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Existence et liberté dans la pensée de Qūnawi

Né à Malatiya en 1207 et mort à Kounya en 1241, Qunawi est l’un des principaux disciples d’Ibn ‘Arabi dont il contribua à diffuser et structurer l’enseignement dans des écrits synthétiques. Özgür Koca lui a consacré, à propos de la problématique de l’existence, un chapitre dans son ouvrage « Islam, causalité et liberté. Du Moyen-Âge à l’ère moderne » (Cambridge university press) à lire sur Mizane.info.

Comme le fait Ibn ‘Arabi, Qūnawi soutient que toutes les entités sont préfigurées dans la connaissance divine avant leur existence dans le monde. Qūnawi appelle ces entités : archétypes fixes (al-aʿyan thabita), essences (mahiyya) connues (al-maʿl ūmat) et choses fixes (al-shay al-thabit).2

Le Réel (Dieu) connaît les essences par la connaissance de soi « dans sa propre réalité (nafs) »3. Le Réel « se connaît lui-même et connaît donc toutes les entités. » 4 De plus, Dieu connaît les essences dans leur totalité à la fois « en tant qu’universels (kull) et particuliers (juzʾ) »5.

Comment et pourquoi Dieu existencie-t-il (amène à l’existence) ces « connus » ou « archétypes fixes » ou « essences » ?

La réception de l’existence par les essences

Dieu les existencient en leur accordant le don de l’existence (wujud). Cela est dû à la compassion et à la bonté de Dieu car Dieu est pur existence, et l’existence pure est pure bonté et compassion (al-rahma nafs al-wujūd) 6

Le Wujūd est donné à toutes les essences et, par conséquent, c’est la catégorie la plus générale. Il est partagé entre les êtres les plus élevés et les plus bas.7 En raison de leur dépendance absolue à l’acte existentiel divin, « rien ne peut exister par soi-même ou par quelque chose d’autre que Dieu. » 8

L’existence est reçue par des entités qui « acceptent d’être les lieux de la lumière de l’existence (nūr al-wujūd) » 9. Par conséquent, l’existenciation est la procession de l’existence divine sur des essences (archétypes fixes ou essences connues par la connaissance divine) accordée comme un acte de pure bonté. C’est dire que l’existence advient aux essences.

L’existence est donnée en fonction des capacités

Dieu est pure existence absolue au-delà de toute définition. Tout le reste est essentiellement en attente d’être existentié en recevant une part de la pure existence divine. Par conséquent, les entités ont à la fois une essence et une existence.

Qūnawi écrit comment « L’existence (wujūd) du Réel (al-Ḥaqq) ne fait qu’un avec (ʿayn) Lui-même (dhat). Cependant, pour toute autre entité, l’existence est une qualité supplémentaire (zaid). »10

Le don de l’existence est donné aux essences en fonction de leur capacités. Qūnawi appelle parfois ce processus « l’imprégnation de l’existence » (sarayan al-wujūd) et l’ « expansion de l’existence » (inbisat al-wujūd).11 L’existence compréhensive (wujūd al-ʿam) « s’étend sur les réalités des entités contingentes (essences). »12 Toutefois, l’existence divine imprègne des êtres sans s’identifier en eux (hulūl ou ittihad).13

Qūnawi affirme que « Lui, avec la lumière de sa pure essence (bi-nūri al-dhat al-muqaddas) imprègne (siraya) les entités sans division (inqisam) ni pénétration (hulūl). »14

Les attributs divins sont les relations du Wujud avec les essences

Qūnawi partage également la conviction d’Ibn ‘Arabi sur la relation du wujūd et des attributs divins. Les attributs divins ne peuvent être considérés comme séparés du Soi divin. Tous les noms et attributs sont cachés dans l’unité indifférenciée du wujūd. La perméabilité du wujūd aux essences, implique néanmoins que le wujūd aurait des relations spécifiques avec chaque essence individuelle.

Ces relations sont aussi appelées noms et attributs divins. En réalité, les noms divins sont des catégories théologiques décrivant la multiplicité des relations entre le wujūd et les essences. Ainsi, l’imprégnation du wujūd n’existencie-t-elle pas seulement les essences mais manifeste également les qualités divines cachées dans le wujūd.

« Tous les pouvoirs du serviteur trouvent leur origine dans les noms du Réel »

Les noms et les attributs ne sont pas des accidents distincts ajoutés au wujūd. Dire le wujūd, c’est dire tous les attributs. Par conséquent, Qūnawi déclare que « ces attributs sont nécessité par l’Un sans lui enlever son unité. »15 C’est aussi pourquoi la participation au wujūd est considérée comme une participation aux qualités divines telles que le pouvoir, la connaissance et la volonté.

« Tous les attributs et les pouvoirs du serviteur trouvent leur origine dans les noms du Réel. »16

La base de l’efficacité causale des entités est bien leur participation à l’existence. A chaque instant, l’existence se dilate et imprègne les essences. Les entités sont libres en raison de leur participation au wujūd, car participer au wujūd c’est participer aux attributs divins cachés dans wujūd, y compris la connaissance, la volonté et le pouvoir.

Cette participation se produit selon les capacités des essences. Participer au wujūd, c’est participer à la liberté divine.

L’incréation des essences et la liberté

La question de la liberté peut également être abordée sous l’angle des essences. Qūnawi décrit les essences comme des objets de la connaissance divine. La connaissance divine de soi implique que Dieu sait Lui-même et, grâce à cette connaissance, sait aussi tout par une connaissance indifférenciée.

Dieu existencie les entités conformément à leurs archétypes fixes dans la connaissance divine. Ainsi, « la réalité des êtres existants est leur entification (taʿayyun) dans la connaissance divine. »17

Dans une lettre qu’il écrivit à Nasir al-Din Tụ̄si, Qūnawi écrit : « Les formes des êtres existent dans le Créateur, car Dieu les connaît.Et cette connaissance est la raison de leur existence. »18

L’idée que les essences ont toujours existé dans la connaissance divine implique pour Qūnawi qu’elles ne sont pas créés (hawadith) 19 mais incréés (ghayr majʿūl).

« Le témoignage et la gustation réels affirment que les essences sont incréées »

Qūnawi discute également de cette question dans une de ses lettres à Tụ̄si.

L’existence des essences dans la connaissance divine n’a pas de commencement, puisque si elles avaient un commencement dans la connaissance divine, cela impliquerait que la connaissance divine aurait des limites, ce qui contredirait l’infinité et l’éternité de cette connaissance.

« Le témoignage et la gustation réels affirment que les essences sont incréées. Elles ont une sorte d’existence.Cette existence renvoie à l’existence des essences dans la connaissance du Réel sans commencement ni fin, avec leurs entifications et de manière indifférenciée 20. Le Réel soutient ces entités par la connaissance de leurs capacités incréés (ghayr majʿūl). C’est par cette capacité que les entités sont en situation d’accepter le wujūd. » 21

La préfiguration des entités dans le savoir divin implique qu’elles ont une sorte de réalité avant leur existence dans le monde. À ce stade, Qūnawi conclut que, si les essences sont incréées, si elles ont une réalité éternelle dans la connaissance divine, alors elles doivent être causes d’elles-mêmes.

Encore une fois, « pour sentir le parfum du wujūd », elles dépendent absolument de l’octroi divin du wujūd. Cependant, la capacité avec laquelle elles « acceptent le wujūd » reste incréé et sans cause.

« La cause des propriétés des essences ne peut être autre qu’elles-mêmes »

Par conséquent, du point de vue de son essence, l’entité est sa propre cause bien que du point de vue de son existence, elle soit causée par Dieu. « La cause des propriétés des essences ne peut être autre qu’elles-mêmes.Car ces essences ne sont pas créées. »22

Les essences sont donc des causes non causées d’elles-mêmes. Si c’est vrai, alors elles ne sont pas faites par Dieu pour être ce qu’elles sont dans la connaissance divine. La connaissance divine ne les connaît que telles qu’elles sont et l’imprégnation de l’existence les existencient telles qu’elles sont dans leur essence.

Au regard de leur existentiation dans le monde, les entités dépendent absolument du wujūd, mais, du point de vue de leur essences dans la connaissance divine, les entités sont incréées et sans cause, et donc libre.

Özgür Koca

Notes :

2-Qūnawi, Miftah Ghayb al-Jamʿi wa-l-Wujūd fil-Kashf al-Shuhūd, Süleymaniye Yazma Eser Kütüphanesi (Manuscrit), Ayasofya, n° 1930, 13b. Voir aussi « les réalités des êtres contingents sont comme des lettres cachées dans l’encre ou dans l’esprit qui parle ». Miftah, 88b.

3 Ibid., 89b.

4 Ibid., 15a. Rappelons que c’est aussi ainsi qu’Ibn Sina et Ibn Rushd résolvent le problème de la connaissance divine pour la tradition aristotélicienne, où Dieu est dépeint comme une pensée pensant Lui-même.

5 Ibid., 16b.

6 Ibid., 31a.

7 Ibid., 13b.

8 Ibid., 16a.

9 Ibid., 16b.

10 Ibid., 13a.

11 Voir par exemple, ibid., 32b ; ibid., 26b.

12 Ibid., 26b.

13 Ibid., 32b

14 Ibid., 17b. Cette délimitation, pour Qūnawi, ne porte pas atteinte à la pureté divine (quds) et à sa souveraineté (ʿizza), ibid., 18a.

15 Qūnawi, Iʿjaz al-Bayan fi Taʾwil Umm-Qurʾan, trad. Ekrem Demirli (Istanbul : İz Yayıncılık-İslam Klasikleri Dizisi, 2009), 157.

16 Qūnawi, Iʿjaz al-Bayan, 73.

17 Qūnawi, Miftah, 13a–b.

18 Qūnawi, al-Murasalat, trad. Ekrem Demirli ( Istanbul : Kapı Yayınları , 2014), 190.

19 Qūnawi, Miftah, 13b

20 Qūnawi, Murasalat, 68.

21 Ibid., 24.

22 Ibid., 69.

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