Carl Schmitt définissait l’essence du politique dans la distinction entre “l’ami” et “l’ennemi”. Abdessamad Naimi, juriste et journaliste, nous propose sur Mizane.info un texte de présentation de la philosophie politique du penseur et juriste allemand.
Alors que la démocratie libérale s’offre à nous depuis plus de 40 ans en tant que spectacle permanent de fausses alternances et d’oppositions idéologiques factices, il est plus que jamais temps de (re)découvrir, en cette période de crise sanitaire et économique appelant à des lendemains encore incertains, l’un des théoriciens politique les plus «sous-côtés» de l’époque contemporaine.
J’ai nommé Carl Schmitt (1888-1985). Voué aux gémonies par les libéraux de gauche comme de droite pour sa brève participation à l’épopée du IIIe Reich, il a été sciemment écarté par le concepteurs de la pédagogie universitaire, devenant ainsi l’apanage d’une minorité d’initiés.
Il ne s’agit pas ici de faire la biographie ou l’hagiographie d’un auteur prolifique. Le but de ce texte est de mettre en perspective la pensée de Carl Schmitt, plus précisément celle émise dans son livre «La notion du politique».
Une mise en perspective qui permettra de comprendre la faillite de plus en plus visible des démocraties libérales, et, en parallèle, la réussite de ce que l’on appelle abusivement, les systèmes autocratiques.
«Le penseur de l’ennemi». C’est le titre qu’a choisi de donner le quotidien français Libération à un portrait à charge contre Carl Schmitt écrit en 2016. Voilà qui est de bon augure.
Etre l’ennemi (depuis sa tombe et sans l’avoir choisi) de la gauche sociétale tendance libérale-libertaire, c’est être l’ennemi de la bêtise.
Il est même amusant de voir des universitaires (juristes, philosophes, politologues), obligés de s’intéresser à son œuvre car incontournable, se confondre en préambules afin de se délester des poncifs habituels (Nazisme, fascisme, extrême droite).
Un monde «d’où l’éventualité de la lutte [die Möglichkeit eines Kampfes] aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée serait un monde sans discrimination de l’ami et de l’ennemi et par conséquent un monde sans politique».
Pourtant, Schmitt est l’auteur de plus de 50 d’ouvrages et ne fait l’objet d’aucune contestation quant à ses qualités académiques.
Mais ne nous attardons pas sur ces polémiques stériles. Car en période de crise, c’est les théoriciens de la crise qu’il faut invoquer, et laisser périr seules les «tumeurs intellectuelles» qui ne se propagent qu’en période de paix et de prospérité.
L’ami et l’ennemi
«Le «Nomos de la Terre», «Théologie politique», «Terre et mer»… Carl Schmitt est l’auteur de plusieurs livres et essais monumentaux.
Mais c’est sans doute l’un de ses plus courts textes que nous avons choisi de vous présenter, à savoir la «Notion du politique».
Conjoncture oblige. Essai paru pour la première fois en 1927, il y présente les grandes lignes de sa vision de l’Etat, de la politique, et de l’antagonisme qui les conditionnent, et parfois, les présupposent.
S’étant focalisé sur la question de l’état d’exception et de la souveraineté effective, il s’intéresse, dans ce livre court, à l’essence du politique. Et pour Schmitt, l’antagonisme qui conditionne le politique est celui de la dialectique ami-ennemi (vu ici comme le hostis, ennemi politique ou public, par opposition à l’inimicus, ennemi personnel ou privé).
Mais attention. Il ne voit pas ici la politique comme étant une permanente guerre civile violente entre les différentes forces et obédiences. Il s’agit surtout d’écarter du champ politique toute dimension morale et/ou esthétique.
Nous assistons en effet depuis les années 1960 à une littérature politique romancée, enjolivée, construite autour du mythe des grands hommes et des grandes idéologies.
Les lignes de fractures sont définies autour de paramètres qui, selon les critères de Schmitt, ne sont pas politiques.
L’on pourrait donc facilement articuler son postulat avec la pensée de Guy Debord autour de la société du spectacle. La démocratie libérale ayant écarté la question des rapports de classes, établi des critères factices d’adversité autour d’un théâtre parlementaire.
Un état de fait prophétisé par Schmitt à la page 73 de «Notion politique», où il affirme qu’un monde «d’où l’éventualité de la lutte [die Möglichkeit eines Kampfes] aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée serait un monde sans discrimination de l’ami et de l’ennemi et par conséquent un monde sans politique».
Mais il ne s’agit pas là de la fin du politique pour autant : «Qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible» (Page 93).
Ainsi, Carl Schmitt ne conçoit pas la politique comme une guerre, mais comme un terrain où se prépare l’éventualité de la guerre. Et c’est là où réside l’essence même d’une altérité, la guerre n’étant finalement qu’une «actualisation de l’hostilité» (page 273), elle-même fondatrice de la politique.
On pourrait même aller plus loin, puisque si l’on considère la notion d’homogénéité communautaire qu’il promeut notamment dans «Théologie politique», les grands combats politiques sont en réalité des anthropologies qui s’affrontent, des Mondes qui ne sauraient co-exister et qui se mènent une guerre acharnée pour le pouvoir.
De la nécessité d’une communauté
«Une fois réalisée, la configuration ami-ennemi est de sa nature si puissante et si déterminante que, dès le moment où il provoque ce regroupement, l’antagonisme non politique repousse à l’arrière-plan les critères et les motifs précédemment valables, pour se soumettre aux conditions et aux conséquences totalement autres et originales d’une situation désormais politique» (page 77). Et voilà. Nous y sommes.
Alors que la crise économique se profile, que l’heure n’est plus à la politisation des fausses identités, le superficiel (pour paraphraser Clouscard), s’écarte de lui-même pour laisser la place à ce que l’on pourrait appeler de manière triviale «les vrais sujets».
A l’image de Marx qui identifie l’existence d’une classe par une conscience de celle-ci d’elle-même, Schmitt conditionne la survie d’un peuple à sa capacité à investir le champ du politique.
«Aussi longtemps qu’un peuple existe dans la sphère du politique, il devra opérer lui-même la distinction entre amis et ennemis, tout en la réservant pour des conjonctures extrêmes dont il sera juge lui-même. C’est là l’essence de son existence politique. Dès l’instant que la capacité ou la volonté d’opérer cette distinction lui font défaut, il cesse d’exister politiquement» (page 91).
Ainsi, dans cette configuration, la conservation de l’unité sociale et communautaire nécessite un travail en amont. D’ailleurs, il est intéressant de signaler que, contrairement à l’ennemi, le philosophe ne donne aucune substance au mot «ami», défini par opposition, c’est-à-dire celui qui n’est pas l’ennemi. Ce qui demeure extensif.
A titre d’exemple, à l’heure où les débats sur la politique économique font rage et cristallisent les tensions, l’ennemi de «l’unité sociale» (page 81) est celui qui prône l’austérité. Quiconque lui apporte la contradiction est, de fait, un «ami».
Pour penser cet esprit communautaire, je vous invite à découvrir Joseph de Maistre, maître à penser de Carl Schmitt. La vision de ce dernier, basée sur le «jus publicum europaeum» (droit des gens européens), étant relativement marquée anthropologiquement et géographiquement.
La pensée de De Maistre est quant à elle plus universelle, et s’articule parfaitement à celle de Schmitt, la finalité étant la même : pour retrouver sa souveraineté (et donc sa capacité à identifier un ami et un ennemi), le peuple ne saurait être une masse informe d’individus, ceux-ci ne pouvant fonder le pouvoir.
Farouche opposant à la révolution française, et à son instigateur Jean-Jacques Rousseau (le père du libéralisme politique), il voyait dans le sujet individuel, imposé par la modernité politique, un outil de fragmentation du corps social, et donc de son délitement….
Abdessamad Naimi
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