Dans son évaluation critique des figures du nihilisme européen, le penseur italien Julius Evola n’épargne pas la philosophie de Nietzsche. Un texte extrait de « Chevaucher le tigre » à lire sur Mizane.info.
La phase négative, destructrice, de la pensée de Nietzsche aboutit à l’affirmation de l’immanence : toutes les valeurs transcendantes, les fins et les vérités « supérieures », sont interprétées en fonction de la vie. A son tour, la vie et, plus généralement, la nature, aurait pour essence la volonté de puissance. C est aussi en fonction de la volonté de puissance et de domination que se définit le surhomme.
On voit donc qu’en réalité le nihilisme de Nietzsche s’est arrêté à mi-chemin : il pose un niveau système de valeurs, comportant un bien et un mal. Il présente un nouvel idéal, et l’affirme d’une façon absolue, alors qu’il ne s’agit en réalité que d’un idéal parmi tant d’autres qui peuvent prendre forme dans la « vie », ne se justifiant donc aucunement en soi et par soi, mais impliquant un choix particulier, une croyance déterminée.
L’instinct de la décadence
Que l’appui sûr proposé au-delà du nihilisme manque d’un vrai fondement si l’on s’en tient vraiment à l’immanence pure, c’est un fait qui, d’ailleurs, apparaît déjà dans la partie critico-historique et logique du système nietzschéen. Tout le monde des valeurs « supérieures » y est interprété comme le reflet d’une « décadence ».
Mais, en même temps, Nietzsche voit aussi, dans ces techniques, les instruments, les armes, de la volonté de puissance déguisée d’une certaine partie de l’humanité qui s’en est servi pour en évincer une autre dont la vue et les idéaux étaient proches de ceux du surhomme. L’instinct même de la « décadence » se présente donc comme une variété particulière de la « volonté de puissance ».
La logique de la vie
Or, il est clair que, par rapport à la seule volonté de puissance, toute distinction disparaît; il n’y a plus ni de « surhommes », ni de « troupeau », ceux qui « affirment » ou « nient » la vie. Il n’y a plus qu’une différence de techniques, de moyens (qui sont loin de se réduire à la simple force matérielle) tendant à assurer la domination de l’une ou l’autre catégorie d’hommes et que l’on qualifie indistinctement de bons dans la mesure où ils conduisent au succès.
Si, dans la vie et dans l’histoire de la civilisation, il existe tantôt des phases d’expansion, tantôt des phases de déclin, tantôt des phases ascendantes et tantôt des phases de destruction et de « décadence », qu’est-ce qui autorise à attribuer une valeur aux unes plutôt qu’aux autres ? Pourquoi la « décadence » devrait-elle être un mal ?
Tout est vie, tout est justifiable en termes de vie, si l’on assume vraiment celle-ci dans sa réalité nue, irrationnelle, hors de toute « théologie » et « téléologie », comme Nietzsche l’aurait cependant voulu. L’ « antinature », la « violence contre la vie » en font elles-mêmes partie. Encore une fois le sol cède sous les pas.
L’eschatologie marxiste
De plus, Nietzsche qui aurait voulu rendre au « devenir » son « innocence » en le libérant de tout finalisme, de toute intentionnalité, afin de délivrer l’homme et lui permettre de marcher sans appui, Nietzsche qui avait, avec raison, critiqué et repoussé l’évolutionnisme et de darwinisme, en constatant que les figures et les types supérieurs de la vie ne représentent que des réussites sporadiques, des positions que l’humanité n’atteint que pour les perdre ensuite et qui ne créent pas une continuité, puisqu’il s’agit, au contraire, d’êtres plus exposés que les autres aux dangers et à la destruction
Nietzsche aboutit lui-même à une conception finaliste quand, pour donner un sens à l’humanité actuelle, il présente comme une fin à laquelle celle-ci doit se consacrer et pour laquelle elle doit se sacrifier et mourir, l’hypothétique homme futur sous la forme du surhomme.
Mutatis mutandis, cette façon de voir ressemble assez à l’eschatologie marxistico-communiste pour qui le mirage de ce que sera l’humanité future après la révolution sociale justifie tout ce que l’on impose à l’homme d’aujourd’hui dans les pays contrôlés par cette idéologie.
Ceci contredit donc ouvertement l’exigence d’une vie qui soit à elle-même son propre sens.
L’éternel retour contre la volonté de puissance
Le second point, c’est que la pure affirmation de la vie ne coïncide pas nécessairement avec l’affirmation de la volonté de puissance dans un sens étroit et qualitatif, ni avec l’affirmation du surhomme. La solution de Nietzsche n’est donc qu’une pseudo-solution. Un véritable nihilisme n’épargnerait même pas la doctrine du surhomme.
Ce que l’on peut retenir plutôt, si l’on veut être rigoureux, si l’on veut suivre une ligne strictement cohérente qui puisse s’inscrire dans notre recherche, c’est l’idée exprimée par Nietzsche dans le mythe de l’éternel retour. C’est l’affirmation, alors vraiment inconditionnée, de tout ce qui est et de tout ce que l’on est, de sa propre nature et de sa propre situation.
Un mythe pragmatique
C’est l’attitude de celui qui, s’identifiant avec soi-même, avec la racine dernière de son être, s’affirme soi-même, au point de ne pas être terrorisé mais au contraire exalté par la perspective d’un retour indéfini de cycles cosmiques identiques en vertu desquels il fut et recommencera à être ce qu’il est, d’innombrables fois.
Naturellement, il ne s’agit que d’un mythe, . »n’ayant que la valeur pragmatique d’une « épreuve de force ».Mais c’est aussi une vue qui, en réalité, conduit déjà au-delà du monde du devenir et vers une éternisation de l’être. Comme le néo-platonisme, Nietzsche reconnut avec raison : « que le recommencement est l’extrême approximation entre le monde du devenir et celui de l’être ».
La soif nietzschéenne d’éternité
Il dit aussi : « Imprimer au devenir le caractère de l’être, c’est une preuve suprême de puissance. » Ceci, au fond, mène à une ouverture au-delà de l’immanence unilatéralement conçue, à la sensation que : « toutes les choses ont été baptisées à la source de l’éternité et par-delà le bien et le mal ».
On enseignait la même chose dans le monde de la Tradition ; il est incontestable que l’œuvre de Nietzsche exprime une soif confuse d’éternité, qui va jusqu’à provoquer passagèrement certaines ouvertures extatiques. On connaît l’invocation de Zarathoustra à « la joie qui veut l’éternité de toutes choses, une profonde, profonde éternité », semblable au ciel là-haut, « pur, profond abîme de lumière ».
Julius Evola, « Chevaucher le tigre »
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