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La Nahda, au-delà des clichés 2/2

Seconde partie de l’article d’Ikrame Ezzahoui consacré à la présentation de la Nahda. Dans ce second volet, tour d’horizon sur l’influence politique de la Nahda en Russie, en Amérique du Sud et sur l’expérience politique du Congrès national syrien de 1920.

Le mouvement de la Nahda se tient dans un contexte historique global de grands changements et de grandes mutations politiques qu’il serait donc dommage et réducteur de définir uniquement sous la variable de la confrontation avec l’Occident.

En effet, les premières migrations globales facilitées par les nouveaux moyens de transports, la formalisation d’un droit international après la Première Guerre Mondiale et le début de l’industrialisation massive font partie des phénomènes mondiaux qui se retrouvent ou se répercutent dans le monde arabe à cette période et qui ont eu des conséquences évidentes sur la Nahda.

Contrairement à ce que la conscience européenne a pu s’imaginer, la pensée arabe et musulmane était loin d’être le monde autosuffisant et replié sur lui-même ou la structure mentale protectionniste et autarcique décrite par le savoir orientaliste.

Un phénomène intéressant à ce titre est celui de la migration massive d’une partie de la classe urbaine syro-libanaise vers les terres d’Amérique du sud durant la deuxième moitié du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle en particulier vers le Mexique et le Chili avec l’espoir d’y faire fortune dans l’extraction des minerais 6.

Ce fait historique est important à bien des égards car il contribua à fournir un appui d’un genre nouveau à la réflexion nationale qui avait lieu en Syrie et au Liban.

En effet, ces populations diasporiques jouèrent un grand rôle en soutenant la lutte de leur peuple contre le début de la mise sous mandat du Proche Orient, d’une part en prenant avantage de la presse plus libre qui régnait en Amérique du sud pour nourrir les campagnes nationalistes et d’autre part en internationalisant cette lutte et en la rendant d’autant plus visible aux peuples sud-américains qui demeuraient encore sous le contrôle étroit de l’impérialisme étatsunien leur promettant comme les puissances mandataires de les “amener à la maturité démocratique”.

Les vaines promesses de « nation » et « d’autodétermination » faites par la France et l’empire britannique aux Levantins furent très critiquées par la diaspora qui parvint à élargir les frontières de la contestation.

Localement, ces derniers menaient aussi une action politique concrète en fondant des journaux ainsi que des clubs de débats politiques comme le rassemblement de gentilshommes syriens “Honneur et Patrie” dont la capitale de l’Argentine, Buenos Aires, en est l’exemple.

Ils y développèrent aussi une presse arabophone locale. Plusieurs journaux de langue arabe furent imprimés en Amérique du Sud dès 1898 – Al-Barazil (« Le Brésil »), Al-Raqib (« L’observateur »), Al-manazir (« Les opinions »), Al-sawab (« La droiture »), Abu l-hawl (« Le sphinx ») – et, quelques années plus tard, des revues littéraires comme Al-sharq (« L’Orient ») et Al-Andalus al-jadida (« La nouvelle Andalousie »), fondées respectivement en 1927 et en 1931 7.

A lire du même auteur : La Nahda, au-delà des clichés 1/2

Cette grande vitalité de la conscience politique chez les diasporas de la Grande Syrie en Amérique du sud nous montre que les mutations intellectuelles du monde arabe de l’époque ne se tissaient pas uniquement en miroir et à l’aune des sciences européennes et qu’elles prenaient source dans l’expérience par les acteurs eux-mêmes d’un monde en plein changement.

Dans un monde d’échanges culturels plus globaux, le mouvement de la Nahda s’est étendu et a dialogué aussi bien avec les populations d’Amérique du sud que celle d’Asie du sud-est et de l’Inde et est donc loin de se réduire à un échange Nord-Sud.

Les circulations d’intellectuels et d’idées furent surtout nombreuses d’Est en Ouest et de nombreux échanges universitaires entre les premières universités arabes d’Al Azhar et les structures asiatiques eurent lieu 8.

En 1931, la visite d’un groupe d’étudiants cairotes d’Al Azhar à la Shanghai Islamic School donna lieu à la fondation d’une revue littéraire arabophone et traduite localement à l’intention des élites musulmanes éduquées de Chine.

Illustration représentant Vakom Moulavi.

La Malaisie et l’Indonésie, qui voyaient également se développer une classe d’intellectuels, d’écrivains et de journalistes autonomes et économiquement indépendantes de la structure du pouvoir, étaient aussi les lieux d’une fermentation intellectuelle dialoguant avec celle du monde arabe aussi bien à propos de religion que de gouvernance 9.

De 1898 à 1935, la célèbre revue Al Manar fondée par le penseur égyptien Rashid Rida accueillit plusieurs articles se composant de fatwas ou de commentaires coraniques de la part d’intellectuels javanais ou malais 10.

Ce type de revue circulait beaucoup en Asie malgré le contrôle strict dont elles étaient l’objet par les autorités coloniales anglaises en Inde et hollandaise en Indonésie qui craignaient de voir s’accentuer l’ampleur d’un mouvement panislamique.

Il reste que plusieurs antennes de journaux réformistes et critiques cairotes furent créés dans les capitales outre-mer et traduits dans les langues locales comme la revue malaisienne Al Imam en 1906 suivie de “Al Munir” publiées toutes deux à Sumatra et le journal indien “Al Muslim” publié en 1906 sous l’égide de Vakom Moulavi, réformiste et pionnier de la modernisation du système éducatif dans le Kerala.

Les échanges furent également fructueux avec la péninsule ibérique où beaucoup de penseurs des anciennes possessions ottomanes de Crimée, de Bulgarie, et de Crète se trouvèrent face aux mêmes problématiques de construction nationale, d’unité culturelle et de modernisation technique que les écrivains de la Nahda arabe 11.

Journaliste et écrivain de langue turque, Ismail Gasprinski est une figure importante de cette Nahda outre-mer.

Ce Tatar de Crimée qui soutenait la formation d’une unité panislamique et dont les écrits ont contribué de manière significative à l’affirmation de l’identité culturelle de la communauté turque de Russie, est le fondateur du journal “Tercüman” qui fut publié entre 1883 et 1918.

Dans ses publications, Gasprinski soutenait également l’idée d’une solidarité politique plus active entre les peuples turcophones et préconisait leur modernisation par l’éducation 12.

Il plaida en effet pour l’introduction d’une réforme de l’éducation et conçut une nouvelle méthode pour enseigner aux enfants à lire efficacement dans leur langue maternelle.

Gasprinski est également à l’origine de la création du journal “Al Nahdah” édité et publié cette fois en Egypte dans le but de présenter à une audience arabe l’étonnante diversité culturelle, sociale, historique et politique qui composait le monde musulman.

Ismail Gasprinski (à gauche).

Dans ce journal publié en arabe, Gasprinski s’adressait tout particulièrement au paysan égyptien célébrant cette figure du “fellah” souvent méprisée socialement par les classes urbaines et dominantes en glorifiant sa dignité et son droit à cultiver sa terre dans une sorte de fusion avec la tradition du populisme russe qui parlait également aux premiers nationalistes égyptiens.

Ses travaux ont eu une influence sur l’ensemble du monde musulman de l’Inde à l’Egypte en passant par la Turquie.

Le projet finalement avorté de former un Congrès Universel Islamique rencontra d’abord des réponses généralement favorables mais pas d’engagement pratique au vu de la situation générale des années 1920 qui appelaient avec urgence davantage une action politique locale.

La priorité après la Première Guerre Mondiale était donc donnée à l’action locale, et cela se manifesta par exemple en Syrie, qui était alors en butte au découpage subi après les accords Sykes Picot entre la France et la Grande Bretagne, par la création du premier Congrès Arabe syrien de 1920 13.

Cette structure politique était composée d’un groupe éclectique de personnalités intellectuelles, de notables urbains et de bourgeois de l’arrière-pays et il est très intéressant d’examiner comment ces acteurs ont fait usage du « droit international » commençant à se formaliser après les traumatismes de la Première Guerre Mondiale afin de porter leurs revendications universalistes d’indépendance.

Rashid Rida.

Rashid Rida, une des figures proéminentes de la Nahda syrienne qui se forma en Egypte auprès de M. Abduh et d’Afghani, fut d’ailleurs un acteur très actif politiquement dans le Parti du Congrès Syrien.

Malgré les lacunes du parti et ses erreurs stratégiques, c’est néanmoins avec lui que les Syriens purent faire l’expérience d’un régime représentatif et d’un gouvernement moderne.

Ce même congrès avait décrété dès 1920 l’indépendance syrienne et le refus de l’installation militaire des Français en argumentant et en avançant le droit de chaque peuple “à disposer de lui-même”.

Il fit preuve d’une grande maturité politique en ce qu’il dénonça les contradictions et les ambiguïtés de la charte de la première Société des Nations qui balançait entre le respect proclamé de “l’intégrité territoriale” et le soutien accordé à la prétendue “mission civilisatrice” dans laquelle les pays colonisateurs puisaient leur légitimité afin d’asseoir leur domination.

Les milices arabes appelées ‘assabiyyat composées surtout du petit peuple syrien venant des régions plus rurales étaient pendant un temps sous le commandement du Congrès syrien et luttèrent contre les forces militaires françaises. 14 15

Cet exemple permet de mettre en lumière la force qui liait l’action politique à l’activité intellectuelle évoluant dans un contexte où la production académique et culturelle était étroitement liée aux réalités locales et aux exigences populaires.

Dans son étude de la situation politique syrienne sous le mandat, l’historien A. Hourani décrit comment le nationalisme syrien de cette époque n’était pas confiné à la seule élite cultivée.

Il le présente comme un mouvement avec des bases et des objectifs rationnels ancré dans le réel politique et répondant à ses exigences, et qui existait aussi bien dans “l’esprit du paysan que du lettré d’Alep, que de l’habitant instruit des villes et que de l’homme politique” (Syria and Lebanon, p. 102).

Face à cette convergence, un des traits constants de la politique française outre-mer fut au contraire une sous-estimation de l’importance du désir d’indépendance et de la profondeur de son enracinement dans la population indigène 16.

L’historien français A. Raymond explique à ce sujet que “l’activité des nationalistes était souvent jugée comme un prurit urbain provoqué par des intellectuels formés en Occident et qui n’avaient aucune prise réelle sur les masses profondes du pays (rurales ou bédouines).”

Tout le savoir orientaliste de l’époque s’était d’ailleurs engagé dans cet horizon-là afin d’asseoir la dichotomie culturaliste entre un “Occident” éternel et un “Orient” tout aussi immuable.

Cette systématisation des relations avec l’Orient qui devint tout à fait “autre” par la scène académique française et cette amnésie des relations certes litigieuses mais bien plus fructueuses du Moyen Âge avec le monde arabe, a été étudiée en profondeur par Edward Saïd dans son ouvrage fondateur de “L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident” (1978) 17.

En conclusion, la Nahda fut donc un moment historique qui a marqué un tournant global dans le monde  arabe et islamique.

Comme tous les moments charnières, ce réveil en “sursaut” témoigna d’une grande émulation critique mais ne fut pas sans défaut.

Après les décennies d’indépendances, la Nahda se mua en un panarabisme qui perdit peu à peu de sa vitalité critique et révéla son inconsistance pratique révélée par les débâcles militaires désastreuses de 1948 et de 1967.

Aujourd’hui, malgré la grande multiplication des universités, la majorité de la presse arabe est mise sous contrôle et bâillonnée par les régimes autoritaires.

Peu d’intellectuels arabes parviennent à en faire cette plateforme de diffusion et d’échange qu’elle fut pendant la Nahda.

Si certaines structures comme l’Université américaine de Beyrouth ou l’Université américaine du Caire parviennent à conserver une certaine liberté de ton face aux régimes autoritaires, elles ne sont souvent que l’antichambre de l’émigration pour les penseurs les plus brillants comme l’explique R. Naba dans son étude sur le monde du journalisme arabe dans “La guerre des ondes, Renaissance littéraire et conscience nationale”.

Cette désuétude des universités arabes a vu une prolifération de think tanks étrangers et de centres d’“expertise” en tout genre à propos du monde arabo-musulman aux agendas politiques internationaux souvent biberonnés par des intérêts peu objectifs.

Ikrame Ezzahoui

Notes : 

6-Abraham S. et Nabeel A., ​The Arabs in the New World, ​ Wayne State University, 1983.

7-​Martinez Montiel L.M. , ​“Lebanese Immigration to Mexico ​ ”, in ​The Lebanese in the World: A Century of Emigration, ​ London, 1992

8-​Formichi, C., ​Islam and Asia: A History ​ (New Approaches to Asian History). Cambridge: Cambridge University Press, 2020

9 -Kitagawa J.,​ The religious traditions of Asia : religion, history, and culture ​ , Routledge, Taylor and Francis 2013

10-​Nathan K. et Muhammad Hashim Kamali, ​Islam in Southeast Asia: Political, Social and Strategic Challenges for the 21st Century, ​ 2005

11-​Bennigsen A. et Lemercier-Quelquejay C., ​La Presse et le Mouvement National Chez les Musulmans de Russie avant 1920

12-Kuttner Thomas, “​Russian jadîdism and the Islamic world : Ismail Gasprinski in Cairo, 1908 ​ ” in ​A call to the Arabs for the rejuvenation of the Islamic world ​ . In: ​Cahiers du monde russe et soviétique ​ , vol. 16, n°3-4, Juillet-Décembre 1975.

13-​Burke E, ​ “A comparative view of French native policy in Morocco and Syria”, M.E.S., 1973

14-Gontaut-Biron R. de,​ Comment la France s’est installée en Syrie, ​ Paris, 1923.

15-Longrigg S. H.,​ Syria and Lebanon under French Mandate, ​ Londres, 1958.

16-Hourani A. , Arabic​ Thought in the Liberal Age 1798–1939 ​ . Cambridge: Cambridge University Press, 1983

17-Said E., ​Orientalism ​ , 1978 18 ​Naba R., Guerre des Ondes… Guerre des religions. ​La bataille hertzienne dans le ciel méditerranéen​, 1998, L’Harmattan.

 

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