Islamologue, chercheuse au CNRS, Eva de Vitray-Meyerovitch est l’une des grandes spécialistes françaises de l’islam soufie. Dans un texte extrait du livre « Universalité de l’islam », évoquant les rapports entre temps et spiritualité, elle nous plonge dans le patrimoine littéraire et mystique de l’islam pour en comprendre la philosophie du temps. A lire sur Mizane.info.
Le poète et philosophe musulman Mohammed Iqbal (1877-1938) écrivit¹ : « Le problème du temps a toujours retenu l’attention des penseurs et des mystiques musulmans. Ceci semble dû particulièrement au fait que, suivant le Coran, l’alternance de la nuit et du jour est l’un des plus grands signes de Dieu, et partiellement aussi à l’identification, par le Prophète, de Dieu avec le temps – dahr – dans une tradition bien connue: « Ne maugréez pas contre les vicissitudes du temps, car Dieu est le temps². »
Bien avant l’avènement de l’islam, Platon (424 av. J.-C.-348 av. J.-C.) avait défini le temps comme une image mobile de l’éternité immobile dans l’unité, une image qui marche sans fin suivant la Loi immuable des nombres³. Plus tard, saint Augustin (354-430) évoqua la question sous l’angle de l’expérience quotidienne : « Qu’est-ce en effet que le temps ? Qui peut en former, même en pensée, une notion suffisamment distincte pour la traduire ensuite par des mots ? Quand personne ne me le demande, je le sais, mais dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne le sais plus ». « Cependant, ajoute-t-il en distinguant les différents temps, le présent même, s’il était toujours présent, sans se perdre dans le passé, ne serait plus temps: il serait éternité. » Cela nous amène au centre même de notre étude, c’est-à-dire à la notion d’instant qui, chez les philosophes et les mystiques musulmans, joue un rôle primordial.
Parlant de l’art musulman en général, Louis Massignon (1883-1962), après avoir, à l’aide d’exemples empruntés à l’architecture, la musique, la littérature, montré que cet art se caractérise essentiellement par « la négation de la permanence de la figure et de la forme », conclut: « L’orthodoxie de cet art musulman est de hausser au-delà des formes, de ne pas laisser idolâtrer les images, mais d’aller au-delà vers Celui qui les fait bouger comme dans une lanterne magique, comme dans un théâtre d’ombres, Celui qui est le Seul Permanent. » Quelle que soit la perspective sous laquelle les penseurs islamiques envisagent le temps, il semble qu’elle va relever de cette même conception fondamentale.
Du point de vue théologique, tout d’abord, le Coran, de par la nature même de son message, place l’accent sur l’importance géographique, plutôt que chronologique, de la Révélation qui est donnée à tous les peuples de la terre cela correspond donc à une notion plus verticale que linéaire de l’Histoire. Car si Muhammad est le « Sceau des Prophètes » mettant le point final à la série des Envoyés de Dieu qui l’ont précédé, la teneur fondamentale de la Révélation apportée par chacun d’eux est identique. Elle ne se développe pas pour aboutir, comme dans le mosaïsme et le christianisme, à l’actualisation historique des religions messianiques, où la plongée de l’intemporel dans le temporel change le cours des temps.
Le Coran n’est que la répétition ultime, sous une forme définitive, des messages reçus par les différents Prophètes et « codifiés » chez les « gens du Livre », et c’est ainsi qu’il sert de critère – furqân – permettant de juger dans quelle mesure les autres Écritures sacrées – Torah, Évangile, etc. – ont été altérées par des additions ou déformations successives.
De cette donnée fondamentale du monothéisme « Il n’y a d’autre réalité que la Réalité » découle une conception du temps particulière à la pensée islamique. « Al-dahr imtidâd al-hadra al-ilahiyya »: « La durée, c’est l’expansion de la Présence divine », dit Jurjâni (1339-1413). Le philosophe Iqbal exprime la même idée en des termes plus modernes: « Le temps physique, écrit-il, est la durée pure morcelée par la pensée, sorte de procédé au moyen duquel la Réalité offre à la mesure quantitative son incessante activité créatrice. C’est en ce sens que le Coran dit: « Et c’est de Lui que provient l’alternance de la nuit et du jour » (XXIV, 44). »
Si on revient à la remarque de Louis Massignon, pour les théologiens musulmans, essentiellement occasionnalistes, le temps n’est donc pas une durée continue, mais une constellation, une « voie lactée » d’instants. Les théoriciens de l’école la plus orthodoxe de philosophie musulmane – l’école ach’arite construisirent ainsi une doctrine selon laquelle la méthode créatrice de l’Énergie divine est atomique. Ils ont considéré l’espace et le temps comme constitués de points et d’instants et ont inventé – réfutant le paradoxe de Zénon d’Élée (480 av. J.-C.-420 av. J.-C.) sur l’impossibilité du mouvement – la notion de tafra ou « saut », ce qui ressemble fort à la théorie moderne des quanta de Max Planck (1858-1947) et Niels Bohr 10 (1885-1962).
Cette conception d’un temps fait d’instants, dépourvu de durée, réversible et discontinu, s’il plaît à Dieu, a marqué de son empreinte les métaphysiciens comme les historiens. Parmi ces derniers, Tabarî (839-923) présente les faits historiques comme des instants du temps, sans lien intérieur entre eux. Ainsi, l’objet de l’histoire est le khabar, c’est-à-dire le fait historique isolé précisé au moyen de témoignages exacts. Chez Mas’udi (mort en 956) et Ibn Khaldûn (1332-1406), qui ont subi l’influence de la pensée grecque, se pose le problème de la causalité historique. Mais il s’agit d’une causalité qui ne joue que dans une communauté déterminée, c’est-à-dire un système en vase clos. Il y a continuité dans les arts et techniques, ainsi que dans les progrès théoriques, à l’échelle humaine. Mais le progrès social et moral reste enfermé dans une communauté, comme dans la vie d’un individu.
Pour les purs philosophes de l’Histoire, en général, le fait historique demeure isolé, la théorie n’étant que le fruit de l’imagination ou de la raison humaine. Aucun « Discours sur l’Histoire universelle » ne s’avérerait possible. Cette conception du monde que philosophes et théologiens exposaient dans des systèmes de pensée logique, les mystiques et les poètes musulmans dans une saisie existentielle de l’ineffabilité du « moment », de l’illumination instantanée qui révèle l’unité dans la multiplicité – allaient en faire l’essence même de leur symbolisme.
À chaque instant, tu meurs et tu reviens. « Ce monde n’est qu’un instant », dit le Prophète. Notre pensée est la flèche tirée par Dieu: comment pourrait- elle demeurer en l’air ? Elle retourne à Lui ».
À chaque instant, ce monde est renouvelé, et nous ne sommes pas conscients de son perpétuel changement. La vie s’y déverse constamment à nouveau, bien que corporellement elle présente l’apparence de la continuité 2. 12 C’est à cause de sa rapidité qu’elle semble continue, telle l’étincelle que tu fais tourner dans ta main. Le temps et la durée sont des phénomènes produits par la rapidité de l’Action divine, De même qu’un tison que l’on fait virevolter offre l’aspect d’une longue ligne de feu 13.
Une particularité de la pensée mystique de l’islam est l’étude systématique et incroyablement subtile de ces états intérieurs où le temps est ressenti, et non pensé et calculé. Cette saisie intuitive d’une immédiateté qui paraît inanalysable, les soufis vont chercher à en dégager tous les degrés, toutes les phases, avec une extraordinaire précision technique.
C’est ainsi que seront distingués, tout d’abord du point de vue objectif 14
-azal: permanence de l’être dans le passé, pré-éternité,
-abad: durée de l’être dans l’avenir, post-éternité,
-an: l’instant, fin du passé et début de l’avenir.
C’est donc par l’instant que l’avenir devient passé. Les mystiques conçoivent l’instant perpétuel, continuité de la Présence divine, qui contient à la fois l’azal et l’abad et qui les réunit. On le nomme aussi bâtin-i-zâman le secret du temps ou asl-i-zâman principe du temps parce que les instants du temps physique ne sont que des empreintes sur cet instant éternel, an-i-zâman, car « il n’y a chez Dieu ni matin ni soir ». Bast-i- zâman l’extension du temps consiste à rendre grand un temps infiniment petit, disent les commentaires, et cela est possible à celui pour qui l’apparition de l’instant intérieur zâman-i-bâtin est objet d’expérience. D’une telle personne, on dit qu’étant sortie de l’ordre du temps, hukhm-i-zâman, elle est devenue maître du temps – sahib-i-zâman 15.
Plus près de nous, le poète-philosophe Iqbal, sous le successif, le morcellement, l’éparpillement, la fuite qu’aperçoit l’introspection – et dont Henri Bergson (1859-1941), après Fénelon (1651-1715), a si bien parlé 16, sous ce Moi qui dans le temps meurt et renaît à chaque instant, prend conscience, en un éclair d’intuition, du fait que l’homme, bien que vivant dans le temps, est, dans son essence réelle, hors du temps. S’adressant alors à Dieu en des vers magnifiques, il Le prie de le faire échapper au monde contingent du devenir :
Ô! Heureux le jour qui n’appartient pas au temps,
Dont le matin n’a ni midi ni soir,
Un jour de la lumière duquel l’esprit tire sa lumière
Et où les choses cachées sont rendues visibles […]
Tu es la Splendeur éternelle, nous ne sommes que des étincelles.
Je suis l’être d’un moment, rends-moi éternel¹ »!
D’un point de vue subjectif, on distingue principalement le waqt instant – et le hâl – état fugitif. Le hâl, a-t-on dit, est ce qui descend sur le temps waqt – à l’image de l’esprit qui constitue la parure du corps. Lorsque l’homme accompli qui « détient » le waqt vient en possession du hâl, il échappe alors au changement. On a comparé le waqt, moment d’expérience immédiate, à un glaive tranchant, car il coupe la racine de l’avenir et du passé.
Le hâl, coloration intériorisée de l’instant, tonalité spirituelle qui peut revêtir toutes les nuances, le mystique persan Ansari en distingue des dizaines : éblouissement, désir, soif, goût, doute, nostalgie, absence, patience, solidité, etc, ce qui correspond peut-être, en traduction occidentale, à ce que les mystiques allemands comme Novalis (1772-1801) ont appelé l’« humeur » (die Stimmung). Il s’agit là de la résonance, de l’écho de l’âme accordée.
Toutes les phases du temps : jour, mois et année, se sont réunies en un point du hâl ; Azal et abad se sont retrouvés réunis, la descente de Jésus et la création de l’homme. Puisque le passé n’existe pas, et que l’avenir n’existe pas non plus encore, que sont donc le mois et l’année, sinon ce point de hâl ? C’est ce point qui se perpétue et qui s’écoule, et toi tu le nommes une rivière qui coule 18.
Djalâl ud-Dîn Rûmî (1207-1273), dans des vers célèbres, reprend cette idée de l’homme maître du temps, échappant au changement parce que fixé dans l’intemporel :
Le soufi est le fils du waqt, pourrait-on dire, Mais le soufi qui est pur n’est lié ni au waqt ni au hâl. […] Le pur soufi est plongé dans la Lumière du Glorieux, Et a transcendé le waqt dans la ferveur du hâl. […] Le passé et l’avenir proviennent de toi-même, Tous deux sont une même chose, c’est toi qui les crois deux. Celui qui est rempli d’amour est libéré du waqt et du hâl, Il est plongé dans l’océan de l’Amour divin. Plonge-toi donc en cette lumière incréée, Qui n’est pas créée, qui n’a pas créé, c’est Lui, c’est Dieu ! Recherche donc un tel amour si tu es un être vivant, Sinon tu demeureras esclave des temps changeants ! Ne regarde pas ta forme, belle ou laide, Regarde l’Amour et l’objet de ta recherche 19
Massignon précise que les soufis qui ont évoqué l’extase wajd – l’ont ainsi nommée, en tant que choc soudain de la grâce, pur comme un instant d’angoisse – wajada : trouver; wajida: souffrir – sans durée, mais parée de « couleurs mentales variées » (c’est-à-dire de hâl). Et, dans une formule saisissante, il conclut : « Cet instant […] ne scande pas linéairement la fuite du temps […] il annonce l’arrêt final du pendule de notre pulsation vitale sur la tonique de sa gamme, sur le « lieu de Son Salut » 20. »
La poésie profane, elle aussi, chantera le caractère irremplaçable, ineffable, de l’instant qui ne reviendra plus, de la rencontre. « Tout est périssable hormis le Visage de Dieu. » (Coran XXVIII, 88) Mais la soif d’éternel n’a jamais empêché l’attachement à l’éphémère. La forme des ghazals, poèmes d’amour soit profanes, soit mystiques avec souvent une ambiguïté, une ambivalence entre les deux, reflète ce même «impressionnisme», ce même « pointillisme » psychologique. Ils sont en effet composés de vers indépendants, offrant chacun un sens complet par lui-même, ce qui produit parfois chez le lecteur occidental une impression de décousu, de discontinu. Pourtant, ils constituent un tout, grâce à l’unité d’inspiration sous-jacente – le hâl qui, joie ou mélancolie, relie entre elles ces « touches » d’autant plus précieuses qu’elles sont fugitives, tel le fil d’un collier.
Fidélité à l’instant qui passe, mais d’où naît le souvenir… En évoquant ces poètes d’Orient qu’aimait tant Georges Jamati (1894-1954), je voudrais qu’ils se fassent, mieux que je ne le puis moi-même, interprètes d’un regret qui défie l’oubli…
Eva de Vitray-Meyrovitch
Notes :
1. Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, trad. E. de Vitray-Meyerovitch, Éd. du Rocher/Unesco, 1996.
2. Hadith rapporté par Abû Hurayra (599-676).
3. « L’Auteur du monde s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l’éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les jours et les nuits, les mois et les saisons n’existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du Temps: le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c’est que nous en ignorons la nature », Platon, Timée, 37d-38a, Les Belles Lettres.
4. Saint Augustin, Confessions, Livre onzième, trad. de P. de Labriolle, Les Belles Lettres, 1969.
5. Louis Massignon, « Les Méthodes de réalisation artistique des peuples de l’islam », in Écrits mémorables, tome 2, Laffont, coll. << Bouquins», 2009.
6. Cité par L. Massignon, « Le temps dans la pensée islamique », in Parole donnée, Le Seuil, 1983.
7. Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, op. cit.
8. Voir dans le présent ouvrage, page 104.
9. Dans l’Antiquité grecque, Zénon est considéré comme le « philosophe du continu >>. Il a proposé certains paradoxes afin de montrer que la divisibilité du mouvement aboutit à des conséquences absurdes. Dans le paradoxe de la flèche, il considère qu’une flèche lancée est en fait toujours immobile. En effet, la flèche en vol se trouve à une position précise à chaque instant et, si l’instant est très court, alors la flèche n’a pas le temps de se déplacer pendant cet instant. Au cours des instants suivants, elle va rester immobile pour la même raison: ainsi, la flèche reste immobile et ne peut se déplacer. La théorie du calcul infinitésimal développée notamment par Leibniz (1646- 1716) permettra de résoudre ce paradoxe. Pour les développements métaphysiques sur le sujet, voir René Guénon, Principes du calcul infinitésimal, Gallimard, coll. <<< Tradition >>.
10. La théorie des quanta tente de modéliser le comportement de l’énergie à très petite échelle à l’aide de quantités discontinues: les quanta. Elle a servi de base au développement de la physique quantique qui a permis de décrire le comportement des atomes et des particules de façon beaucoup plus aboutie que la physique classique dite << newtonienne ».
11. En écho, cet aphorisme du moraliste Joseph Joubert (1754-1824): << Où vont nos pensées ? Elles vont dans la Mémoire de Dieu. >>>
12. Reynold Nicholson (1868-1945), dans une traduction anglaise qu’il donne de ce passage, précise ici en note: «Le cercle de l’existence commence et finit en un point unique: l’Essence de Dieu, qui est perçue par nous sous la forme d’une extension. >>>>
13. Rûmî, Mathnawî, I, 1142-1148, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et Djamshid Mortazavi, Éd. du Rocher, 2004.
14. Le vocabulaire technique employé ici provient de la langue persane.
15. Ibn ‘Arabî (1165-1240) déclare: << Le soufi est le maître du temps. >>>
16. <<< La conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir », in Henri Bergson, L’Évolution créatrice, PUF, 2001.
17. Mohammed Iqbal, Le Livre de l’Éternité, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Albin Michel, 1962.
18. Shabestarî (1288-1340), La Roseraie du Mystère, trad. E. de Vitray- Meyerovitch et D. Mortazavi, Sindbad, 1995.
19. Rûmî, Mathnawî, III, 1426-1437, op. cit.
20. Louis Massignon, « Le temps dans la pensée islamique », in Parole donnée, op. cit.