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Des femmes et de la théologie : un aperçu historique

Dès la naissance de l’islam et tout au long de son développement historique et civilisationnel, les femmes ont joué un rôle majeur mais oublié par l’histoire. Dans un article traduit et publié en plusieurs parties sur Mizane.info, la docteure Zainab al Alwani nous restitue les grandes étapes de cette contribution savante décisive.  

Depuis la naissance de la communauté musulmane, dans les premières décennies du septième siècle, les femmes jouent un rôle majeur dans la conservation des sources les plus importantes de la science islamique, à savoir le Coran et la sunna. L’héritage de cet activisme intellectuel féminin fut par la suite étouffé, mais ne disparut jamais complètement.

Cet article part d’une analyse des contributions des femmes au domaine des sciences de la religion afin d’arguer en faveur de la nécessité pour lesdites femmes de se confronter davantage aux sources fondatrices du savoir islamique. Je soutiens que, au vu de la vivacité et de l’influence de la voix et de l’investissement personnel des femmes dans le domaine des sciences de la religion au sein de la communauté musulmane naissante, les intellectuelles de notre époque se devraient de suivre les traces de leurs prédécesseurs. Dans une perspective de renforcement du travail de réflexion en sciences religieuses en général, ainsi que d’une progression du statut et du rôle de la femme dans les sphères où le savoir islamique est mis en pratique, la participation main dans la main des femmes à la recherche en religion est essentielle.

Cet article s’ouvre avec un compte-rendu concis des sources fondatrices de la science islamique, et se poursuit avec l’évaluation de l’investissement dont ont fait preuve les femmes dans ce domaine. Je cherche dans cette partie à mettre en exergue l’enthousiasme qui a dans un premier temps caractérisé les contributions des femmes aux sciences religieuses, avant de me pencher sur le déclin qui a suivi ce premier élan. Je suggère qu’une méthodologie rigoureuse qui puise sa légitimité dans le Coran et dans la sunna permettrait de réaffirmer la valeur des intellectuelles musulmanes et d’aider à la refonte du discours religieux.

J’accorde ensuite une attention toute particulière aux efforts menés par ʿĀʾisha pour rectifier les représentations misogynes du rôle des femmes dans la société, que propageaient alors certaines personnes. Je soutiens que la contribution de ʿĀʾisha sur le plan méthodologique constitue un exemple d’interprétation holistique des ḥadīth à la lumière du message et des objectifs coraniques. Je mets l’accent sur le rôle et l’apport de l’investissement des femmes dans les traditions d’interprétation et dans le développement des champs du savoir religieux.

L’importance de l’analyse des sources fondatrices par les femmes

La science religieuse se fonde, en islam, sur plusieurs sources primaires, qui comprennent notamment le Coran et l’ensemble de la sunna du Prophète Mohammed, qui clarifie les enseignements du Coran et en développe les implications. Les musulmans considèrent que le Coran constitue la référence par excellence en matière d’affaires quotidiennes, et que le maintien de son intégrité est garanti par Dieu. Dans le Coran, le Prophète est présenté comme étant un exemple pour l’humanité (voir Coran 33:21), et, dès lors, du point de vue de la jurisprudence islamique, la sunna prophétique authentique explique, clarifie et démontre la façon dont il s’agit de mettre en pratique les enseignements du Coran. La sunna possède un éventail de fonctions herméneutiques variées guidant l’interprétation du Coran.

Par exemple, les juristes discutent et délibèrent régulièrement au sujet de la façon dont un ḥadīth donné, ou encore un dire ou un acte attribué au Prophète, se rapporte au texte coranique. Dans un premier temps, l’authenticité de chaque ḥadīth est évaluée au moyen d’une échelle d’authenticité continue qui se fonde sur le contenu du ḥadīth ainsi que sur le statut et la fiabilité de la chaîne de narrateurs.

Dans un deuxième temps, si le contenu d’un ḥadīth rapporté n’a pas de lien apparent avec le Coran, il est possible que les juristes reconnaissent son appartenance au corps des lois religieuses à condition qu’il ne contredise pas un principe plus fermement établi. En outre, il se peut que l’acte rapporté ait une valeur universelle qui soit adopté par tous, ou alors que cet acte ne concerne que le Prophète Mohammed en raison, précisément, de son statut de prophète.

Les juristes se posent également la question de savoir si l’acte relève simplement d’une coutume propre à l’époque et à l’emplacement géographique, auquel cas il ne revêt pas nécessairement un caractère obligatoire, d’un point de vue religieux, pour l’ensemble des musulmans. Ils se demandent également si, au contraire, une tradition donnée se veut la manifestation, en réalité, d’un principe religieux plus fondamental, donnant ainsi lieu à une obligation religieuse. Nous voici donc en possession d’un compte-rendu très simplifié de tout un ensemble complexe de théorie légale portant sur la relation entre le Coran et la sunna. Le corpus de la sunna se compose d’un grand nombre de ḥadīth rapportés individuellement, et ce corpus diffère selon les courants, les écoles de pensée et les lieux.

Quel que soit le courant de pensée, il est habité par une profonde estime pour le Prophète, estime qui représente un dénominateur commun fondamental. Le Prophète est considéré comme le modèle de la conduite à laquelle se doit d’aspirer un musulman. C’était à la fois un enseignant religieux, un guide moral, un homme d’État, un réformateur social, et un homme dévoué à sa famille. La réception et la perception de sa prophétie, ainsi que les traditions qui y ont été associées, sont marquées par l’ensemble de ces rôles. Dans ce cadre, le statut des femmes dans son foyer a une importance toute particulière. Ces femmes bénéficiaient d’un accès exclusif à une connaissance intime du Prophète qui comprenait des informations sur de nombreuses situations auxquelles il était confronté, tant dans le cadre de sa vie publique que de sa vie privée et intime. L’investissement de ces femmes sur un plan critique est exemplaire.

Si l’on se penche sur ces questions, le Coran et la sunna révèlent le rôle crucial qu’ont joué les femmes qui faisaient partie des compagnons du Prophète ou de sa famille. Elles ont en effet élargi le champ de la connaissance religieuse au sein du milieu intellectuel musulman. Le Coran témoigne de la place privilégiée qu’occupaient les femmes au sein du foyer du Prophète Mohammed et réserve à ses épouses le titre de Ummahāt al-muʾminīn (mères des croyants, ndlr).

Le Coran demande ainsi spécifiquement aux femmes de la famille du Prophète :

« Et rappelez-vous les Signes d’Allâh et la Sagesse qui sont communiqués dans vos demeures ! (wa athkurna mā yutlā fī buyūtikunna min ayāti allah). Vraiment, Allâh se révèle Compénétrant (ou: Subtil), Très-Informé! (wa al-ḥikma inna allah kāna laṭīfan khabīran) » (Q. 33:34, traduction française de Maurice Gloton)

Dans sa traduction anglaise de ce verset, A. Yusuf Ali explique que le verbe adhkurna a pour sujet les femmes du Prophète et signifie non seulement « se souvenir, se rappeler de », mais également « réciter, lire, faire connaître, et publier/rendre public le message ». Le verset cité ci-dessus est immédiatement suivi d’une confirmation appuyée de l’égalité de mérite des hommes et des femmes qui se soumettent à Dieu (al-muslimīna wa al-muslimāt) :

« Allâh S’est disposé à couvrir et rétribuer sans commune mesure : ceux et celles qui se soumettent, qui mettent en oeuvre le Dépôt confié, les orants et les orantes, ceux et celles qui sont véridiques, les endurants et les endurantes, les déférents et les déférentes, ceux et celles qui font des offrandes spontanées, qui jeûnent, qui préservent leur sexe et qui invoquent Allâh abondamment. » (Q. 33:35, traduction française de Maurice Gloton)

Les versets cités plus haut permettent d’illustrer la responsabilité dont Dieu a doté les femmes de la famille du Prophète ainsi que le pied d’égalité sur lequel Dieu a placé les hommes et les femmes musulmans. Le rôle des femmes dans la conservation du message de l’islam n’est pas resté un simple commandement coranique : selon les toutes premières sources de l’historiographie musulmane, les femmes avaient un rôle actif dans la conservation initiale du Coran.

Par exemple, on raconte que la protection d’un manuscrit original du Coran, qui servit de modèle pour toutes les copies du premier Califat, était sous la responsabilité de Ḥafṣa bint ʿUmar (décédée vers 656 après J.-C.), fille du deuxième calife Umar ibn al-Khattāb (décédé en 644 après J.-C.) qui épousa le Prophète peu après avoir perdu son premier mari au cours de la bataille de Uḥud (an 3 de l’Hégire / 625 après J.-C.). Selon des récits traditionnels, le rôle des femmes ne se limitait pas à la protection des premiers exemplaires physiques du Coran : elles étaient également très actives dans sa transmission et dans son interprétation, ce qui fera l’objet d’une partie ultérieure dans cet article.

Les auteurs sunnites ont tendance à se concentrer sur ʿĀʾisha, tandis que la littérature chiite s’attache davantage à Fāṭima (décédée en 632 après J.-C.), fille de la première femme du Prophète, Khadīja, et seul enfant du Prophète à avoir survécu jusqu’à l’âge adulte. Retenons que toutes les femmes du foyer du Prophète, ainsi que de nombreuses autres femmes de la communauté musulmane naissante, ont beaucoup contribué au développement du milieu intellectuel islamique.

La mise en retrait social des femmes

Au cours de l’Histoire, les sociétés musulmanes n’ont pas réservé aux femmes un seul et même statut, mais ont au contraire beaucoup fluctué à ce sujet. L’époque, l’emplacement géographique, le climat politique, les facteurs économiques, les coutumes régionales ou encore les traditions locales ont beaucoup contribué à forger les attentes qui existaient envers les femmes, ainsi qu’à délimiter les rôles et les opportunités qui leur étaient dédiés.

Chaque pays, chaque région, chaque ville, et même chaque village possède ses propres critères à cet égard. Le statut des femmes, au même titre que leur rôle civique et leur engagement politique, varie considérablement d’un endroit à un autre, et ce même au sein d’une même époque. Au cours de plus de quatorze siècles d’histoire musulmane, la culture et la société musulmanes se sont illustrées par leur diversité et leur pluralité.

Dès lors, il est difficile de déterminer quelles sont les raisons exactes qui ont poussé, dans l’ensemble des sociétés musulmanes, à un tel désengagement des femmes du milieu intellectuel religieux. Pas même trois décennies après la mort du Prophète, de nouveaux concepts et idéaux s’immiscèrent dans les fibres de la société musulmane naissante. À mesure que l’empire islamique croissait et allait en s’urbanisant, les valeurs islamiques étaient mises à l’épreuve par des conflits entre les forces tribales et les forces autoritaires.

Le Califat prenant, avec le temps, des allures de dynastie, la soumission au dirigeant était souvent délibérément mise sur le même plan que la soumission à Dieu, et, de ce fait, les protestations contre l’oppression politique étaient dépeintes comme une rébellion visant soi-disant à semer le chaos. Dans le discours théologique furent mis en avant les concepts touchant au destin, au détriment de ceux qui avaient trait à la liberté de l’homme.

Les femmes perdirent, pour la plupart, les rôles publics de haut rang qu’elles avaient acquis du temps du Prophète et de ses successeurs immédiats. Petit à petit, un idéal selon lequel les femmes sont des êtres inférieures, idéal plus ancien et plus profondément ancré dans les esprits, ne put plus être délogé des discours religieux et de la société dans son ensemble. Même si les femmes avaient encore la possibilité d’exercer une certaine influence, en particulier à travers les membres masculins de leur famille, en règle générale leur apport à la vie publique diminua radicalement, et leur autorité épistémique fut le plus souvent considérée comme étant de second ordre, par rapport à celles des hommes.

Comme la suite de cet article s’apprête à le montrer, la dérive des règles et des tendances religieuses au sein de l’exégèse a souvent contribué à cristalliser une image de la femme en tant qu’être inférieur.

Afin d’illustrer ces dynamiques générales avec des exemples précis, je vais à présent examiner le rôle des femmes ainsi que leurs contributions à certains champs spécifiques des connaissances islamiques, à savoir l’exégèse (tafsīr), l’étude des ḥadīth, ainsi que la jurisprudence (fiqh). Je proposerai ensuite, en mettant en avant l’exemple de ʿĀʾisha, des moyens et des méthodes devant permettre aux femmes de notre époque de se réapproprier la tradition islamique. Dans ma discussion, j’ai employé des sources écrites des premiers temps de l’islam, dont le Coran, des recueils de ḥadīth, des biographies du Prophète (al-sīra al-nabawiyya), des récits historiques et politiques des premiers musulmans (al-ṭabaqāt), des biographies d’éminents intellectuels musulmans, de la tradition de la jurisprudence (fiqh), et, plus largement, de la littérature musulmane.

Zainab Alwani

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