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Eric Geoffroy : le jihad est un « effort sanctifié »

Mosquée de Süleymaniye en Turquie.

Mizane.info publie avec son aimable autorisation la préface à la seconde édition de l’ouvrage d’Eric Geoffroy, « Jihad et contemplation » consacré à la vie et à la doctrine du cheikh damascène Arslan. Un texte qui revient sur le sens authentique de la notion médiatiquement dévoyée de jihad.

La difficulté qu’il y a à cerner la notion de jihâd en islam, et les malentendus qui en découlent viennent de ce que l’on n’a pas suffisamment en vue la polysémie de la langue arabe, c’est-à-dire la capacité pour un seul terme de recéler plusieurs sens, ou d’être appréhendé aux différents niveaux de l’être : matériel, psychologique, moral, spirituel…

Cette richesse sémantique qualifie en premier chef les termes de la langue scripturaire de l’islam, celle du Coran et du Hadîth (propos du Prophète). Tel est le cas du mot jihâd, qui épouse dans ces deux sources des contextes très variés (en fonction des « circonstances de la Révélation » coranique, par exemple), et prend ainsi des significations plurielles.

Ce qui signifie la racine du Jihad

Fondamentalement, la racine JHD implique les sens voisins de travail assidu et d’effort, d’épuisement et même de tourment dus à cet effort. C’est en effet le sens d’ « effort » qui prévaudra dans la langue arabe jusqu’à nos jours. La condition de l’homme réclame de celui-ci un effort constant pour maintenir un équilibre à la fois en lui, dans la société et sur notre planète.

L’islam a transmué cet « effort » (juhd), à caractère général, en jihâd, qui consiste à mobiliser l’énergie humaine, individuelle ou collective, et à la tendre vers Dieu, et ceci dans tous les aspects de la vie. Rappelons qu’il n’y a pas en islam de séparation entre le profane et le sacré, entre le temporel et le spirituel. L’état de guerre n’est qu’un des aspects de cet « effort » ; à vrai dire, il en est seulement un épiphénomène.

Faisant partie intégrante de la nature humaine, il a été pris en compte dans l’économie générale de la Révélation, comme c’est le cas dans d’autres religions : si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible, Dieu y justifie certaines formes de belligérance, et la Bhagavad Gîtâ, un des livres saints de l’hindouisme, a pour scénario un combat entre deux clans rivaux de l’Inde ancienne.

En islam, selon la doctrine classique, le fidèle doit être solidaire de sa communauté, et œuvrer à l’expansion de sa religion. Ce trait est prononcé dans le cas de l’islam mais, là encore, on le retrouve dans les autres religions à vocation universaliste : leur message doit en théorie être diffusé dans le monde entier. Le musulman est tenu de « témoigner » de sa foi, comme l’y invite le premier « pilier » de l’islam, mais cela ne peut se faire que par un comportement exemplaire.

Sinon, le musulman témoigne contre l’islam.

Le pluralisme religieux islamique

Dans son Dictionnaire des définitions, Jurjânî (XIVe s.) voit dans le jihâd « le fait d’inviter autrui à suivre la Vraie Religion », c’est-à-dire celle qui a été révélée en dernier lieu à l’humanité, et qui correspond donc à la dernière expression de la volonté divine.

En islam, cette visée est limitée par la reconnaissance et le respect des autres religions, notamment monothéistes : « Pas de contrainte en matière de religion ! La voie droite s’est désormais distinguée de l’erreur » (Coran 2 : 256).

Respect ou simple « tolérance » ?

Plaçons-nous dans le contexte de l’époque, où chaque civilisation, chaque religion, formait une sphère centrée sur elle-même, excluant d’emblée l’existence des autres.

L’islam fut pendant des siècles la seule religion à développer une doctrine du pluralisme religieux. De l’aveu même d’orientalistes, l’emploi de la racine JHD dans le Coran n’a que rarement une valeur guerrière, et en aucun cas on n’y trouve d’injonction précise quant à la nature du combat et à l’identité de l’adversaire.

Le Livre n’exalte jamais les vertus de la guerre ou la prouesse militaire, tant prisées par les Arabes de la période pré-islamique, mais invite à la fermeté d’âme, à la confiance en Dieu et à une soumission active en Lui. Encore faut-il savoir lire le Coran, c’est-à-dire connaître le contexte de la Révélation et les principales interprétations des versets. À défaut de cela, le Coran, qui est « guidance » (hudâ) et « discrimination » (furqân), peut devenir pour le lecteur une source d’égarement !

Quant aux paroles du Prophète sur le jihâd, elles dégagent une éthique exigeante à l’adresse du croyant, mais celle-ci s’énonce dans de multiples registres : le jihâd, c’est défendre la cause de l’islam par l’épée, par ses biens ou par sa langue, c’est veiller au bien-être social et lutter contre la corruption sous toutes ses formes, c’est accomplir le Pèlerinage, c’est être sincère et endurant, c’est lutter contre son ego…

Puisque Dieu est unique dans la multiplicité de Ses manifestations, l’homme doit Le chercher dans toutes les facettes de la vie.

La réduction juridique du Jihad par les fouqahas

Le terme jihâd a en fait agi comme un catalyseur car, dans cette profusion de sens, chacun a puisé ce qui convenait à son entendement. Les juristes de l’islam ont verrouillé le terme jihâd en le restreignant à une acception militaire, ou du moins activiste, tandis que les ascètes et les spirituels en général ont dégagé sa portée intérieure et purificatrice. Ces derniers ne sont pas les moindres parmi les musulmans, car on y trouve Ibn Hanbal ou Sufyân Thawrî.

Cet écart dans la perception du jihâd a même donné naissance à deux dérivés du terme, l’un à connotation juridique, l’autre spirituelle : l’ijtihâd, ou « effort d’interprétation de la Loi », et la mujâhada, ou « discipline ascétique, travail sur soi ». Autant le jihâd extérieur trouvait sa justification chez les « gardiens de la Loi » pour conforter la nouvelle religion, assurer son expansion et son unité, autant les fulgurantes « conquêtes » (futûhât) de territoires présentaient le péril, aux yeux des musulmans pieux, d’éteindre l’aspiration spirituelle des croyants pour la ravaler à l’attrait des biens de ce monde.

Plusieurs hadîths venaient renforcer le point de vue des spiritualistes au sein de l’islam : « La pérégrination (siyâha) consiste pour ma communauté à pratiquer le jihâd dans le chemin de Dieu » (rapporté par Abû Dâwûd) ; « Le monachisme de ma communauté consiste à pratiquer le jihâd » (rapporté par Ibn Hanbal). Le jihâd revêtait ainsi pour le Prophète un caractère sacré, et certains savants en ont fait le sixième « pilier » de l’islam, car il sous-tend les cinq premiers : « témoigner » de sa foi, les cinq prières par jour, jeûner, verser une partie de son argent aux pauvres, le Pèlerinage, déjà souligné par le Prophète, tout cela nécessite un effort, une tension vers Dieu.

Le terme jihâd devrait donc être traduit par « effort sanctifié » et non par « guerre sainte ». L’histoire nous impose cependant de retenir, dans un certain contexte, l’expression de « guerre sainte », car celle-ci a bel et bien été menée par les hommes des religions universalistes, qui ont asservi ou outrepassé le message fondateur de ces religions.

Les croisades ont été prêchées par un pape (Urbain II), par un saint (Bernard de Clairvaux), et pratiquées par un autre saint (Louis IX : Saint Louis). Il s’agissait là incontestablement de « jihâd offensif ». En islam, certains savants n’ont retenu du jihâd que son aspect de lutte défensive, c’est-à-dire lorsque l’islam se trouve attaqué sur son territoire, mais il serait naïf de croire que tel a été l’avis prédominant. Du moins le jihâd militaire – offensif ou défensif – avait-il ses codes et ses limites, et bien d’autres facteurs expliquent la diffusion de l’islam.

Ceci contraste avec l’hystérie meurtrière de quelques groupes contemporains qui instrumentalisent le jihâd, en inversant la valeur pour le plus grand bonheur de certains médias occidentaux. Il est tout aussi naïf, de la part de certains musulmans, de rejeter l’aspect intérieur du jihâd sous prétexte que le hadîth sur le « jihâd majeur », la lutte contre l’ego et ses passions, ne serait pas authentique.

Cette parole du Prophète possède bien une chaîne d’appui (isnâd), et d’autres hadîths vont tout à fait dans ce sens. « Jihâd majeur » (intérieur) et « jihâd mineur » (extérieur), nous le soulignons dans ce livre, sont en fait indissociables, autant que le sont le bâtin (l’ésotérique) et le zâhir (l’exotérique) en islam, le spirituel et le légal. C’est pourquoi les ascètes puis les soufis furent souvent les premiers à défendre le territoire matériel de l’islam. Chaykh Arslân, le saint de Damas qui a concentré en lui les deux formes de jihâd, ne fait à cet égard que s’inscrire dans une longue tradition.

Eric Geoffroy

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