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Ivan Aguéli : l’universalité en Islam 2/2

Ivan Aguéli : l’universalité en Islam 2/2 Mizane.info

Seconde partie de l’article du célèbre peintre et penseur suédois Ivan Aguéli sur le sens de l’universalité de l’Islam. Don, conscience universelle et éso-exotérisme au programme de cette nouvelle publication à lire sur Mizane.info.

Nous avons vu précédemment (4) que le Crédo musulman commence par une négation, qui est suivie d’une affirmation. Ce que je nie et ce que j’affirme portent tous les deux le même nom, A L H ; mais, dans le premier cas, il est indéterminé (36), et, dans le second, il est déterminé (66). Je dis que le vague est non-existant, mais que la distinction est le réel. Ne considérant que la forme des lettres, il s’agit d’une transformation de l’infini, représenté par la ligne droite (verticale) (A), en l’indéfini, représenté ici par le cercle (H), en passant par l’angle (L). Dans le cas de l’affirmation du distinct, l’angle (L) est répété deux fois.

La plus grande partie de l’ésotérisme pratique concerne la destinée, l’identité du moi et du non-moi, et l’art de donner, basé sur le faquirisme. L’ordre consiste à suivre docilement et consciemment sa destinée, qui est de vivre, de vivre toute sa vie, qui est celle de toutes les vies, c’est-à-dire celle de tous les êtres (5).

La vie n’est point divisible ; ce qui fait qu’elle paraît telle, c’est qu’elle est susceptible de gradation. Plus la vie du moi s’identifie avec la vie du non-moi, plus on vit intensément. La transfusion du moi au non-moi se fait par le don plus ou moins rituel, conscient ou volontaire. On comprend facilement que l’art de donner est le principal arcane du Grand Œuvre.

Le secret de cet art consiste dans le désintéressement absolu, dans la pureté parfaite de l’âme de l’acte, c’est-à-dire de l’intention, dans l’absence complète de tout espoir de retour, d’un payement quelconque, fût-il dans l’autre monde. Il faut que votre acte ne ressemble en rien à un échange de bons procédés. Il est par conséquent, plus parfait, plus pur de donner à ce qui paraît inférieur ou faible qu’à l’égal ou au plus fort.

Au point de vue ésotérique, il est mieux de donner à une espèce qui est loin de la vôtre qu’à votre semblable. C’est pourquoi l’attraction de l’antipode, le goût de l’exotique, la zoophilie et l’étude amoureuse de la nature sont autant d’indices de dispositions ésotériques.

Le célèbre poète Abul-Alâ El-Moarri, considéré par quelques-uns comme hérétique, matérialiste ou libre-penseur, occupe en réalité un rang très élevé dans la hiérarchie spirituelle de l’ésotérisme musulman. S’arrêter à l’humanitarisme est donc une erreur socialo-sentimentale. Un premier dégrossissement de l’égoïsme animique et nutritif suffit pour être socialement parfait, car toutes les vertus civiques ne sont que de la politique plus ou moins bonne, c’est-à-dire avantageuse. Il est actuellement impossible de faire du bien à l’humanité sans aucune arrière-pensée utilitaire.

La charité vis-à-vis du semblable est un devoir, un acte de précaution ou de haute prévoyance. Il peut difficilement contenir quelque chose fait « uniquement pour Dieu ». Le sentimentalisme laisse toujours une tache égoïste sur tout ce qu’on fait en son nom, ne serait-ce qu’en se parant de beaux motifs pour des actes fort simples. Les Malâmatiyah [ndt : un type de sûfis] se donnent toujours une série de mauvaises raisons avant d’exécuter les belles actions qu’ils sont appelés à faire.

Le bien que l’on fait à un animal nous rapproche davantage de Dieu, car l’égoïsme y trouve moins son compte, au moins en des cas ordinaires. Le déplacement mental est plus grand, la conquête dans l’âme universelle est plus lointaine. Vous vous attachez aux êtres humains, ceux-là s’attachent à vous, pour toutes sortes de raisons pratiques.

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L’attachement entre un animal et un être humain est d’ordre supérieur. Il est en outre, très instructif, car, d’après la formule : x est par rapport à vous comme vous par rapport à votre chat, par exemple, on peut trouver plusieurs secrets de la destinée. Il est vrai que le geste zoophile est d’une utilité très grande au point de vue sidéral ; mais, rien que pour comprendre cette utilité, il faut que l’égoïsme ait beaucoup évolué dans le transcendantal.

L’homme qui perçoit que les puissances le jugent comme lui-même juge les faiblesses, cet homme n’a plus besoin de guide spirituel. Il est définitivement dans la bonne voie, en train de devenir lui-même la Loi universelle par un commencement d’incarnation de la fatalité. Il peut avoir besoin d’instruction technique pour évoluer plus vite, mais, comme il sait donner sans faire du commerce, il a déjà son ciel à lui.

On serait donc mal venu de taxer d’égoïsme ceux qui cultivent la zoophilie dans un but astral, par exemple pour conjurer ce qu’on appelle « le mauvais sort » dans l’ordre intérieur, ou pour restituer, autant que possible, l’état édénique de l’Adamisme primitif (6). Ce sont des gens qui connaissent quelque chose, et qui emploient leur science pour se procurer un bonheur terrestre que la Tradition regarde comme licite. 

Je ne puis assez insister sur le fait que l’art de donner est le Grand Arcane. Le don absolument pur et désintéressé est la sensation pratique du néant en réalisation. Cette perception cristallisée est une pierre de touche, — la meilleure, — pour contrôler l’Existence dans l’Absolu. Cet instrument précieux d’investigation de l’au-delà peut avoir une apparence fort simple, rustique, même grossière, mais il se gâte instantanément par un seul atome de sentimentalité. On peut lire Rabelais, mais on n’est jamais assez circonspect vis-à-vis des théories chrétiennes (au sens ordinaire) ou bouddhistes.

Le lecteur qui a bien voulu me suivre jusqu’ici sans lassitude ni irritation, peut facilement voir que le don humanitaire n’est que la juste compréhension de nos avantages et désavantages matériels. En effet, tout le monde comprend qu’il est utile à tout le monde que tout le monde ait l’indispensable pour vivre d’une façon humaine. La véritable charité ne commence qu’avec la bête ; elle continue par la plante, mais alors elle exige les sciences de l’initié.

Ces sciences conduisent à l’Alchimie, qui est la charité humaine vis-à-vis des pierres, des métaux, c’est-à-dire vis-à-vis de la nature inorganique. Le comble de cette charité est le don du Soi aux nombres primitifs, car alors on soutient l’Univers par son souffle rythmé. Je me permets d’indiquer que la Charité cosmique progresse dans le sens inverse de l’évolution de la matière, comme on dit vulgairement.

Grâce à l’accord parfait que l’Islam établit entre l’ésotérique et l’exotérique, on peut en parler sur tous les tons, c’est-à-dire qu’il supporte la propagande, même en ce qui concerne l’ésotérique, — au moins jusqu’à une certaine mesure. La propagande le fortifie, en ce sens qu’elle l’enrichit au point de vue purement intellectuel. Il est vrai que plusieurs branches des sciences islamiques ne se sont développées que par le fait que plusieurs peuples non-arabes se joignirent à l’Islam. Plusieurs orientalistes, ayant observé ce phénomène, l’ont attribué à une juxtaposition de l’esprit âryen ou touranien sur la mentalité arabo-sémitique. C’est une erreur.

Ces sciences se trouvaient déjà en germe dans l’Islam primitif. Comme il admet le rationalisme et la liberté de penser, il s’imposa l’obligation de s’expliquer aux nouveaux venus, de revêtir une forme qui convint à leur mentalité. Le développement se fit par la collaboration entre élèves et professeurs. Les questions provoquèrent les réponses. Du besoin extérieur de formuler ses subconsciences naquirent les sciences rationnelles et scolastiques de l’Islam. Les Arabes ne prirent rien de nouveau aux étrangers. Ils ne firent que transformer un peu de leur or en argent, pour ainsi dire, et cela dans le but unique de simplifier les rapports entre les peuples.

Je prie les étudiants ès Kabbale de bien vouloir remarquer que, au point de vue purement scientifique, on s’instruit soi-même en enseignant aux autres ; l’intérieur s’enrichit par le travail extérieur ; le Ciel vous donne au fur et à mesure que vous distribuez parmi les créatures le peu que vous possédez déjà. Mais il faut savoir comment.

Disons tout de suite que l’altruisme est un mot vide ; il conviendrait de le bannir du langage métaphysique, car autrui n’existe pas. Il n’y a aucune différence entre vous et les autres. Vous êtes les autres, tous les autres, toutes les choses. Toutes les choses et tous les autres sont vous. Nous ne faisons que nous refléter mutuellement. La vie est unique, et les individualités ne sont que l’inférence de la destinée qui rayonne dans le cristal de la création L’identité du moi et du non-moi est la Grande Vérité, comme la réalisation de cette identité est le Grand Œuvre.

Si, à propos d’un vol, vous ne pouvez comprendre que vous êtes le voleur et que vous êtes aussi le volé ; que, dans un assassinat, vous êtes à la fois le meurtrier et la victime ; si vous ne savez pas rougir de honte ou de culpabilité aux récits de crimes monstrueux, nouveaux, inconcevables, que jamais dans votre vie vous n’auriez eu la tentation de commettre ; si vous ne sentez pas que vous êtes pour quelque chose, si peu que ce soit, dans le tremblement de terre au Turkestan ou dans la peste de Mandchourie, vous feriez mieux de ne pas étudier l’ésotérisme, car vous perdrez votre temps.

C’est surtout la collectivité criminelle qui démontre que l’acte isolé n’existe presque pas, et qu’il est difficile de distinguer un homme d’un autre. Je ne dis pas que tous les hommes sont les mêmes, mais je dis qu’ils sont tous « le même ».

Observons, par exemple, l’enchaînement des actions. Avez-vous remarqué qu’un soupçon général, fût-il injuste, suscite autour du présumé coupable les preuves suffisantes de sa culpabilité ? Cela arrive d’autant plus vite quand il est innocent jusqu’à ignorer comment le crime s’est perpétré. S’il est coupable, mais intelligent, il peut créer autour de sa personne une aura négative, volontaire, qui repousse l’aura collective qui veut la déborder.

Il est aisé de voir comment l’aura morale d’une collectivité s’amasse peu à peu autour des centres nerveux d’une société, se condense et prend une forme humaine, celle de l’auteur d’un crime le plus souvent. Mais ce criminel n’est que la main qui frappe. La véritable origine de l’acte se trouve dans la collectivité. Celle-là, elle ne fait rien, sans doute, mais elle fait faire, ce qui revient au même. C’est ainsi qu’il n’y a pas d’innocents (7). 

Quand je déclare tout le monde coupable, je ne plaide pas l’acquittement du criminel. Encore moins réclamais-je des châtiments pour tout le monde. L’ésotérisme n’a rien à faire avec le code, qui est un produit naturel, — si mauvais soit-il de l’histoire de la société. L’homme ne peut exercer que la justice humaine. La justice divine sera toujours une énigme pour lui. Vouloir manier cette justice est, à notre point de vue, un des crimes les plus graves que l’homme puisse commettre.

Je me permets de citer quelques exemples. Le vol et le meurtre sont des crimes, au moins en principe ; donc, le voleur ou l’assassin doit être puni selon la convention sociale du moment, mais c’est tout. Vous êtes libre de l’éviter ou de le fréquenter, une fois qu’il a subi son châtiment. Vous pouvez lui refuser la main de votre fille, etc., mais, si vous dites que cet homme est mauvais, qu’il mérite le feu de l’enfer, etc., alors, vous êtes pire que lui, car vous voulez vous mettre sur le trône de Dieu. Vous voulez juger là où personne ne voit rien.

Autre exemple : vous condamnez la prostitution, et vous n’avez point tort. Cependant, vous ne pouvez condamner la prostituée que quand il y a attentat à la pudeur sur la voie publique. Son crime n’est qu’un crime de réflexe. Sur le plan de l’actuelle société, l’homme est l’intérieur, la cause, et la femme est l’extérieur, l’effet. La femme vend son corps, parce que l’homme vend son âme. Vous pouvez appréhender l’une, mais l’autre, le vrai coupable, échappe à toute poursuite car il est anonyme et légion. Que l’on se borne à juger les faits seulement. Vouloir juger les consciences est impossible.

Un dernier exemple : les acquittements scandaleux des crimes passionnés. Quelques-uns ont voulu y voir un signe d’amoralité. Ce n’est pas cela du tout. Ils ne sont qu’autant de déclarations d’incompétence du tribunal. Le juge scrupuleux évite de se prononcer sur des cas que Dieu seul peut connaître.

La conscience universelle devient de plus en plus fataliste. Il y a longtemps que l’on dit que « les peuples n’ont que les gouvernements qu’ils méritent ». Un bon gouvernement ne peut régner sur un peuple de canailles ; il serait obligé de se laisser corrompre, s’il voulait garder le pouvoir.

De jour en jour, on comprend mieux la grande vérité sur la logique des événements : que l’homme est toujours jugé d’après ses propres lois, c’est-à-dire selon les lois qu’il impose aux êtres qui relèvent de son influence vitale. Il y a des liens subtils entre le bourreau et la victime, car ils sont, l’un et l’autre, les deux aspects du même fait.

Tout le monde comprend que c’est la faute aux riches s’il y a des pauvres ; que c’est la faute aux savants s’il y a des ignorants ; qu’il y a des gens vicieux, parce que les gens vertueux laissent trop à désirer. Plusieurs saints de l’Islam se sont plaints d’avoir reçu le don de la seconde vue. Ils ont vu trop de choses extraordinaires dans les menus faits de la vie quotidienne. Ce sont des naïfs, ceux qui recherchent les facultés surhumaines en dehors de l’ordre. Quand les apprentis sorciers ne tombent que dans le détraquement intellectuel ou moral, c’est que Dieu a été clément à leur égard.

La loi de la pauvreté universelle (El-faqru) est donc un principe islamique. Chacun de nous est un pauvre (faqir). Nous sommes tous des pauvres (foqarâ), car nous avons tous besoin du Créateur ou de la création, le plus souvent des deux. Comme il faut donner pour recevoir, il s’ensuit que la grande malédiction consiste à ne plus pouvoir faire du bien, à avoir perdu ses droits à exercer la charité. Quand on donne, il faut donner plus modestement que le gueux ne reçoit l’aumône de votre main.

C’est surtout par sa conception de la réalité collective que l’Islam se particularise définitivement parmi toutes les religions, civilisations ou philosophies. Tous les illuminés savent que la réalité collective est une fiction. Les illuminés musulmans savent cela aussi bien que les autres sinon mieux. Cependant, dans le but de suivre le Prophète, on ne se retire pas dans le désert, mais on fait semblant de prendre le monde au sérieux.

Un hadîth dit qu’il faut travailler pour ce monde comme si nous pensions vivre mille ans, et que cependant il faut travailler pour l’autre monde comme si nous croyions mourir demain. La doctrine de l’identité et de l’unité est plus développée en l’Islam qu’ailleurs. Sa précieuse qualité d’éso-exotérisme provient surtout de sa conception de la réalité collective comme agent indispensable à la transformation de la réalité personnelle en Universalité humaine ou réalité prophétique.

Le Christianisme et le Bouddhisme rejettent la réalité collective avec horreur ou mépris pour faire l’Homme universel dans une petite quiétude. Ils diffèrent donc de l’Islam qualitativement et psychologiquement. L’Islam se distingue du Brahmanisme ésotérique quantitativement, car il est plus vaste. Le Brahmanisme n’est que local, au moins au point de vue pratique, tandis que l’Islam est universel. Il diffère du positivisme antidoctrinaire au point de vue formaliste et métaphysique. Il est en opposition directe avec la philosophie allemande, laquelle, par sa confusion de la féodalité avec l’aristocratie, a complètement faussé l’idée de gouvernement.

Partout ailleurs qu’en Allemagne, la responsabilité est la mesure de la noblesse : plus on est noble, plus on est responsable, et vice versa. Le crime du libre et du noble est jugé plus sévèrement que celui de l’esclave ou de l’ignorant, d’après la Shariyah. Malheureusement, la féodalité s’arrange un peu partout de façon à s’assurer l’impunité —mais aussi la distingue-t-on de la noblesse, tandis qu’en Allemagne la féodalité est la seule condition de l’aristocratie. Le plus fort n’est tenu en rien vis-à-vis de celui que le sort malheureusement a mis en une situation d’infériorité vis-à-vis de lui.

D’un autre côté, l’Islam a des points de comparaison et de contact avec la plupart des formes de croyances ou d’organisation sociale. Il n’est cependant ni une religion mixte ni une religion nouvelle. Le Prophète dit expressément n’avoir inventé quoi que ce soit en fait de dogmes ou de lois. Il a restitué la foi primitive et ancienne.

C’est pourquoi il y a tant de ressemblances entre le Taoïsme et l’Islam. Ce n’est pas moi qui risque une pareille assertion, mais les auteurs célèbres de l’Islam en Chine. Le Taoïsme ne diffère de l’Islam que par le fait d’être exclusivement ésotérique, tandis que l’Islam est éso-exotérique. C’est pourquoi l’un peut faire de la propagande pour ses doctrines, l’autre non. L’Islam connaît à la fois le néophytisme et l’adeptat, tandis que le Tao ne peut reconnaître que la seconde de ces deux formes d’expansion.

Ivan Aguéli

Notes :

(4) La Gnose, 2e année, n° 2, p. 64, et n° 3, p. 111 (errata du n° 2).

(5) Je ne parle pas de la thèse ibsenienne : vivre sa vie. Ceux qui n’osent pas, qui marchandent leur plaisir, sont trop mal préparés pour qu’on leur adresse une parole ésotérique. Ibsen, Tolstoï, Nietzsche, etc., sont de très respectables personnes, je ne dis pas le contraire, mais n’ont aucune valeur traditionnelle. Moralistes d’influence locale, ils ne peuvent nous intéresser que comme de petits prophètes de province.

(6) La tradition musulmane dit que les animaux sauvages ne commencèrent à fuir l’homme qu’après le fratricide de Caïn. Avant cet événement, ils cherchaient sa proximité pour se rassurer et se protéger en la grande paix qui émanait de lui.

(7) Tout crime impersonnel ou anonyme est, à priori, un crime collectif ».

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