L’intention est-elle un acte de la volonté ou s’impose-t-elle d’elle-même ? Dans un texte extrait du livre Intention, pureté et sincérité (Albouraq), le célèbre théologien Abou Hamid Al Ghazali nous en propose une définition originale. A découvrir sur Mizane.info.
Les recommandations que nous venons de formuler au sujet de la bonne intention et de la nécessité de l’intention en toute chose, sur la base de la parole du Prophète, « les actions ne valent que par les intentions », laisseront l’ignorant penser qu’il suffit de dire au moment d’étudier, de commercer ou de manger par exemple : « J’ai l’intention d’étudier, de commercer ou de manger pour Dieu. » Il croira que l’intention consiste en cela. Loin s’en faut ! Il ne s’agit là que de formulations mentales ou de paroles ; il ne s’agit que de réflexion et de pensées substituées par d’autres. L’intention est étrangère à tout cela.
Qu’est-ce que l’intention ?
L’intention est un mouvement de l’âme, une orientation et une inclination de celle-ci vers ce qu’elle considère être son intérêt, soit dans l’immédiat soit dans le futur. Et si cette inclination fait défaut, on ne saurait l’inventer ou la provoquer en le voulant. Tout comme un homme rassasié ne peut pas dire : « Je formule l’intention d’avoir faim » ; ou comme un homme insensible ne peut pas dire : « Je formule l’intention d’aimer et de respecter untel de tout mon cœur ». C’est proprement impossible. On ne saurait faire incliner le cœur en un sens qu’en suivant la causalité qui le permet. Or, dans certain cas l’individu le peut, et, dans d’autres, il ne le peut pas. L’âme ne penche pour une action que si elle y voit son avantage, et que si cela lui paraît correspondre à sa nature et à son besoin.
Si l’individu n’est pas convaincu que son intérêt se situe dans une action, il n’a pas de raison de l’entreprendre. Et il ne peut forcer cette conviction.
Et même s’il est convaincu, le cœur ne peut incliner que si d’autres influences plus fortes ne l’en détournent pas. Ce qui n’est pas toujours le cas.
Le désir d’enfanter
Les mobiles et les influences, ensuite, répondent à des causes innombrables qui varient d’un individu à l’autre et d’une situation à une autre. Si, par exemple, un homme éprouve un fort désir sexuel et qu’il n’est pas convaincu de la nécessité d’enfanter, ni pour sa vie spirituelle ni pour sa vie immédiate, il ne saurait honorer sa femme avec l’intention d’enfanter. Il ne peut le faire que dans l’intention d’assouvir son désir. Car l’intention ne consiste en rien de plus qu’en la volonté de répondre à une motivation.
Or cette motivation en l’occurrence n’est rien d’autre que le désir. Comment donc l’individu pourrait-il nourrir l’intention d’enfanter, si en son cœur la volonté de se conformer à la voie du Prophète en matière de relations charnelles ne l’emporte pas et n’est pas tenue en très haute estime.
Il ne peut dans ce cas nourrir une telle intention, et il peut tout au plus l’exprimer verbalement ou en concevoir la pensée. En revanche, le chemin qu’il peut emprunter pour y parvenir, par exemple, consiste à renforcer sa foi en la grande récompense promise à ceux qui participent à élargir la communauté de Muhammad, en s’efforçant de faire abstraction de l’ensemble des difficultés le dissuadant d’enfanter davantage, comme le poids des dépenses, l’excessive fatigue, etc.
S’il agit ainsi, il se peut que l’envie d’enfanter naisse en son cœur en vue de la récompense. Cette envie l’anime alors et ses membres se mettent en mouvement en ce sens. Et si dans ce cas sa langue exprime une telle volonté, mue par cet élan dominant son cœur, alors nous pouvons dire qu’il conçoit l’intention dont nous parlons.
L’abstention des illustres prédécesseurs
Dans le cas contraire, les considérations qui s’agitent en son âme et les prétendues intentions qui se présentent à son esprit, ne sont rien d’autre que des suggestions malignes et des vaines pensées.
C’est la raison pour laquelle certains de nos prédécesseurs s’abstenaient d’accomplir certaines observances lorsqu’ils ne sentaient pas en eux l’intention. Ils disaient : « Nous n’en sentons pas l’intention. » C’est si vrai qu’Ibn Sîrîn n’assista pas à la prière funéraire d’al-Hasan al-Basrî, en déclarant : « Je n’en sens pas l’intention. »
(…)
Un autre disait lorsqu’on l’interrogeait au sujet de telle ou telle action méritoire : « Si le Très-Haut m’en accorde l’intention, je le ferais. » Tâwûs, quant à lui, ne parlait jamais sans intention préalable. On lui demandait parfois de parler et il ne parlait pas ; d’autres fois on ne lui demandait pas mais il parlait. Un jour, comme on lui en demandait les raisons, il répondit : « Voulez-vous que je parle sans intention ? Quand je sens l’intention, je parle. »
On raconte que lorsque Dâwûd Ibn Muhabbar eut achevé son ouvrage Kitâb al-‘Aql, Ahmad Ibn Hanbal vint le voir et lui demanda de le consulter. Il l’ouvrit, lit une page, puis lui rendit. Dâwûd lui demanda : « Qu’y a-t-il ? – Il contient des chaînes de garants faibles, répondit l’imam. – Je n’ai pas écrit ce livre d’après les chaînes de transmission. Regarde plutôt ce qu’il enseigne. Car je le vois pour ma part comme un travail. Peut-être y trouveras-tu un intérêt. » Ahmad Ibn Hanbal consentit : « Entendu, donne-le moi de nouveau afin que je le consulte selon cette perspective que tu m’indiques. » Il prit l’ouvrage, et l’étudia un long moment. Finalement, Ahmad déclara à Dâwûd : « Puisse le Seigneur te récompenser, j’y ai effectivement trouvé de l’intérêt. »
L’intention est une inclination du cœur
Quelqu’un avait sollicité Tâwûs : « Prie pour nous ! » Il répondit : « Quand m’en viendra l’intention ! » Un autre a déclaré un jour : « Je cherche l’intention de rendre visite à un homme malade depuis un mois, et je ne l’ai toujours pas trouvée. »
‘Isâ Ibn Kathîr raconte également ce qui suit : « Je marchais avec Maymûn Ibn Mahrân. Lorsque nous arrivâmes devant chez lui, je pris congé. Son fils lui dit alors : « Ne l’invites-tu pas à dîner ? » Maymûn répondit : « Je n’en sens pas l’intention. »
Toutes ces attitudes sont justifiées par le fait que l’intention est liée au regard que l’on porte sur les choses : si notre perspective change, l’intention change.
Or ces hommes ne consentaient pas à entreprendre une action sans intention préalable. Car ils savaient que l’intention est l’esprit de toute œuvre, et que celle-ci sans son esprit n’est qu’ostentation et affectation, ce qui est cause de disgrâce divine et non de proximité. Ils savaient que l’intention ne consiste pas à dire : « J’ai l’intention », mais qu’elle consiste en l’inclination du cœur, laquelle inclination est comme les intuitions spirituelles qu’accorde le Très-Haut, car elle se présente parfois et se dérobe d’autres fois. Assurément, celui dans le cœur duquel la religion prédomine, concevra le plus souvent l’intention de faire de bonnes œuvres, car son cœur penche globalement vers le bien, et il sera donc enclin à en suivre en intention les corollaires. En revanche, celui dont le cœur penche pour ce bas-monde de façon prépondérante, n’agira pas ainsi aisément ; et même les devoirs religieux lui sembleront insurmontables.
Un tel homme doit se mettre en garde lui-même contre le châtiment de l’Enfer ou s’encourager en pensant aux bienfaits du Paradis. S’il agit ainsi, peut-être qu’une légère motivation naîtra en lui. Et sa récompense sera à la mesure de son souhait et de son intention.
L’adoration des Hommes sages
Quant à l’observance accomplie dans l’intention de révérer le Très-Haut, juste parce qu’Il est digne d’être obéi et adoré, elle n’est aucunement à la portée de quiconque incline pour ce monde. Car cette intention est la plus estimable et la plus sublime. Peu de gens sur cette terre peuvent la comprendre, et à plus forte raison la mettre en œuvre.
Les gens, relativement aux observances, conçoivent des intentions diverses. Certains agissent sous l’effet de la peur, car ils craignent l’Enfer ; d’autres sont animés d’espoir, car ils aspirent au Paradis. Et s’il est vrai que ces intentions sont en deçà de celle d’adorer et de révérer Dieu pour Lui-même, en vertu de Sa majesté, et rien d’autre, elles demeurent néanmoins valables. Parce qu’elles manifestent l’inclination pour la promesse de l’au-delà, même si ces objectifs sont de même nature que les plaisirs communs en ce monde.
Les motivations prédominantes sont celles de l’estomac et du sexe : l’individu espère satisfaire à ses envies au Paradis. Ce qui veut dire que l’homme œuvrant dans la perspective du Paradis, œuvre pour son estomac et son sexe. Il est comme le mauvais employé ; sa condition est celle des simples d’esprit, et il accédera au Paradis par ses œuvres, parce que la plupart des gens du Paradis sont des simples d’esprit.
Quant à l’adoration pratiquée par les hommes sages, elle n’a pour objet que le souvenir de Dieu et la méditation sur Son Être, par amour de Sa beauté et de Sa majesté ; et l’ensemble de leurs œuvres ne sont que la confirmation et les corollaires de cette noble intention. Ils sont d’un niveau plus estimable que ces gens qui ont pour seule perspective d’assouvir leurs appétits et leurs désirs sexuels au Paradis, car ils ne convoitent rien de tout cela.
Ils sont au contraire ces gens dont le Coran dit qu’ils « invoquent leur Seigneur à l’aube et au crépuscule, et aspirent à Lui plaire. » La récompense des hommes sera à la mesure de leur intention. Or ceux-là se délecteront de la contemplation de Sa noble Face, et verront avec amusement ces gens qui admireront le visage des houris paradisiaques, de même que ceux qui admirent les houris rient de ceux qui admirent les visages terrestres.
« Comment parvient-on jusqu’à Toi ? (…) Abandonne ton âme et viens vers Moi. »
Ils riront même davantage que ceux-ci, car la différence entre la beauté de la présence seigneuriale et la beauté des houris est plus grande que la différence entre les visages des houris et les visages des femmes faites de terre.
Je dirais même que la manière qu’ont les âmes bestiales de vouloir assouvir leur désir au contact des houris et de négliger la contemplation de la sublime Face de Dieu, est comparable à la haute estime qu’a le cafard de la beauté de sa compagne et du peu d’intérêt qu’il porte au visage des femmes. L’aveuglement de la plupart des cœurs quant à la beauté et à la majesté de Dieu, est semblable à l’aveuglement de ce cafard, relativement à la beauté des femmes, car celui-ci n’en a pas conscience et n’y prête donc aucune attention.
S’il était doué d’entendement et en prenait conscience, il tendrait à suivre la raison de ceux qui se préoccupent d’elles. « Ils ne cessent de diverger » ; « chaque groupe est satisfait de ce dont il dispose » ; « c’est à dessein qu’Il les a créés ainsi ».
On rapporte qu’Ahmad Ibn Khadrawayh avait vu son Seigneur en songe. Celui-ci lui avait dit : « Tous les hommes me réclament le Paradis, à part Abû Yazîd : lui me réclame Moi. »
Abû Yazîd avait également vu son Seigneur en rêve. Il lui avait demandé : « Comment parvient-on jusqu’à Toi ? » Il répondit : « Abandonne ton âme et viens vers Moi. »
On raconte aussi que quelqu’un avait vu, en rêve, ash-Shiblî après sa mort. Quelqu’un lui demandait : « Comment Dieu t’a-t-il traité ? » Il répondit : « Il ne me demanda de justifier aucun propos si ce n’est un. J’avais dit un jour : “Est-il perte plus grande que celle du Paradis ?” Il me reprit sur ce point et me dit : « Est-il perte plus grande que celle de Ma rencontre.” »
Ce qui nous importe ici est que ces intentions comportent des degrés divers, et que lorsque l’une prédomine dans le cœur d’un être, il a, souvent, grande peine à s’en départir.
« Le divertissement serait pour lui préférable à la prière »
La connaissance de ces vérités engendre des œuvres que les savants limités aux apparences doivent se garder de condamner. Nous disons pour notre part : quiconque ressent l’intention d’accomplir un acte licite et ne ressent pas l’intention d’accomplir un acte méritoire, doit opter pour l’acte licite. Parce que celui-ci devient méritoire tandis que l’acte qui devait l’être devient pour lui avilissant, tant il est vrai que les œuvres ne valent que par les intentions.
C’est le cas, par exemple, du pardon. On sait qu’il est préférable, en cas d’injustice, de pardonner que de redresser un tort. Mais il se peut qu’un individu conçoive l’intention de réclamer justice, et qu’il n’ait pas l’intention de pardonner. Il vaut mieux dans ce cas qu’il agisse conformément à son intention.
C’est aussi le cas de quelqu’un qui ressent l’intention de manger, de boire et de dormir afin de se reposer et de reprendre des forces pour pouvoir adorer Dieu plus tard, et qui ne ressent pas l’intention de jeûner et de prier. Dans ce cas, il vaut mieux qu’il se nourrisse et se repose. Je dirais même que s’il était lassé d’adorer par sa trop grande assiduité, que sa ferveur s’épuisait, et que son désir faiblissait, puis qu’il savait qu’en se délassant une heure par le biais d’un peu de divertissement et de discussion sa ferveur reviendrait, alors le divertissement serait pour lui préférable à la prière.
Abou Hamid al Ghazali