Mizane.info publie un article historique exclusif d’Abderrahim Bouzelmate, conférencier, écrivain, et auteur d’un ouvrage intitulé Al-Andalus, histoire essentielle de l’Espagne musulmane (Albouraq éditions, 2017). En s’appuyant sur des historiens et des écrivains de confessions juive et chrétienne Abderrahim Bouzelmate revient sur la réalité des conditions de vie de ces deux minorités religieuses dans l’Andalousie musulmane du Xe siècle. Une période qui a représenté l’âge d’or du judaïsme européen.
Un épanouissement sans précédent pour la communauté hébraïque
Le Xe siècle et l’avènement du Calife Abd Ar-Rahman III (891-961) au pouvoir en Al-Andalus (Espagne et Portugal aujourd’hui) furent une chance inouïe pour la communauté juive de la péninsule ibérique, et, plus généralement, pour les juifs du monde entier.
Inexistante sur les plans artistique et intellectuel au temps du pouvoir chrétien wisigoth qui a précédé l’ère d’Al-Andalus, la communauté hébraïque va connaître un épanouissement sans précédent, au sein de la société d’Al-Andalus, donnant naissance à une poésie des plus raffinées et une philosophie des plus saisissantes.
Grâce à la politique califale tournée qui avait à cœur la protection des minorités religieuses selon les recommandations mêmes de l’islam, les Juifs purent, non seulement être protégés au même titre que les chrétiens et les musulmans, mais surtout encouragés à donner libre cours à la pratique de leurs croyances et à toutes les activités de l’esprit.
L’éminent historien juif allemand, Heinrich Graëtz (1817–1891), le premier à écrire une histoire complète du peuple juif dans une perspective juive, met en évidence, dans son Histoire des Juifs, à quel point ses coreligionnaires étaient considérés et respectés au même titre que les musulmans dans cette brillante Andalousie du Xème siècle.
Il écrit dans le Tome IV1 : « En Andalousie, parmi les juifs comme parmi les musulmans, les savants et, en général, les esprits cultivés étaient honorés et nommés aux plus hautes dignités […] Les plus cordiales relations régnaient entre les musulmans et les juifs, qui écrivaient souvent l’arabe avec élégance et pureté. »
A ce moment-là, la vie intellectuelle et religieuse était tellement intense en Andalousie que cette contrée devint le centre du judaïsme et apparaissait aux communautés du dehors comme sous l’aspect d’un État juif.
Le Calife Abd Ar-Rahman III, grand fidèle aux principes de l’islam, avait élevé un rabbin orthodoxe, Hasdaï Ibn Shaprut, aux plus hautes fonctions ; il lui avait donné la direction des finances, et en avait fait l’un des vizirs les plus importants et les plus considérés de son royaume.
Homme de foi et d’esprit, ce brillant médecin juif en avait profité, avec la bénédiction du calife, pour réorganiser la communauté juive, développer la langue et les écoles hébraïques, donner un nouveau souffle à sa communauté de foi, lui offrant un nouveau calendrier et lui fixant de nouvelles fêtes ; c’est l’âge d’or du judaïsme et l’éclatante renaissance d’une culture, éteinte depuis des siècles.
Les juifs se sentant alors complètement en sécurité, devenus les égaux des musulmans, se lancent dans l’économie et les arts, développent la science et la poésie, se passionnent pour la culture arabe et écrivent quasiment tous dans la langue du Coran.
Sous Al-Hakam II (915-976), les juifs continuent à prospérer, d’enrichir de nouveaux apports la culture andalouse, et Joseph Isaac ibn Abitour, formidable savant talmudiste, homme d’esprit, auteur de poésies liturgiques et familiarisé avec la langue arabe, traduit, à la demande du Calife même, la Mishna en arabe.
Depuis longtemps, les Juifs, sous les différents émirs puis califes, sont devenus une composante importante de la communauté andalouse, offrant de brillants sujets au pouvoir, faisant preuve d’excellence dans les arts, la médecine et les lettres ; il leur est permis de vivre entre eux, selon leur choix, et sans être exclus de la cité.
Leur quartier, magnifique, n’est pas rejeté dans un faubourg de Cordoue. Au contraire, il est situé en plein centre-ville, jouxtant la grande mosquée et le palais califal.
Le judaïsme est alors porté au sommet de sa culture grâce à des philosophes, des médecins, des rabbins et des poètes de talent ; grâce surtout à la politique califale largement favorable aux minorités.
Heinrich Graëtz propose la synthèse suivante : « à ce moment-là [sous le Califat de Cordoue], la vie intellectuelle et religieuse était tellement intense en Andalousie que cette contrée devint le centre du judaïsme et apparaissait aux communautés du dehors comme sous l’aspect d’un État juif.»
Maria Rosa Menocal écrit quant à elle : « Une communauté qui avait jusqu’alors été réduite à la misère noire et à l’esclavage s’élevait maintenant rapidement dans l’échelle sociale, au point qu’un juif deviendra un jour le grand vizir d’un calife omeyyade.2 »
Ministre des Affaires Etrangères, ministre des Finances, médecins à la cour califale, grands traducteurs pour le compte du calife, les membres de l’élite juive cultivée sont alors au sommet de leur art ; c’est le véritable âge d’or du judaïsme.
Et c’est ainsi que lorsque Hasdaï écrira au roi d’une contrée lointaine sa fameuse lettre, il lui annoncera fièrement :
« Apprenez, seigneur, que notre terre a pour nom Séfarade dans la langue sacrée, mais que les citoyens ismaéliens l’appellent al-Andalus et le royaume de Cordoue.3 ».
Quant à l’aristocratie hébraïque, dont sont issues des familles de prestige telles que les Ibn Ezra, les Al-Fachar, les Al-Nakwah, les Ibn Faljadj, les Ibn Giat, les Benvenisti, les Ibn Migasch, les Abulafia, elle vit alors des heures d’un épanouissement complet et d’une gloire sans précédent.
Soulignant enfin le contraste saisissant entre le traitement réservé aux Juifs par les musulmans d’Andalousie et par les chrétiens d’Occident, Heinrich Graetz note :
« Si de l’Espagne on passe en France et en Allemagne, la situation des Juifs offre un contraste frappant. Écartés par les lois canoniques de toute fonction officielle, ils étaient sans cesse troublés dans leur sécurité, leur commerce et la pratique de leur religion par les dignitaires de l’Église. […]
Peu à peu, à la suite des excitations incessantes du clergé, le peuple était devenu également très hostile aux Juifs, dans lesquels il s’était habitué à voir une nation maudite et indigne de compassion. »
Les chrétiens mozarabes amoureux de la langue arabe et de la théologie musulmane
À côté des Juifs, les chrétiens mozarabes bénéficient de la même considération ; ils préfèrent dès lors vivre en Al-Andalus, sous l’autorité du calife, que de se retirer plus au nord dans les pays chrétiens où sévissent alors toutes formes de misère des moyens et d’obscurantisme de l’esprit.
La communauté chrétienne mozarabe fournit de son côté d’illustres représentants au calife et des évêques, comme Racumendo, sont élevés au rang de grand ambassadeur de Cordoue à la cour de Constantinople.
C’est aussi un véritable amour que portent alors les chrétiens mozarabes à la langue arabe et la culture de l’Andalousie. Les écrits d’un homme important de la communauté chrétienne, Paul Alvare, vivant à Cordoue au IXe siècle, sont éclairants.
Soulignant l’amour que portent les chrétiens mozarabes à l’arabe et à la religion musulmane, il écrit :
« Mes coreligionnaires aiment à lire les poèmes et les romans des Arabes ; ils étudient les écrits des théologiens et des philosophes musulmans, non pour les réfuter, mais pour se former une diction correcte et élégante.4 »
Puis se lamentant devant le fait que la plus brillante partie de la jeunesse chrétienne se passionne pour l’arabe et l’islam, Alvare poursuit :
« Où trouver aujourd’hui un laïc [homme de lettres] qui lise les commentaires latins sur les Saintes Écritures ? Qui d’entre eux étudie les Évangiles, les prophètes, les apôtres ? Hélas ! Tous les jeunes chrétiens ne connaissent que la langue et la littérature arabe […].
A ce jour, on n’a trouvé la trace d’aucun cas de plainte en Al-Andalus, ni chez les chrétiens mozarabes, ni chez les Juifs, concernant la jizya.
Quelle douleur ! Les chrétiens ont oublié jusqu’à leur langue, et sur mille d’entre nous vous trouverez à peine un seul qui sache écrire convenablement une lettre latine à un ami.
Mais s’il s’agit d’écrire en arabe, vous trouverez une foule de personnes qui s’exprime dans cette langue avec la plus grande élégance, et vous verrez qu’elles composeront des poèmes préférables, sous le point de vue de l’art, à ceux des Arabes eux-mêmes. »
Il s’agit donc là d’une preuve d’un grand amour de la part des chrétiens mozarabes, de leur véritable engouement pour l’arabe et la culture musulmane, et non d’une contrainte ou d’une quelconque politique coercitive de l’État à leur égard.
Vérités sur l’impôt de la jizya
On a souvent écrit qu’une partie importante des minorités religieuses se convertissait en masse à l’islam pour échapper à la jizya, cet impôt imposé aux non-musulmans.
Tout d’abord, rappelons qu’il est peu probable que des croyants sincères acceptent d’échanger leur foi contre des conditions financières intéressantes, et que c’est insulter les communautés juive et chrétienne d’Al-Andalus que de laisser croire qu’elles abandonnaient si facilement leur foi en échange d’avantages pécuniaires.
D’ailleurs, si tel était le cas, la communauté juive aurait abandonné, depuis longtemps, ses traditions religieuses face aux incroyables contraintes que le pouvoir wisigoth lui imposait.
Ensuite, cela ne tient pas pour peu que l’on connaisse la réalité des choses, car cet impôt était, dans la majeure partie des cas, inférieur même à la zakât, l’autre impôt auquel les musulmans étaient astreints.
Sous les Wisigoths, les impôts pouvaient s’élever jusqu’à 70% et bien au-delà parfois de ses revenus.
En Al-Andalus, les musulmans ne payaient plus que 2,5%, tandis que les hommes des minorités religieuses ne donnaient qu’un dinar symbolique par an, alors que les femmes, les enfants, les vieillards, les religieux y échappaient.
La jizya représentait dès lors l’impôt le moins élevé au monde 5.
Lorsque des hommes des minorités religieuses participaient à la défense du territoire, ils n’étaient plus imposables.
Discriminant par essence 6, cet impôt était dans les faits largement à l’avantage des communautés qui devaient s’en acquitter.
Le terme jizya vient de l’arabe Jazaa qui veut dire « remettre une récompense en vertu d’un service rendu ».
Cet impôt était donc, dans les faits, une somme que l’on remettait aux autorités en vertu d’un service rendu en l’occurrence celui de la garantie de sa sécurité.
Et si effectivement les autorités se montraient incompétentes à assurer cette sécurité, le prélèvement de l’impôt de la jizya devenait illégal.
Devenir musulman signifiait donc, dans bien des cas, payer un impôt plus élevé et être dans l’obligation de participer aux guerres (chose qui n’était pas imposée aux minorités religieuses placées sous le statut de protégé, « dhimmis »).
Cette réalité conduira même un jour la communauté musulmane de Grenade à se révolter, considérant que les minorités religieuses bénéficiaient de conditions de vie bien plus favorables.
Enfin, à ce jour, on n’a trouvé la trace d’aucun cas de plainte en Al-Andalus, ni chez les chrétiens mozarabes, ni chez les Juifs, concernant la jizya.
Durant le Califat de Cordoue, musulmans, Juifs et chrétiens vivaient dans une belle harmonie du témoignage-même des écrivains des trois religions de cette époque.
Apprenant au départ tout des musulmans, les Juifs et les chrétiens ont pu, grâce à de brillants éléments, gagner en autonomie intellectuelle et devenir pour leurs propres communautés de foi respectives un phare qui allait éclairer les siècles à venir.
En réalité, tout le monde y avait gagné ; les minorités religieuses pour les raisons que l’on a citées, et Al-Andalus dans son ensemble grâce à l’apport de chaque sujet éclairé, toutes confessions confondues.
Un modèle universel
C’est pour toutes ces raisons que le Califat de Cordoue demeure encore un exemple de vivre-ensemble, et une leçon donnée chaque jour au monde moderne qui peine encore à accepter l’autre et à le voir comme une grande richesse.
Les minorités religieuses, respectées dans leur foi, leur croyance et leur histoire, sont toujours une richesse pour leur société.
Les Juifs d’Al-Andalus avaient produit une littérature et une philosophie qui allaient grandement enrichir la culture de l’Andalousie.
Grâce à cette élévation artistique, ils étaient devenus, au même titre que les chrétiens mozarabes, une pièce incontournable de cette éblouissante mosaïque que fut la civilisation d’Al-Andalus.
C’est ainsi que sous le Califat de Cordoue (et cela changera radicalement sous d’autres dynasties), tout le monde a pu gagner dans ce respect réciproque, dans ce chemin vrai de la fraternité qui est le but ultime des sociétés humaines.
Abderrahim Bouzelmate
Notes :
1 Heinrich Gaëtz, Histoire des Juifs, Tome IV, Librairie A. Durlacher, Paris, 1893. (Toutes les citations de Graëtz renvoient à cette référence)
2 Maria Rosa Menocal, L’Andalousie arabe. Une culture de la tolérance, VIII-XV siècle, éd. Autrement, Paris, 2002, p. 60.
3 Ibid., p. 69.
4 Cité dans : Abderrahim Bouzelmate, Al-Andalus, Histoire essentielle de l’Espagne musulmane, éd. Albouraq, 2017, p. 39.
5 Ghaleb Serjani, Qiçat al-Andalus, éd. Muasasat Iqra, Le Caire, 2014, p. 55.
6 Il faut rappeler aussi que le pouvoir musulman n’intervenait pas dans les affaires qui étaient liées aux communautés juive et chrétienne. Celles-ci avaient donc leurs propres tribunaux pour traiter leurs affaires internes. De ce fait, le pouvoir islamique ne pouvait pas imposer aux autres communautés de payer la zakât qui ne concernait que les musulmans.
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