Mizane.info publie un extrait du texte de René Guénon intitulé « La métaphysique orientale » dans lequel l’auteur évoque les conditions civilisationnelles indispensables à l’éclosion d’une connaissance métaphysique dans une analyse comparée entre Orient et Occident.
Après cette esquisse très imparfaite et qui ne donne assurément qu’une bien faible idée de ce que peut être la réalisation métaphysique, il faut faire une remarque qui est tout à fait essentielle pour éviter de graves erreurs d’interprétation: c’est que tout ce dont il s’agit ici n’a aucun rapport avec des phénomènes quelconques, plus ou moins extraordinaires. Tout ce qui est phénomène est d’ordre physique; la métaphysique est au delà des phénomènes; et nous prenons ce mot dans sa plus grande généralité. Il résulte de là, entre autres conséquences que, les états dont il vient d’être parlé n’ont absolument rien de «psychologique»; il faut le dire nettement parce qu’il s’est parfois produit à cet égard de singulières confusions.
La psychologie, par définition même, ne saurait avoir de prise que sur des états humains, et encore telle qu’on l’entend aujourd’hui, elle n’atteint qu’une zone fort restreinte dans les possibilités de l’individu, qui s’étendent bien plus loin que les spécialistes de cette science ne peuvent le supposer. L’individu humain, en effet, est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu’on ne le pense d’ordinaire en Occident: il est beaucoup plus, en raison de ses possibilités d’extension indéfinie au delà de la modalité corporelle, a laquelle se rapporte en somme tout ce qu’on en étudie communément; mais il est aussi beaucoup moins, puisque, bien loin de constituer un être complet et se suffisant à lui-même, il n’est nullement affectée dans son immutabilité.
Il faut insister sur ce point, que le domaine métaphysique est entièrement en dehors du monde phénoménal, car les modernes, habituellement, ne connaissent et ne recherchent guère que les phénomènes; c’est à ceux-ci qu’ils s’intéressent presque exclusivement, comme en témoigne d´ailleurs le développement qu’ils ont donné aux sciences expérimentales; et leur inaptitude métaphysique procède de la même tendance. Sans doute, il peut arriver que certains phénomènes spéciaux se produisent dans le travail de réalisation métaphysique, mais d´une façon tout accidental: c’est là un résultat plutôt fâcheux, car les choses de ce genre ne peuvent être qu’un obstacle pour celui qui serait tenté d’y attacher quelque importance. Celui qui se laisse arrêter et détourner de sa voie par les phénomènes, celui surtout qui se laisse aller à rechercher des «pouvoirs» exceptionnels, a bien peu de chances de pousser la réalisation plus loin que le degré auquel il est déjà arrivé lorsque survient cette déviation.
Cette remarque amène naturellement à rectifier quelques interprétations erronées qui ont cours au sujet du terme de «Yoga»; n’a-t-on pas prétendu parfois, en effet, que ce que les Hindous désignent par ce mot est le développement de certains pouvoirs latents de l´être humain? Ce que nous venons de dire suffit pour montrer qu’une telle définition doit être rejetée.
En réalité, ce mot «Yoga» est celui que nous avons traduit aussi littéralement que possible par «Union»; ce qu’il désigne proprement, c’est donc le but suprême de la réalisation métaphysique; et le «Yogi» si l’on veut l’entendre au sens le plus strict, est uniquement celui qui a atteint ce but. Toutefois, il est vrai que, par extension, ces mêmes termes sont, dans certains cas appliqués aussi a des stades préparatoires à l’«Union» ou même à de simples moyens préliminaires, et à l’être qui est parvenu aux états correspondants à ces stades ou qui emploi ces moyens pour y parvenir.
Mais comment pourrait on soutenir qu’un mot dont le sens premier est «Union» désigne proprement et primitivement des exercices respiratoires ou quelque autre chose de ce genre? Ces exercices et d’autres, basées généralement sur ce que nous pouvons appeler la science du rythme, figurent effectivement parmi les moyens les plus usités en vue de la réalisation métaphysique; mais qu’on ne prenne pas pour la fin ce qui n’ est qu’un moyen contingent et accidentel et que qu’on ne prenne pas non plus pour la signification originelle d’un mot ce qui n’en est qu’une acception secondaire et plus ou moins détournée.
En parlant de ce qu’est primitivement le «Yoga», et en disant que ce mot a toujours désigné essentiellement la même chose, on peut songer à poser une question dont nous n’avons rien dit jusqu’ ici : ces doctrines métaphysiques traditionnelles aux quelles nous empruntons toutes les données que nous exposons, quelle en est l’origine?
La réponse est très simple, encore qu’elle risque de soulever les protestations de ceux qui voudraient tout envisager au point de vue historique : c’est qu’il n’y a pas d’origine; nous voulons dire par là qu’il n’y a pas d’ origine humaine, susceptible d’être déterminée dans le temps. En d’autres termes, l’origine de la tradition, si tant est que ce mot d’origine ait encore une raison d’être en pareil cas, est «non humaine» comme la métaphysique elle-même.
Les doctrines de cet ordre n’ont pas apparu à un moment quelconque de l’histoire de l’humanité: l’allusion que nous avons faite à l’«état primordial» et aussi, d’autre part, ce que nous avons dit du caractère intemporel de tout ce qui est métaphysique, devraient permettre de le comprendre sans trop de difficulté à la condition qu’on se resigne à admettre, contrairement à certains préjugés, qu’il y a des choses auxquelles le point de vue historique n’est nullement applicable. La vérité métaphysique est éternelle; par là même, il y a toujours eu des êtres qui ont pu la connaître réellement et totalement.
Ce qui peut changer, ce ne sont que des formes extérieures des moyens contingents; et ce changement même n’a rien de ce que les modernes appellent «évolution», il n’est qu’une simple adaptation à telles ou telles circonstances particulières aux conditions spéciales d’une race ou d’une époque déterminée. De là résulte la multiplicité des formes, mais le fond de la doctrine n’en est aucunement modifié ou affecté, pas plus que l’unité et l’identité essentielles de l’être ne sont altérées par la multiplicité de ses états de manifestation.
La connaissance métaphysique, et la réalisation qu’elle implique pour être vraiment tout ce qu’elle doit être sont donc possibles partout et toujours, en principe tout au moins, et si cette possibilité est envisagée d’une façon absolue en quelque sorte; mais en fait, pratiquement si l’on peut dire, et en un sens relatif, sont-elles également possibles dans n’importe quel milieu et sans tenir le moindre compte des contingences? Là-dessus, nous serons beaucoup moins affirmatif, du moins en ce qui concerne la réalisation; et cela s’explique par le fait que celle-ci à son commencement, doit prendre son point d’appui dans l’ordre des contingences.
Il peut y avoir des conditions particulièrement défavorables, comme celles qu’offre le monde occidental moderne, si défavorables qu’un tel travail y est a peu près impossible, et qu’il pourrait même être dangereux de l’entreprendre, en l’absence de tout appui fourni par le milieu, et dans une ambiance qui ne peut que contrarier et même annihiler les efforts de celui qui s’y livrerait. Par contre, les civilisations que nous appelons traditionnelles sont organisées de telle façon qu’on peut y rencontrer une aide efficace, qui sans doute n’est pas rigoureusement indispensable, pas plus que tout ce qui est extérieur, mais sans laquelle il est cependant bien difficile d’obtenir des résultats effectifs.
Il y a là quelque chose qui dépasse les forces d’un individu humain isolé, même si cet individu possède par ailleurs les qualifications requises; aussi ne voudrions nous encourager personne, dans les conditions présentes, à s’engager inconsidérément dans une telle entreprise; et ceci va nous conduire directement à notre conclusion.
Pour nous, la grande différence entre l’Orient et l’Occident (et il s’agit ici exclusivement de l’Occident moderne), la seule difference même qui soit vraiment essentielle, car toutes les autres en sont dérivées, c’est celle-ci: d’une part, conservation de la tradition avec tout ce qu’elle implique; de l’autre, oubli et perte de cette même tradition; d’un coté, maintien de la connaissance métaphysique; de l’autre, ignorance complète de tout ce qui se rapporte à ce domaine.
Entre des civilisations qui ouvrent à leur élite les possibilités que nous avons essayé de faire entrevoir, qui lui donnent les moyens tes plus appropriés pour réaliser effectivement ces possibilités, et qui, à quelques-uns tout au moins, permettent ainsi de les réaliser dans leur plénitude, entre ces civilisations traditionnelles et une civilisation qui s’est développée dans un sens purement matériel, comment pourrait on trouver une commune mesure? Et qui donc, à moins d’être aveuglé par je ne sais quel parti pris, osera prétendre que la supériorité matérielle compense l’infériorité intellectuelle?
Intellectuelle, disons nous, mais en entendant par là la véritable intellectualité, celle qui ne se limite pas à l’ordre humain ni à l’ordre naturel, celle qui rend possible la connaissance métaphysique pure dans son absolue transcendance. Il me semble qu’il suffit de réfléchir un instant à ces questions pour n’avoir aucun doute ni aucune hésitation sur la réponse qu’il convient d’y apporter.
La supériorité matérielle de l’Occident moderne n’est pas contestable; personne ne la lui conteste non plus, mais personne ne la lui envie. Il faut aller plus loin: ce développement matériel excessif, l’Occident risque d’en périr tôt ou tard s’il ne se ressaisit à temps, et s’il n’en vient à à envisager sérieusement le «retour aux origines», suivant une expression qui est en usage dans certaines écoles d’ésotérisme islamique. De divers cotés, on parle beaucoup aujourd’hui de «défense de l’Occident»; mais, malheureusement, on ne semble pas comprendre que c’est contre lui-même surtout que l’Occident a besoin d’être défendu, que c’est de ses propres tendances actuelles que viennent les principaux et les plus redoutables de tous les dangers qui le menacent réellement.
Il serait bon de méditer là-dessus un peu profondément, et l’on ne saurait trop y inviter tous ceux qui sont encore capables de réfléchir. Aussi est-ce par là que je terminerai mon exposé, heureux si j’ai pu faire, sinon comprendre pleinement, du moins pressentir quelque chose de cette intellectualité orientale dont l’équivalent ne se trouve plus en Occident, et donner un aperçu, si imparfait soit-il, de ce qu’est la métaphysique vraie, la connaissance par excellence, qui est, comme le disent les textes sacrés de l’Inde, seule entièrement véritable, absolue, infinie et suprême.
René Guénon