Dans sa Halte n°72 intitulée « La Science suprême et la Science non suprême », l’émir Abd el Kader nous parle de la distinction des deux types de science de Dieu : la science attributive et la science infinie de l’Essence. Une plongée magistrale dans l’océan de la métaphysique islamique à lire sur Mizane.info.
Le Très-Haut a dit : « N’est-Il pas, en vérité, Englobant toutes choses ? » (Cor. 41, 54), et aussi : « Et Il est Très-Savant de toutes choses » (Cor. 2, 29)1. Sache que l’“englobement” exige que l’“englobé” soit défini sous tous ses aspects et à tous les points de vue. Par ailleurs, la science, c’est le fait de saisir son objet tel quel. C’est pourquoi nous disons que Dieu – qu’Il soit exalté ! ‒ connaît Son Essence, mais ne L’“englobe” pas, car Celle-ci est infinie.
Si nous disions qu’Il “englobe”2 Son Essence, la Science se changerait en ignorance ‒ mais Dieu transcende cela ! ‒, car alors Il aurait une science de Son Essence contradictoire avec le fait que cette dernière est infinie.
L’Essence de Dieu est une, sous tous les rapports
C’est pourquoi il n’est pas lacunaire de dire, comme nous le faisons, qu’Il a la science de Son Essence sans “englober” Celle-ci ; c’est même parfait, au contraire. L’ignorance est impossible pour Dieu, car ignorer, c’est saisir une chose autrement que ce qu’elle est dans sa réalité fondamentale.
Par ailleurs, l’“englobement” de Son Essence sublime est impossible aussi, puisqu’il n’a lieu d’être que pour une chose limitée ; or, on ne peut limiter Dieu.
On ne peut pas dire non plus que la limitation et l’illimitation connaissent la possibilité de partition et de division, car l’Essence de Dieu est une, sous tous les rapports, cette non-dualité excluant fondamentalement toute correspondance avec une multiplicité quelconque.
A propos de l’illimitation
Par illimitation en ce qui concerne l’Essence, qui est la vraie Réalité, nous entendons l’illimitation de Ses manifestations par des supports, et de Ses autodéterminations par les Noms divins et les formes, qui en sont les effets, tout en étant essentiellement identiques à eux.
Les manifestations et les autodéterminations sont le possible en tant que tel, et les possibles en relation avec la Science et la Puissance n’ont pas de fin. Sur cela, les théologiens, les philosophes et les Gens d’Allâh sont tous d’accord.
Si les manifestations de l’Essence, par la manifestation des Noms et des Qualités produisant leurs effets dans les possibilités contingentes, avaient une fin, les possibilités seraient épuisées et, avec elles, les objets de la Science et de la Puissance divines, ce qui est impossible.
La science relationnelle
C’est pourquoi l’on dit de l’Essence de Dieu qu’Elle accepte la nécessité et la contingence : la nécessité est immuable pour l’Essence, la Réalité vraie en Soi, tandis que le possible contingent est relatif aux manifestations et aux autodéterminations par les possibilités contingentes.
Lorsque nous considérons que la science ne peut englober l’Essence, la vraie Réalité, nous entendons par “science” une des Œuvres ou Activités 3 de l’Essence, l’une de ses relations, dont la “forme”, en tant que réceptacle manifesté, est l’Intellect premier 4.
Cette Science est considérée par les initiés – qu’Allâh soit satisfait d’eux ! ‒ comme étant l’aspect extérieur de la Science, correspondant à l’expression coranique : « Il fut à distance de deux arcs » (Cor. 53, 9), ce qui est la limite de l’ascension des Messagers, excepté pour Muhammad – qu’Allâh répande sur lui la Bénédiction unitive et la Paix ! –, car la fin de son ascension est « ou plus près » (Cor. 53, 9), le “ou” ayant ici le sens de “et” 5.
« Dieu n’est connu que par le fait qu’Il est l’essence des contraires »
Cette science a sa raison d’être dans la connaissance des objets existenciés externes ; elle ne concerne pas l’illimité, car tout ce qui est existencié extérieurement est limité. Quant à la Science essentielle, qui est identique à l’Essence sous tout rapport, elle englobe l’Essence puisqu’elle lui est identique, et ce, malgré Son Infinité.
Mieux encore : on ne peut dire d’une chose ni qu’elle s’englobe elle-même, ni qu’elle se s’englobe pas. Une nuit, près de la Mosquée sacrée (de La Mecque) il me fut dit : « Dieu n’est connu que par le fait qu’Il est l’essence des contraires ». « Oui, répondis-je, Il est comme cela », et on ajouta : « Et c’est ainsi qu’Il englobe Son Essence malgré Son Infinité, selon ce qu’il convient ; et ne connaît Allâh qu’Allâh ! »
De la théologie à la mystique
Cette question a fait l’objet de nombreux examens, plongeant dans la perplexité tant ceux qui utilisent la raison que les Gens du dévoilement initiatique. Ce que nous en avons dit permet d’arriver à une synthèse entre ce qu’a professé l’Imâm des deux Enceintes sacrées 6 sur le “transfert” de la Science, qui a fait l’objet d’une désapprobation unanime de la part de ses contemporains, et ce qu’a professé Al-Fakhr ar-Râzî 7 sur le caractère adventice des rapports relatifs 8.
Les théologiens auraient pu parler de la Science identique à l’Essence sous tout rapport, et qui est non-manifestée, et de la science extérieure à ce Mystère, inhérente aux existenciés extériorisés, science par laquelle, en laquelle, et à partir de laquelle ces derniers sont déterminés dans leur réalité particulière.
Abd El Kader
Notes :
1 – Nous ne donnons que la première occurrence de cette affirmation qui revient plusieurs fois dans le Coran. Dans les deux traductions, nous respectons la forme arabe d’adjectif verbal des deux Noms divins. Nous aurions pu traduire : « N’englobe-t-Il pas, en vérité, toutes choses ? » et : « Et Il sait toutes choses ! » Ces deux Noms sont, par ailleurs, de forme intensive : il s’agit donc du “Très-Savant”, du “Savantissime” et de l’“Omniscient”, du “Très-Englobant” et de l’“Omni-Enveloppant”. L’idée générale est que chaque chose est “englobée” et “sue”, non seulement dans son indistinction, mais aussi dans son détail.
2 – Le terme “circonscrire”, avec les deux idées d’“inscrire dans un cercle” et de “limiter”, aurait pu convenir ici, à condition de transposer l’image et de l’appliquer à une sphère plutôt qu’à un simple cercle.
3 – Sha’n, pl. Shu’ûn, en référence à Cor. 55, 29 : « Chaque Jour Il est à une Œuvre ». 4 – On remarque encore ici que, dans l’ésotérisme islamique, l’Intellect, al-‘Aql, fût-il “premier”, n’est pas coextensif à l’Essence : il n’est que le réceptacle d’une Science qui, elle-même, bien que divine, n’est pas la Science suprême. C’est cette Science suprême, dont il va être question plus loin, qui correspond à l’Intellect tel qu’il est compris par certains philosophes grecs et, par suite, par les autorités du christianisme, au Moyen Âge notamment, doctrine que reprendra René Guénon dans ses écrits (cf. notre « Introduction »).
5 – Le verset parlant de l’ascension de Muhammad dit donc : « Il fut à distance de deux arcs ou plus près ». L’Émîr insiste sur le fait que le “ou” n’indique pas une hypothèse dont on ne sait si elle se réalisa ou non ; il confère donc à ce “ou” le sens de “et”. Les deux éditions sont fautives sur ce passage.
Voici ce que dit Michel Vâlsan sur cette question dans sa traduction de « La Prière sur le Prophète », d’Ibn ‘Arabî (Études Traditionnelles, 1974, n° 446, p. 248, n. 32) : « La distance de Deux Arcs (Qâba Qawsaïn) indique la proximité des deux moitiés d’un cercle séparées par un diamètre. Ce cercle est celui du Tout Universel, la moitié supérieure correspondant au domaine principiel (al-Haqq) et la moitié inférieure à la manifestation (al-Khalq). Le Prophète représente alors le diamètre.
Une autre traduction de l’expression Qâba Qawsaïn permet de considérer le Prophète comme “la mesure des Deux Arcs”, ce qui est une forme de l’affirmation que l’Homme Universel est la mesure de toute chose. »
Selon l’interprétation métaphysique du même symbole donnée par Ibn ‘Arabî, « le diamètre de l’Un (Wahdah) [est] tracé entre les “Deux Arcs” de l’Unité (Ahadiyyah) et de l’Unicité (Wâhidiyyah) » (Ibid., p. 245 ; nous ajoutons les termes arabes). Pour Michel Vâlsan, « Le terme “ou Plus Près” indique le passage au-delà de la dualité des Deux Arcs, dans l’Unité indistincte du cercle » (Ibid., p. 248).
Ailleurs, il écrit, en référence à Cor. 53, 10 : « “Il (Muhammad) fut à la distance de Deux Arcs (d’un cercle) ou Plus Près”. Les Deux Arcs étant conçus comme contenant les deux moitiés d’une “forme” circulaire, le diamètre pourrait correspondre à une jonction par contiguïté, ou, initiatiquement, à une réalisation du type “unitif” (ittihâd), ce qui constitue une conception critiquée généralement pour autant qu’elle évoque l’“union” de deux natures distinctes ; la mention “ou Plus Près” signifie alors le dépassement sûr de la dualité et correspond donc à l’identité pure (wahdah, tawhîd), ce qui peut s’entendre d’ailleurs aussi bien de l’unicité du point central ordonnant toute la circonférence, que de l’unicité indivisible du cercle entier » (L’Islam et la Fonction de René Guénon, p. 59, n. 11, Éditions de l’Œuvre, Paris, 1984).
Ibn ‘Arabî (Fut. IV, 39-40) explique : « que la “distance de Deux Arcs” est le diamètre du cercle qui établit la distinction entre l’Existence et Allâh. […] Ne fait apparaître les deux arcs du cercle qu’un diamètre imaginaire supposé […], qui n’a pas de réalité en soi, alors qu’il partage (de manière artificielle) le cercle en deux arcs. Le Soi (al-Huwiyyah) est l’essence du cercle et, de ce fait, n’est rien d’autre que l’essence des deux arcs : le premier arc est donc essentiellement le même que l’autre quant à l’identité fondamentale. C’est toi le diamètre imaginaire qui partage le cercle de sorte que le monde, par rapport à Allâh, a une réalité imaginaire, non réelle en soi. La réalité existenciée et la Réalité pure ne sont rien d’autre que Dieu, ce qui correspond à Sa Parole “ou Plus Près”. Ce “Plus Près”, c’est la disparition de cette illusion (des Deux Arcs) ; lorsqu’est dépassée cette conception, il ne reste que le cercle sans que les Deux Arcs soient distingués. Celui qui est dans une telle proximité de son Seigneur et qui, donc, a été le diamètre séparateur, puis s’est effacé, celuilà, nul ne connaît la Science d’Allâh qu’il a obtenue. Cette dernière correspond à la Parole du Très-Haut : “Et Il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla” (Cor. 53, 10). »
6 – Diyâ’ ad-Dîn ‘Abd al-Malik al-Juwaynî ash-Shafi‘î (419-478 H./1028-1085) ; il était surnommé “Imâm al-Haramayn”, c’est-à-dire l’Imâm des deux Enceintes sacrées de La Mecque et Médine.
7 – Muhammad Ibn ‘Umar Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (env. 1150-1210). Célèbre théologien et philosophe ayant beaucoup écrit, notamment un grand commentaire du Coran intitulé Mafâtih al-Ghayb, Les Clefs du Mystère (voir notes de notre traduction de la Halte 14).
8 – Ce sujet sera développé dans le Mawqif 248, section IV, p. 612 d’Éd. 1. Il concerne la question de la science que Dieu a des choses universelles et particulières. Voir également Al-Futûhât al-Makkiyyah, I, 162.