociales et politiques ottomanes.

L’accent est mis sur la manière dont les penseurs occidentaux ont utilisé ce qu’ils savaient de l’islam pour attirer l’attention sur leur propre lectorat européen.

L’utilité d’avoir sous la main une sorte d’image inversée de sa propre société n’est pas seulement utile pour rassembler les gens de manière solidaire contre une menace manifeste. Elle illustre aussi la manière dont les forces réelles et imaginaires de cet ennemi mettent en lumière nos propres faiblesses et défaillances.

Dans ce processus, les intellectuels occidentaux ont pu simultanément faire référence à la discipline des armées ottomanes, à la piété visible des citoyens musulmans ou à l’ordre des familles ottomanes pour mieux faire des reproches à leurs propres sociétés.

Les forces musulmanes prévalaient ainsi contre les forces chrétiennes parce que les populations musulmanes présentaient des vertus que les chrétiens avaient oubliées – malgré la vérité supérieure de l’enseignement chrétien et la faiblesse innée des «orientaux» en général (expliqué grâce au climat chaud de la région).

Dans son livre, Malcolm nous met en garde de ne pas prendre à la lettre le langage évaluant les sociétés musulmanes. Il critique à juste titre les érudits qui ont qualifié certains écrivains du XVIIe siècle d ‘«islamophiles», en dépit des contradictions de leurs tropismes.

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Ces écrivains pouvaient déplorer la tyrannie et la cruauté ottomanes et louer la discipline et l’efficacité ottomanes; magnifier la menace de l’expansionnisme ottoman et prédire l’effondrement imminent de l’empire en fonction de l’élément qu’ils souhaitaient renforcer dans leurs propres controverses.

L’islam est-il une forme déformée du christianisme, une hérésie ? Telle était en tout cas l’opinion générale des polémistes de l’empire byzantin. Au 12ème siècle, cette opinion a été transmise à l’Occident médiéval, lorsque les traductions latines du Coran ont commencé à apparaître.

Mais elle se tenait à côté d’une autre image concurrente dans laquelle les musulmans étaient simplement des « infidèles », l’équivalent des païens et consacrés à un faux Dieu.

Ironie de la chose, les musulmans avaient de réels avantages à être classés païens quand ils vivaient dans des sociétés occidentales ou sous le régime chrétien; cela signifiait qu’ils n’étaient pas soumis aux sanctions les plus draconiennes pour hérésie.

Il était préférable d’être davantage «moins» que «Autre» à certaines fins.

La contagion hérétique

Inversement, le fait que l’empire ottoman soit exceptionnellement tolérant à l’égard de la diversité religieuse constituait un défi pour les orthodoxies occidentales (même si les textes occidentaux condamnant l’intolérance dans leur propre contexte ne font que rarement, voire jamais, un effort pour expliquer les handicaps civiques des populations non musulmanes de l’empire ottoman).

Une fois de plus, des points contradictoires ont été soulevés : l’État musulman était un État dans lequel les autorités religieuses et laïques étaient combinées, mais il était moins intolérant à l’égard des minorités religieuses que l’Angleterre des Tudor ; ou bien, parce que le sultan avait un pouvoir suprême en matière religieuse et laïque, il reflétait l’image exacte des corruptions de la papauté.

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La carte islamique, dans la pluralité de ses visages, a été un outil efficace pour les pamphlétaires protestants et catholiques des XVIe et XVIIe siècles.

Malcolm décrit de manière fascinante comment la polémique traditionnelle contre l’islam a acquis une nouvelle dimension subversive au cours du XVIIe siècle.

La description de « Mahomet » comme un personnage relevant à la fois de l’imposture et de l’ambition au point d’incarner le modèle de «l’hérésie», à mener à représenter tous les grands hérésiarques comme trompant systématiquement leurs adeptes afin d’obtenir un gain ou un avantage personnel.

Mais alors que la confiance dans les notions de révélation ou du surnaturel s’affaiblissaient en Occident, on s’aperçut progressivement que toute revendication d’autorité fondée sur la révélation pouvait être représentée par un observateur hostile de la même manière.

Ce qui a été dit à propos de Muhammad pourrait être dit à propos de Moïse; et même si pratiquement personne n’osait suggérer que la même chose puisse s’appliquer à Jésus, cela pourrait certainement s’appliquer à Paul et à d’autres maîtres chrétiens.

En d’autres termes, la polémique anti-musulmane s’est progressivement transformée en une sorte d’acide universel destiné à dissoudre toutes les revendications religieuses traditionnelles.

Ou, si cela n’allait pas aussi loin, cette polémique pouvait inciter des radicaux chrétiens à suggérer au 17e siècle que « Mahomet » était en réalité l’ancêtre du réformisme chrétien, opposé aux mystifications de la théologie trinitaire, de la fabrication des prêtres et de toutes les superstitions.

Voici l’une des nombreuses ironies soulignées par ce livre.

Une ignorance de la jurisprudence musulmane

Si l’islam était considéré comme l’Autre d’un Occident chrétien orthodoxe et traditionnel, cela signifiait également que les détracteurs occidentaux de cette tradition pourraient l’interpréter comme un phare de la réforme occidentale – donc de la «modernité».

Contrairement aux monarchies occidentales, le souverain ottoman n’était pas intégré à un ensemble de juridictions subsidiaires et interdépendantes, ni lié par des réciprocités féodales.

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Tout comme le monde religieux musulman présentait un paysage austère purgé du fouillis de la sainte médiation, des devoirs sacramentels, du contrôle exercé par les prêtres sur les laïcs, etc., l’environnement politique musulman offrait de même un tableau radicalement simplifié et centralisé, sans aucun lien entre le statut public et la propriété foncière traditionnelle, pas de noblesse héréditaire enracinée, pas de tissu dense de «droits» et de «domaines» et obligations réciproques telles que les monarchies occidentales en offraient l’exemple.

Selon un cliché habituel, les sujets du sultan étaient ses «esclaves», privés de la protection du droit commun et de la solidarité féodale.

Cela pourrait être présenté comme une condamnation de la politique ottomane – et donc comme un avertissement indirect aux monarchies occidentales de ne pas suivre cette voie – ou comme une démonstration que la logique de tout gouvernement monarchique conduisait inexorablement à l’esclavage.

Cela pourrait aussi être perçu comme quelque chose d’assez enviable: les tendances à la «modernisation» des monarchies occidentales, qui cherchaient à renforcer le pouvoir central des monarques et à réduire la multiplicité déréglée de réseaux féodaux et de juridictions quasi-indépendantes, pouvaient trouver dans la politique islamique un modèle qui mérite d’être examiné de manière plus positive.

Tout comme un unitarien du XVIIe siècle rejetant la Trinité chrétienne au nom d’une cohérence intellectuelle ultramoderne pouvait considérer l’islam comme un modèle précoce de réforme doctrinale, un théoricien de la politique du XVIIe siècle pouvait considérer la position du sultan comme unique, une source d’inspiration vers laquelle l’État rationnel devrait s’engager.

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Entrée de Mehmet II à Constantinople.

Les vastes réformes de Suleiman «le Magnifique», par exemple, dont le règne a duré tout au long du XVIe siècle, ont laissé une impression durable sur les esprits occidentaux de ce qui pourrait être accompli par une direction politique forte, cohérente et énergique.

La réorganisation agricole et militaire, la rationalisation des systèmes fiscaux et le renforcement de la protection juridique des minorités religieuses ont tous offert aux divers groupes d’intérêts de l’Europe occidentale un modèle enviable.

Bien sûr, cela reposait en grande partie sur une conception très déformée de la politique ottomane, sans même parler de la loi islamique.

Une bonne partie de ce qui est écrit dans cette période sur l’autorité «despotique» du sultan ne montre pas la moindre connaissance de la jurisprudence islamique – bien qu’il y ait eu des tentatives louables pour corriger cette ignorance et établir que, en termes de droit de la propriété, par exemple, le sultan n’avait pas le pouvoir de passer outre aux droits existants.

Mais cette vision déformée de l’empire ottoman est resté un mythe jusqu’au 18e siècle.

L’Empire ottoman : un ennemi utile

Malcolm discute longuement du portrait du gouvernement despotique peint par Montesquieu dans « L’esprit des lois », et note son influence sur d’autres écrivains de cette période, tels que Turgot.

Ce dernier décrit la règle despotique comme impliquant le contrôle d’une population par des stratégies éducatives ciblées, et décrit également le processus de construction de l’image d’un despote comme étant à la fois lointaine et à la fois capable d’incursions terrifiantes et imprévisibles dans tous les domaines de la vie civile.

Cela a peu à voir avec la Turquie du XVIIIe siècle, mais constitue un étrange récapitulatif des méthodes de gouvernement totalitaires les plus récentes.

Il est intéressant de noter que Turgot voit dans l’islam l’intensification de la tendance «asiatique» à la domination despotique, car l’empire ottoman est, à ses yeux, bien plus arbitrairement gouverné que la Chine ou le Japon.

Comme Montesquieu, Turgot n’avait aucune connaissance de la loi islamique; son souci est de créer un idéal type idéal à des fins argumentatives.

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Ce que Malcolm établit de manière convaincante, est que l’empire ottoman et, dans une certaine mesure, le monde islamique, ont fourni au début de l’Europe moderne non pas un opposant diabolique à condamner et contre lequel résister, mais une caisse de résonance pour une réflexion fondamentale sur la religion et la politique ; sur la compétence de l’État en matière de religion ; la nature de la souveraineté; les limites de la tolérance religieuse; l’importance des armées permanentes pour un état stable; la relation entre les identités ethniques locales et l’administration multinationale et centrale; etc.

L’importance de l’ouvrage n’est donc pas seulement liée à son récit nuancé des variétés de réponses de l’Europe occidentale à l’islam.

Il s’agit également de la manière dont l’Europe a réfléchi – et souvent échoué – sur ses propres identités politiques.

L’Autre ottoman a incité les penseurs occidentaux à se livrer à diverses expériences théoriques sur la politique, présentées comme des essais descriptifs de philosophie politique déguisés en anthropologie sociale, dans un style qui a longtemps caractérisé les récits occidentaux sur les sociétés «étrangères».

Des interrogations demeurent

Malcolm nous laisse avec une abondance de questions contemporaines pertinentes : comment utilisons-nous à présent les «ennemis» pour nous définir ?

Comment pensons-nous maintenant l’équilibre entre un pouvoir souverain qui garantit l’égalité juridique universelle et la nécessité de reconnaître la réalité des diverses affiliations et solidarités qui ne dépendent pas de l’État ?

Comment les États à majorité musulmane dans le monde moderne concilient-ils l’égalité juridique ou civique avec la priorité des besoins ou des droits de la communauté de foi ?

Mais sa contribution la plus importante est peut-être de nous aider à repenser les clichés que nous recyclons encore, et qui présupposent une incompatibilité idéologique radicale entre un islam intrinsèquement pré-moderne et un Occident éternel, libéral ou pluraliste.

Les arguments occidentaux sur l’islam et le christianisme ont contribué à façonner le vocabulaire de la pensée occidentale sur la souveraineté et le droit, même s’ils reposaient sur une version lamentablement unilatérale de la politique ottomane.

Et dans ces arguments, l’Islam pourrait être déployé de différentes manières, notamment en étant considéré comme une sorte de premier projet d’avenir pour les futurs religieux et politiques en Europe occidentale.

Comme le souligne Malcolm, dans quelques pages brèves mais percutantes de sa conclusion, une analyse des premières versions modernes de l’«Orientalisme» est profondément trompeuse.

Sans brouiller les points fondamentaux de la diversité réelle, religieuse et sociale, entre l’Europe occidentale et son voisin ottoman, Malcolm nous invite à nous demander non seulement comment l’Occident est devenu «moderne», mais si les catégories de « «moderne» et «pré-moderne» sont aussi clairs que nous aurions pu le penser lorsque nous essayons de rendre comprendre notre environnement politique.

L’Occident n’est pas parvenu à se représenter lui-même «rationnellement» par un raisonnement abstrait et éclairé, mais par la négociation d’arguments complexes sur ses convergences et ses divergences avec l’Autre musulman (ottoman), et ceci grâce à une médiation que lui a fourni cet Autre antagoniste sur ses propres tensions internes par le biais de la spéculation, de l’observation, de la polémique et de la semi-fiction.

Rowan Williams

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