Al Ghazali a-t-il formellement rejeté le concept de causalité et pour quelles raisons ? Quelles réponses Ibn Rushd (Averroès) a-t-il apporté aux thèses ghazaliennes ? Pour le savoir, Mizane.info vous propose un article de Mouhib Jaroui qui revient sur les termes de cette controverse célèbre à travers une analyse de « L’incohérence des philosophes » et de « L’incohérence de l’incohérence ».
En bon Ash’arite, Al-Ghazâlî (1058-1111) écrit que « l’association ou la contiguïté entre ce que l’on pense habituellement être la cause et l’effet n’est pas nécessaire de notre point de vue » (L’incohérence des philosophes, p. 225), c’est-à-dire que la présence d’un terme ne contient pas en elle-même la présence de l’autre, ni l’absence de l’un n’implique nécessairement l’absence de l’autre.
Chez lui, la contiguïté ou la proximité entre deux termes n’est pas nécessaire, elle ne relève que de l’expérience et de l’habitude, du moins s’il y a nécessité, elle n’est qu’une impression purement intellectuelle et n’a aucune réalisation dans le monde extérieur.
Il s’ensuit que la connaissance de la nature ne repose pas sur la nécessité mais sur l’habitude et ne doit pas prétendre s’inscrire dans le cadre métaphysique (Abou Ya’rib al-Marzouqî, Le concept de causalité chez Al-Ghazâlî, p. 103-105, en arabe).
C’est par exemple le cas, selon Al-Ghazâlî, de la conjonction entre la désaltération et le fait de boire de l’eau, la satiété et s’alimenter, brûler et être en contact avec le feu, la lumière et le lever du soleil, mourir et passer à l’échafaud, guérir et la prise de médicaments, l’amélioration du transit intestinal et la prise de laxatif.
Ce n’est pas tant la relation entre la cause et son effet qui est remise en cause que la nécessité de cette même relation. L’association entre deux termes repose sur l’habitude et l’expérience, jamais sur la nécessité.
Pour Al-Ghazâlî, la correspondance entre ces termes est le fruit de la volonté de Dieu exalté soit-Il et non pas le fruit de la nécessité qui n’accepte pas l’exception ou la dérogation ou la transgression, car il est possible de créer la satiété sans l’alimentation.
Et d’ajouter que les « philosophes ont nié cela et ont prétendu son impossibilité », de même qu’ils nient la possibilité que le coton brûle sans être en contact avec le feu ou inversement qu’il ne brûle pas malgré son contact avec le feu (L’incohérence des philosophes, p. 225).
Pour Al-Ghazâlî, l’observation de la contiguïté de deux éléments ne préjuge en rien un phénomène de causalité. Autrement dit, corrélation n’implique pas forcément causalité (المشاهدة تدل على الحصول عندها و لا تدل على الحصول بها) (L’incohérence des philosophes p. 226-228).
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Ghazâlî se montre donc extrêmement sceptique envers le concept de causalité en posant une série de questions : quelle est la preuve que c’est bien le feu qui brûle le coton quand ils sont en contact l’un avec l’autre ? Pourquoi ne peut-on pas supposer qu’il existe une autre cause (العلة) que celle du feu ? Et si le feu était une cause possible, constitue-t-il la seule cause ?…
Abou Ya’rib al-Marzouqî, dans son ouvrage majeur sur la question nous dit la chose suivante à propos d’Al-Ghazâlî : « Sa particularité distinctive est qu’il a libéré l’expérience de la nécessité », c’est-à-dire que chaque proposition doit être étayée par l’expérience mais sans certitude et doit rester réfutable (جعل المعرفة التجريبية غير يقينية).
Pourquoi Al-Ghazâlî a-t-il rejeté le concept de causalité ?
Sans être exhaustif, donnons quatre raisons qui ont poussé Al-Ghazâlî à réfuter le concept de causalité. Premièrement, on pense qu’il a rejeté le concept de causalité car il ne permet pas de prendre en compte les miracles.
Il évoque à cet effet dans son argumentaire les « miracles qui transgressent ce qui est habituel ou ordinaire » (المعجزات الخارقة للعادة), comme le serpent qui se transforme en bâton, ressusciter les morts, fracturer la lune, « or celui qui considère que des choses habituelles sont des relations nécessaires de cause à effet, rend impossible ces phénomènes » (L’incohérence des philosophes, p. 222).
Donc, à nos yeux, ce n’est pas tant la relation entre la cause et son effet qui est remise en cause que la nécessité de cette même relation. L’association entre deux termes repose sur l’habitude et l’expérience, jamais sur la nécessité.
Deuxièmement, on pense également que Al-Ghazâlî a rejeté le concept de causalité car il limite la capacité divine : « Il est devenu obligatoire de traiter de cette question pour confirmer les miracles, et pour autre chose, à savoir défendre ce qui est communément admis chez les musulmans : Allah le Très-Haut est capable de toute chose » (L’incohérence des philosophes, p. 224).
Il veut dire pas là que Dieu gère son univers selon sa seule volonté sans être conditionné par le principe de causalité. Et c’est ainsi que Al-Ghazâlî défend la liberté divine.
Troisièmement, on pense aussi que Al-Ghazâlî a rejeté le concept de causalité car il renferme une perspective métaphysique.
Ilyâss Belkâ nous dit dans son ouvrage la chose suivante : « Il me semble que l’attaque de Al-Ghazâlî était, au premier degré, destinée à la perspective métaphysique de la causalité » (L’être entre la causalité et l’ordre, p. 58, en arabe), puisqu’on pourrait désormais se passer de l’idée de gestion de l’univers par le Créateur. »
Autrement dit, on avait dans un premier temps besoin du Créateur pour créer l’univers, mais une fois le principe de causalité posé, l’univers sera régi de façon mécanique par les causes et les effets. Et c’est ce qui est inadmissible pour Al-Ghazâlî.
Quatrièmement, on pense que Al-Ghazâlî, dans le sillage du dogme ash’arite, rejette l’idée que les actes de Dieu aient des raisons d’être (تعليل أفعال الله) et c’est ce qui explique son scepticisme envers le concept de causalité. Selon les Ash’arites, Dieu n’agit pas selon des raisons ou des buts comme nous le faisons, nous êtres humains.
Il fut donc plus facile pour eux de rejeter la nécessité de la relation de cause à effet pour confirmer que Dieu a créé le feu, par exemple, non dans le but de brûler, mais selon sa seule volonté.
A cet effet, Chaykh Sabrî, nous dit que « la thèse des ash’arites qui rejette l’idée de raison d’être des actes de Dieu le très haut est en lien étroit avec cette autre thèse qui dit que le monde est attribué directement à Dieu le Très-Haut sans aucun intermédiaire » (La position de la raison, la science et le monde, vol. 3, p. 18, en arabe).
Réponse de Ibn Rushd aux ach’arites et à Al-Ghazâlî sur le principe de causalité
Pour Ibn Rushd (1126-1198) « ce qui a poussé les mutakallimîn parmi les ash’arites à adopter cette thèse, c’est le refus d’admettre l’action des forces naturelles créées par Allah dans les êtres existants, comme Il a créé les âmes et autres causes agissantes et influentes.
Les ash’arites ont eu alors peur de dire qu’il existe des causes agissantes autres qu’Allah. Or il y a une grande différence entre l’Unique Créateur des causes et les influences de celles-ci toujours sous Sa permission ».
S’il n’y avait pas d’ordre cohérent, il n’y aurait aucune démonstration sur l’existence d’un Créateur Savant et Acteur, car l’ordre cohérent et l’attribution des effets à leurs causes permettent de prouver que cela émane d’une science et d’une sagesse. Ibn Rushd
Autrement dit, croire en la causalité n’implique pas forcément associationnisme ou l’annulation de la volonté de Dieu. Ibn Rushd, en bon aristotélicien, considère qu’il y a une parfaite correspondance entre la raison et l’être puisque la raison peut atteindre l’être tel qu’il est, c’est ce qui fonde la science.
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Pour Ibn Rushd, chaque chose a sa nature propre et possède donc des caractéristiques stables qui la distinguent des autres. Et « la science certaine est la connaissance des choses telles qu’elles sont » (Ibn Rushd, L’incohérence de l’incohérence, p. 296).
Or les caractéristiques distinctives et la nature propre des choses nous permettent de dégager la causalité. Dans ce cadre, la « raison n’est rien d’autre que la faculté qui perçoit les choses à travers leurs causes et c’est ce qui la distingue des autres facultés de perception ».
C’est pourquoi, en fin de compte, « celui qui annule le principe de causalité, annule la science » (L’incohérence de l’incohérence, p. 292), car « la science est la connaissance des choses par leurs causes » (Ibn Rushd, Les méthodes de la démonstration dans les dogmes de la religion, p. 112).
Ceci bien évidemment va de pair avec la prise en compte du principe de bienveillance divine (العناية), car le Créateur a crée l’univers en parfaite adéquation ou parfaite correspondance avec la raison.
Il convient en effet de le préciser afin de ne pas se méprendre : « Ibn Rushd ne considère pas que les causes agissantes s’autosuffisent, elles ont besoin d’un Créateur qui leur préserve leurs forces et leurs influences, c’est Allah le Très-Haut. Et de ce fait, nous pouvons dire assurément : la causalité d’Ibn Rushd n’est pas une causalité mécanique matérielle, mais une causalité croyante » (Asharqâwî, Les causes et les effets, p. 125, en arabe).
Que reproche précisément Ibn Rushd aux ach’arites et à Al-Ghazâli en particulier ?
Premièrement, le fait de renier la causalité est un « sophisme » (قول سفسطائي) car il va à l’encontre de ce qu’établissent les sens. La logique est fondée sur la causalité ainsi que la définition des termes par leur nature propre, or sans ces éléments la science ne serait pas possible, au mieux, elle ne peut qu’être que conjecturale, selon Ibn Rushd (L’incohérence de l’incohérence p. 292).
Deuxièmement, pour Ibn Rushd le refus de la causalité chez les ash’arites repose sur leur conception fallacieuse de la création de l’univers. En effet, pour eux, Dieu a créé l’univers sans cause, sans finalité, sans intention ni « sagesse qui traduirait la bienveillance divine ».
C’est-à-dire que le monde aurait pu être d’une autre façon complétement différente, voire même « chaotique ». Tout repose sur la volonté divine. Mais, de ce point de vue, il découle une absence de correspondance entre l’être humain et le monde (Ibn Rushd, Les méthodes de la démonstration dans les dogmes de la religion, p. 85).
Comment alors le Créateur peut-Il invoquer Ses bienfaits sur la création si celle-ci n’était pas nécessaire et que l’être humain pouvait s’en passer, assène-t-il ?
Troisièmement, Ibn Rushd pense que le rejet de la causalité rend impossible la démonstration de l’existence de Dieu.
« S’il n’y avait pas d’ordre cohérent, il n’y aurait aucune démonstration sur l’existence d’un Créateur Savant et Acteur, car l’ordre cohérent et l’attribution des effets à leurs causes permettent de prouver que cela émane d’une science et d’une sagesse » (Ibn Rushd, Les méthodes de la démonstration dans les dogmes de la religion, p. 88).
La question de la causalité est aujourd’hui une question purement épistémologique, or chez Al-Ghazâlî en premier, comme chez Ibn Rushd, elle trouve appui sur le Kalâm, c’est-à-dire cette science qui défend la foi musulmane, la ‘aqîda, des équivoques émanant des musulmans et des non musulmans (…) Il n’est par exemple pas exagéré de penser que le principal concept rejeté par Al-Ghazâlî est davantage celui de l’immanence que de la causalité.
Bien plus, selon Ibn Rushd, « celui qui renie la causalité dans ce monde, renie le Créateur-Sage » (p. 86). Et d’ajouter qu’on ne peut réfuter les athées qui ne croient qu’en des « causes matérielles » (الأسباب المادية) si l’on rejette les principes de causalité.
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Quatrièmement, la contiguïté ou la corrélation (الإقتران) par habitude va à l’encontre de la vérité coranique et rationnelle qui montre que les actes du Créateur ne sont pas dépourvus de Sagesse.
« Car si les effets pouvaient exister sans leurs causes potentielles, quelle Sagesse y a-t-il dans cette corrélation (ou concomitance) ? » De quelle Sagesse peut-on parler si l’être humain pouvait agir avec des organes inappropriés ou sans organes dédiés à cet effet, comme voir avec l’oreille et sentir par l’œil, s’interroge-t-il ?
Ainsi rejeter le déterminisme causal revient à contrevenir au Coran. (Fatir, 43).
Cinquièmement, si Al-Ghazalî a rejeté le concept de causalité nécessaire au nom de la préservation de l’idée de miracle, comme il l’a bien démontré à travers l’exemple du feu et d’Ibrâhîm (as) cité dans le Coran quand il réfutait la théorie de l’émanation (al-Fayd), et s’il ressort de cet argument que le miracle est davantage une transgression de ce qui est habituel que ce qui est rationnel.
Ibn Rushd quant à lui pense que « les principes de miracles sont à renvoyer directement à Dieu puisqu’ils dépassent la raison humaine, on doit y croire sans en connaître les causes » (L’incohérence de l’incohérence p. 294).
Sixièmement, Ibn Rushd pense que la notion d’habitude chez Al-Ghazâlî est équivoque et manque de clarté : « Je ne sais pas ce qu’ils entendent par habitude, est-ce l’habitude de l’acteur, ou bien l’habitude des choses existantes, ou bien notre habitude lorsque nous jugeons ces choses, et il ne peut s’agir de l’habitude de Dieu le très haut… » (L’incohérence de l’incohérence, p. 292).
Réflexions sur la controverse Al-Ghazâlî / Ibn Rushd
D’abord, les enjeux de la question de la causalité chez les ash’arites sont loin d’être évidents. Des savants, des historiens et penseurs ont posé l’hypothèse que c’est le rejet de la causalité qui aurait entrainé dans une certaine mesure la décadence du monde musulman.
A ce sujet, lire notamment la section de 7 pages intitulée « La théorie ash’arite de la causalité et l’arrêt de l’aventure scientifique musulmane : quelle relation ? » (Ilyes Belka, L’être entre la causalité et l’ordre, p. 230, en arabe).
Ensuite, la question de la causalité est aujourd’hui une question purement épistémologique, or chez Al-Ghazâlî en premier, comme chez Ibn Rushd, elle trouve appui sur le Kalâm, c’est-à-dire cette science qui défend la foi musulmane, la ‘aqîda, des équivoques émanant des musulmans et des non musulmans.
Nous avons donc ici deux champs de la connaissance qui ne sont pas séparés l’un de l’autre, ce qui n’empêche guère les auteurs de traiter de la causalité avec rigueur. Il n’est par exemple pas exagéré de penser que le principal concept rejeté par Al-Ghazâlî est davantage celui de l’immanence que de la causalité.
Enfin, la question de la causalité chez Al-Ghazâlî (1058-1111) est étrangement fort similaire à la philosophie de David Hume (1711-1776). Près de 6 siècles après, D. Hume remettra en cause le concept de causalité et le fondera sur l’habitude et sur l’expérience.
Il dira en effet : « Je me risquerai à affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance de cette relation n’est atteinte en aucun cas par des raisonnements a priori, mais provient entièrement de l’expérience, quand nous trouvons des objets particuliers en conjonction constante l’un avec l’autre » (Enquête sur l’entendement humain, p. 30).
Il dit aussi : « Pourtant, par toute son expérience, il n’a acquis aucune idée ou connaissance du pouvoir secret par lequel l’un des objets est produit par l’autre; et ce n’est par aucun processus de raisonnement qu’il est engagé à tirer cette inférence. Mais pourtant il se trouve déterminé à la tirer; et, serait-il convaincu que son entendement n’a pas de part dans cette opération, il continuerait pourtant le même cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle conclusion. Ce principe est L’ACCOUTUMANCE, L’HABITUDE » (Enquête sur l’entendement humain, p. 41).
Il dit aussi à propose de ce qu’il appelle la « connexion nécessaire » :
« Sauf seulement qu’après une répétition de cas semblables, l’esprit est porté par l’habitude, à l’apparition d’un événement, à attendre sa conséquence habituelle, et à croire qu’elle se manifestera. Cette connexion, donc, que nous sentons dans l’esprit, cette transition habituelle de l’imagination d’un objet à sa conséquence habituelle, est le sentiment, l’impression d’où nous formons l’idée de pouvoir ou de connexion nécessaire » (Enquête sur l’entendement humain, p. 65).
Et à propos des miracles, il écrit ceci : « La seule raison est insuffisante pour nous convaincre de sa véracité; et quiconque est mu par la foi pour lui donner son assentiment est conscient d’un miracle permanent dans sa propre personne, miracle qui renverse tous les principes de son entendement, et lui donne une détermination à croire ce qui est le plus contraire à l’habitude et à l’expérience » (Enquête sur l’entendement humain, p. 107).
Hume a-t-il été influencé par Al-Ghazali ? La question mérite d’être posée. Notons simplement qu’il est avéré que « L’incohérence des philosophes » a été traduit en latin plus d’une fois dès le 15e siècle, soit plus de 2 siècles avant la publication de l’« Enquête sur l’entendement humain », de même que « L’incohérence de l’incohérence » d’Ibn Rushd, où ce dernier critique les thèses d’Al-Ghazâlî et des ash’arites, a bien été traduit en latin en Europe.
Mouhib Jaroui
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