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Frithjof Schuon : Qu’est-ce qu’une élite intellectuelle ?

Grand penseur et l’une des figures de proue du courant pérennialiste attaché au respect de la tradition métaphysique, Frithjof Schuon a défini dans un texte publié dans les Etudes traditionnelles ce qu’il entendait par élite intellectuelle. Mizane.info en reproduit de larges extraits. 

La conception de l’« élite intellectuelle » est une de celles qui sont particulièrement susceptibles de mettre en cause l’amour-propre humain et qui, de ce fait, donnent facilement lieu à toutes sortes de simplifications et confusions ; il convient par conséquent de préciser avec soin ce qu’il faut entendre sous le terme en question, en écartant bien entendu a priori l’application fort abusive qu’en fait le monde profane. Nous ne tiendrons donc compte que des idées que peuvent s’en faire ceux qui savent qu’il ne s’agit ici nullement de valeurs profanes ou mondaines, mais au contraire de choses d’ordre spirituel au sens propre du mot ; le fait d’avoir compris cette vérité fondamentale ne suffit cependant pas pour savoir exactement ce qu’est l’élite intellectuelle en elle-même, et ce serait surtout une grave erreur de croire qu’on fait partie de cette élite pour la simple raison qu’on sait ce qu’elle n’est pas.

L’intellect, une connaissance active

Si l’élite intellectuelle est une minorité par définition naturelle et non pas simplement pour des raisons contingentes, il va sans dire que des conceptions accessibles à tout homme normal n’ayant pas de raisons sentimentales de les rejeter, ne sauraient conférer à l’intelligence qui retient ces conceptions une qualité transcendante ; d’autre part, il est évident que le fait d’accepter, pour des raisons sentimentales, des idées transcendantes que l’on ne comprend pas, ne confère pas plus un rang quelconque dans l’élite.

Ceci nous amène à une première définition : n’est réellement intellectuel que celui qui possède la vérité d’une façon « active », et non pas celui qui l’accepte d’une manière purement « passive » ; le premier cas sera celui d’un homme qui, ayant appris une vérité transcendante, s’y reconnaît en quelque sorte lui-même et est capable de la formuler spontanément, donc d’une manière « originale » et « inspirée », tout en projetant la lumière de sa connaissance sur les contingences les plus diverses, et cela en raison d’une vision directe des réalités et non pas au moyen de raisonnements artificiels.

Le second cas par contre sera celui d’un homme qui, ayant entendu la même vérité, en « pressent » intellectuellement l’évidence, mais est incapable de la formuler autrement qu’en répétant l’énoncé doctrinal qui la lui aura communiquée ; nous ne parlons ici, évidemment, que d’hommes de bonne foi, et non pas d’hommes qui illusionneraient eux-mêmes et d’autres en recherchant une originalité forcément artificielle, et partant nuisible et même désastreuse à tout point de vue sérieux.

(…)

De la passivité méthodique

Mais revenons à notre définition, encore incomplète, de l’élite intellectuelle : est-ce à dire que, en dehors de ceux qui « possèdent » une vérité « spéculativement », c’est-à-dire dont la connaissance est en quelque sorte « active », « spontanée » et « originale », il n’y ait point d’hommes qui fassent véritablement partie de l’élite ? A cette question, nous répondrons qu’il y a, en effet, des hommes qui, sans être « centrés » a priori dans la connaissance doctrinale, n’en participent pas moins à la Vérité d’une façon qui oblige à les considérer comme membres de l’élite intellectuelle : ce sont, ceux qui « vivent » la réalité spirituelle avec « tout leur être » ; s’il est vrai qu’ils sont « essentiellement » des « intellectuels » comme ceux dont nous avons parlé au début, puisque leur but est la Vérité totale et informelle, leur point de départ et leur méthode sont pourtant d’une autre nature, que nous qualifierons de « féminine », de « passive » ou de « bhaktique » ; c’est le cas d’un Shrî Râmakrishna qui, sans partir du Vêdanta, dut cependant y aboutir et le réaliser, après avoir poursuivi une voie de « dévotion » ou d’« amour ». Que l’on n’objecte pas que cette « passivité » est contraire à la voie initiatique comme telle ; avant de faire une telle objection, il convient de savoir sur quel plan se situe la passivité. Il ne faut en effet jamais oublier que le bhakta, comme le jnânin 1, part d’une certitude métaphysique, celle de la Toute-Réalité et de notre identité essentielle avec Elle, tandis que le croyant religieux sera « passif » vis à-vis de la Vérité, en ce sens qu’il partira d’une simple croyance, donc de quelque chose dont le diable pourra toujours le faire douter ; en d’autres termes, la « passivité » de l’initié bhakta sera purement méthodique, et c’est ce qui la distingue de la passivité « intellectuelle » de se montrer fort « actif », puisqu’il cherchera à mériter le salut.

Le sens de l’action métaphysique

Nous avons, après le bhakta, encore un autre cas à envisager, celui de l’homme qui, sans être un « sage » ni un « saint » dans le plein sens de ces mots, mettra 1’ « accent » de son effort spirituel sur la persévérance, donc sur la réalisation d un équilibre aussi parfait que possible ; ce ne sera par conséquent ni la « connaissance directe » ou la « concentration », ni 1’ « amour » ou la « ferveur » qui prédomineront dans sa voie, mais bien plutôt 1’ « action », la « volonté » ou « vigilance » ; cette attitude, lorsqu’elle est alliée à une certitude métaphysique qu’il s’agira de « réaliser » dans toute son universalité, est encore de celles qui permettent de considérer un homme comme faisant réellement partie de l’élite intellectuelle, bien que ce soit là un « cas-limite » qui ne peut être rapporté à l’élite que dans des cas particulièrement favorables. Avec ce « cas-limite », nous avons en somme atteint le domaine des « impondérables » qui rendent singulièrement malaisée une définition rigoureuse ; cependant, nous pouvons faire intervenir des critères d’un autre ordre, ce qui aidera grandement à une discrimination précise.

Les qualités de l’intellectuel

Il y a, en effet, des qualités qui sont indispensables à l’homme d’« élite », toujours au sens strictement intellectuel de ce terme ; nous nommerons d’abord une attitude mentale que nous pourrions désigner, faute d’un meilleur terme, par le mot « objectivité »: c’est une attitude parfaitement désintéressée de l’intelligence, donc libre de parti pris et, de ce fait, empreinte de « sérénité ». En second lieu, nous nommerons une fine qualité concernant la vie psychique de l’individu : c’est la « noblesse »2, c’est-à-dire 1’ « élévation » de 1’âme par rapport aux choses mesquines ; c’est, au fond, un discernement, en mode psychique, entre 1’« essentiel » et 1’« accidentel », ou entre le « réel » et 1’ « irréel ». Enfin, il y a la « simplicité » : l’homme est libéré de toute « crispation » inconsciente à base d’amour-propre ; il a, vis-à-vis des êtres et des choses, une attitude parfaitement « originale » et « spontanée », c’est-à-dire dépourvue de tout artifice mental ou psychique ; il est absolument libre de toute « prétention », « ostentation » ou « dissimulation » ; en un mot, il est sans orgueil ; sa simplicité ne sera toutefois pas une humilité affectée, mais une absence de préjugés innés, donc un effacement naturel du « moi », — qui équivaut au « cœur durci » des Ecritures, — effacement « naïf » par lequel l’homme s’apparentera symboliquement à 1’ « enfance ». Toute méthode spirituelle exige avant tout une attitude de « pauvreté », d’« humilité », de « simplicité » ou d’« effacement », attitude qui n’est autre qu’une anticipation analogique de 1’ « Extinction »suprême.

L’intellectuel authentique est un spirituel

Il nous reste une dernière remarque à faire : certains s’étonneront sans doute du fait que nous introduisons des considérations de « vertus » dans la définition de l’élite « intellectuelle »; ce reproche serait justifié dans une certaine mesure si l’on s’en tenait au sens le plus immédiat, le plus direct, du mot « intellectuel », comme nous l’avons fait en parlant de l’intellectualité « active » ou « spéculative », celle qui se manifeste avant tout sur le plan doctrinal ; « dans une certaine mesure » disons-nous, car toute intellectualité comporte forcément a priori certaines qualités extrinsèques de l’ordre de celles que nous avons énumérées plus haut. Mais si nous prenons le mot « intellectualité » dans un sens plus large, c’est-à-dire comme synonyme de « spiritualité », il n’est pas possible de ne pas comprendre dans l’élite intellectuelle les autres cas que nous avons mentionnés, sans quoi il faudrait exclure de cette élite un Râmakrishna pour la simple raison que, ayant été un bhakta, il n’était pas un «intellectuel »au sens le plus direct du mot.

Lorsqu’on tient compte, non seulement de la compréhension spéculative de la doctrine, mais aussi de la bhakti qui s’appuie sur certaines idées fondamentales sans chercher à les développer sur le plan doctrinal, et surtout aussi des « cas-limites » dont nous avons parlé également, il serait sans doute préférable de substituer le mot « spirituel » à « intellectuel » dans la désignation de l’élite ; nous n’avons toutefois pas cru devoir le faire, puisque, au point de vue où nous nous plaçons, « intellectuel » est identique à « spirituel », avec la seule différence que le premier terme insiste plutôt sur l’aspect « doctrine » et le second sur l’aspect « réalisation »; quoi qu’il en soit, si nous avons ainsi « élargi » d’une certaine manière la notion de 1’ « intellectualité », la considération de certains critères extrinsèques devient d’autant plus importante. Pour terminer, nous dirons encore ceci : la spiritualité étant une réalité fort subtile et complexe, il n’est pas possible de délimiter avec une exactitude absolue la « périphérie » de l’élite ; la définition des « cas-limite » aura donc toujours, du moins en théorie, quelque chose d’approximatif, caractère qui, s’il empêche peut-être de définir avec une rigueur parfaite ce qu’est l’élite intellectuelle, n’empêchera en revanche nullement de savoir ce qu’elle n’est pas.

Frithjof Schuon

Notes :

-1 Nous rappellerons que le jnâna est la « connaissance directe » et la bhakti l’ « amour ».

-2 On pourra, analogiquement parlant, qualifier la « noblesse » de « verticale » alors que l’attitude vulgaire sera « horizontale », en ce sens qu’elle suivra telle la fumée du sacrifice de Caïn, la terre, sans pouvoir s’élever vers le ciel, ou encore : vues du haut d’une montagne, les choses de la terre apparaissent comme noyées dans leur uniforme petitesse ; en même temps, elles apparaissent dans leurs justes proportions les unes par rapport aux autres.

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