Haoues Seniguer à une présentation du CECR.
Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, directeur adjoint de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman, Haoues Seniguer est l’un des observateurs des dynamiques musulmanes en France. La rédaction de Mizane.info l’a questionné sur la récente rupture de quatre fédérations (GMP, FFAIACA, RMF, MF) avec le Conseil français du culte musulman et sur sa signification politique.
Mizane.info : Comment comprendre la décision des quatre fédérations de claquer la porte du bureau du CFCM alors même qu’elles avaient signé la charte de l’islam de France ?
Haoues Seniguer : A ce stade, il est difficile d’en connaître tous les dessous. On peut en revanche s’essayer à une hypothèse interprétative qui n’en demeura pas moins crédible. La raison officielle invoquée, dans un communiqué signé conjointement par la Fédération française des associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles (FAIACA), la Fédération de la Grande mosquée de Paris, Musulmans de France et le Rassemblement des musulmans de France, est relativement laconique, empruntant aux registres politiques, juridiques et moraux : la convocation « unilatérale », « illégale » « en dépit du bon sens », etc., du Bureau exécutif du CFCM « pour désigner l’aumônier national des prisons ». Ce nouveau couac et cette nouvelle polémique interne à dimension publique témoigne, s’il était encore besoin d’en douter, de l’extrême fragilité du CFCM, des stratégies ou tactiques concurrentielles et contradictoires qui s’y déploient à intervalles réguliers, le minant de l’intérieur. Il faut moins voir cette alliance comme idéologique, mue par une dynamique commune, cohérente, qu’intéressée et concurrentielle. Chacune des fédérations joue sa propre partition. Autrement dit, le seul (plus petit) dénominateur commun, en l’occurrence, est de s’allier avant tout autre chose contre et moins pour… notamment au service des musulmans! Enfin, ne perdons pas de vue que la Grande mosquée de Paris, pour ne citer que cet exemple, avait certainement son propre candidat aumônier… et qu’elle s’est sentie lésée par la décision du président Moussaoui.
Selon Mohammed Moussaoui, la raison de cette fronde serait la volonté de faire prévaloir la cooptation par le haut des fédérations sur la désignation d’instances locales plus représentatives et démocratiques. Cette analyse vous semble-t-elle correcte ?
Sans vouloir faire de procès d’intention à Mohamed Moussaoui, ni à quiconque, il est permis de faire quelques simples observations aisément objectivables par tout un chacun : au cours des dernières semaines, force est de constater que ni Moussaoui, ni aucune des fédérations aujourd’hui contestatrices n’ont véritablement fait preuve de grande transparence et d’un souci démocratique aiguisé en fonction des intérêts bien compris de la base musulmane éventuellement préoccupée par la question de la représentation.
En d’autres termes, l’argument de M. Moussaoui est potentiellement réversible dans la mesure où sur la Charte des principes de l’islam de France, il a donné le sentiment, à tort ou à raison, de répondre à une injonction venue de la présidence de la république et du ministère de l’Intérieur sans que les musulmans de la base n’aient été associés au processus de confection. Je renvoie les lecteurs aux déclarations des recteurs lyonnais Kamel Kabtane et Azzedine Gaci.
Cette décision intervient quinze jours après la visite de Macron à la GMP et à un dégel de Paris avec Alger. Faut-il voir dans cette fronde une volonté de l’Élysée d’affaiblir le CFCM et de rééquilibrer les forces pour éviter la prédominance du Maroc et à un autre niveau de la Turquie étant donné le nombre de mosquées proches de ces deux pays ? L’alliance contre-nature entre MF et la GMP ne s’explique-t-elle pas ainsi ?
Je ne pense pas qu’il faille chercher des explications aussi loin et aussi cyniques de la part de l’exécutif. Le président Macron a plusieurs fers au feu. Il est pragmatique. Il n’a aucun intérêt objectif à se brouiller avec qui que ce soit, et encore moins avec des pays alliés. Par ailleurs, l’Élysée n’a aucun intérêt à « affaiblir » le CFCM d’autant plus qu’il s’est beaucoup appuyé sur cette instance pour relancer, une énième fois, le dossier de structuration de l’islam de France au croisement de perspectives électorales et d’enjeux sécuritaires.
Que pouvez-vous nous dire sur les rapports entre RMF (présidée par Anouar Kbibech) et UMF (M. Moussaoui) ? Que pèse l’une et l’autre ? Quels sont leurs rapports respectifs avec Rabat ?
Je pense que ces deux acteurs jouissent d’un lien privilégié avec Rabat mais ceci n’empêche évidemment pas une appréciation quelquefois différente d’une situation donnée. L’information la plus importante est sans doute qu’aucun des deux n’est en délicatesse avec la monarchie en dépit de ce différend ponctuel aux enjeux fort limités.
Les acteurs institutionnels en présence se sont tous prévalus d’être « au service des musulmans de France » et les ont appelés à les soutenir dans leurs communiqués respectifs. Faut-il y voir un simple effet de communication ou bien les musulmans de France sont-ils le seul arbitre envisageable dans cette grave sortie de crise institutionnelle pour l’islam de France ?
Tous les acteurs en présence, comme vous le dites, se prévalent d’un lien privilégié avec « les » ou « des » musulmans qu’ils représentent ou qu’ils ont vocation à représenter, certes. Mais je me risquerai à dire que l’écrasante majorité des musulmans, communément appelée « majorité silencieuse », se préoccupe bien peu d’être représentée au plan religieux, par qui que ce soit ; et cette dernière se sent encore moins concernée par les rivalités et tensions entre toutes ces fédérations. Leur préoccupation est ailleurs ; elle est sans doute identique à celle de leurs concitoyens : travailler, éduquer les enfants, garantir leur bonne santé face à la pandémie, etc. Et j’oserai ajouter : que cesse l’essentialisation négative des musulmans en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam !
Propos rapportés par la rédaction