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La raison traductrice dans l’exégèse de M. Hussein Fadlallah

Le Coran a-t-il quelque chose à nous dire sur notre époque ? Quelle méthode doit guider l’exégèse contemporaine pour faire parler le Coran ? Telles sont les questions auxquelles répond cet article de Mouhib Jaroui sur l’exégèse du théologien Mohammed Hussein Fadlallah, publié sur Mizane.info.

Exégèse thématique et exégèse analytique : quelle différence ?

Mohammed Bâqir Sadr (m. 1980) a distingué deux façons de faire l’exégèse du Coran : analytique (tafsîr tahlîlî) et thématique (tafsîr mawdû’î).

L’exégèse analytique consiste à expliquer verset par verset, parfois terme par terme, en mettant l’accent sur la signification linguistique.

C’est un procédé nécessaire, mais non suffisant selon M.B. Sadr.

En effet, la méthode analytique, si on s’y limitait, aurait tendance à isoler le commentateur du réel en se focalisant sur la littéralité de la terminologie du Coran.

D’où l’intérêt de procéder à un commentaire thématique du Coran. En quoi consiste-t-il ? Qu’on ne s’y trompe pas.

Il ne s’agit pas de regrouper les versets par thème, mais l‘exégèse est thématique, au sens de Sadr, quand « le Coran et le réel sont en coappartenance intime, comme le Coran et la vie le sont aussi, car l’exégèse a pour point de départ le réel et achève son cheminement auprès du Coran, et non pas du Coran vers lui-même de sorte que cette opération s’isole du réel et se sépare de l’expérience de l’humanité ».

C’est-à-dire que finalement le commentateur devrait être porteur de son époque et de son propre contexte au moment où il commente le Coran, ce n’est pas une tare ou une atteinte à l’objectivité, c’est ainsi que le Coran est destiné à être lu.

Le commentateur soumet alors des questions objectives et concrètes au Coran, ou comme le dit Sadr, il « porte en lui le patrimoine intellectuel de son époque et de sa propre expérience pour la soumettre ensuite au Coran dans sa globalité », dans le but d’obtenir une réponse coranique.

A y regarder de plus près, le Coran a été révélé de cette façon.

Rappelons-le, lorsque le Coran évoque une réalité concrète, ou une circonstance de révélation, ou un fait historique, il ne se laisse pas conditionner ou enfermer dans un périmètre étroit, mais plutôt, par-là, il confirme deux vérités: d’une part les enseignements du Coran n’ont de sens que parce qu’ils sont rapportés au réel et, d’autre part, le Coran est toujours étroitement lié au réel, non pas uniquement aux réalités finies et désignées pédagogiquement pendant vingt-trois années de révélation, mais aussi toutes les réalités à venir, soit pour les confirmer, soit pour les changer.

Autrement dit, les circonstances de révélation meurent, mais les enseignements qui s’en dégagent demeurent vivants pour toutes les époques.

Les compagnons sont certes tous morts, mais les versets qui portent sur ces hommes en tant qu’ils exprimaient leur humanité dans ses forces comme dans ses faiblesses, demeurent en vigueur tant que l’humanité continue d’exister.

D’où le rôle primordial de la raison traductrice de l’exégète.

De la raison traductrice dans l’exégèse de Mohammed Hussein Fadlallah

Mohammed Hussein Fadlallah.

Dans la même perspective, pour Mohammed Hussein Fadlallah (m. 2010), « seuls les hommes d’action peuvent comprendre le Coran », disait-il.

Autrement dit, on ne comprend pas le Coran en étant enfermé chez soi entre quatre murs ou dans une zâwiya.

Ce sont au contraire nos interactions avec le réel et nos expériences individuelles et collectives qui nous permettent de comprendre le Coran, et d’en tirer profit.

C’est à ce moment qu’intervient ce que nous avons appelé « la raison traductrice » dans un article antérieur.

Le commentateur se doit d’être attentivement porteur des préoccupations de sa société, de ses rêves, de ses espoirs, de ses douleurs, de ses déceptions, de ses souffrances, de ses joies, de ses problèmes et de ses défis.

Il s’ensuit que la lecture thématique du Coran va inévitablement élargir les horizons de la compréhension du texte coranique, car celui-ci ne parle pas de lui-même, mais ce sont les hommes qui le font parler.

De cette façon, la fonction du théologien se conforme à ce que le Coran attend des mujtahidînes : « Pourquoi de chaque clan quelques hommes ne viendraient-il pas s’instruire dans la religion, pour pouvoir à leur retour, avertir leur peuple afin qu’ils soient sur leur garde » (Sourate Attawba, 122).

En effet, le commentateur ou le mujtahid n’est pas isolé des défis contemporains de sa société, en tous les cas, ne devrait pas l’être.

C’est à ce moment précis que se met en œuvre la raison traductrice du commentateur, qui se situe au point de jonction entre le Coran et la réalité vécue.

C’est une raison qui vit le réel tel qu’il est dans sa complexité, mais aussi une raison qui tente d’apporter des solutions aux problèmes vécus, et qui porte des jugements de valeur sur ce réel, à la lumière du Coran.

Elle est en ce sens morale ou normative.

En guise d’illustration de cette question de méthode essentielle, ce que nous avons appelé « la raison traductrice », nous avons choisi trois cas pratiques dans l’œuvre exégétique du mujtahid Mohammed Hussein Fadlallah, publiée initialement en 1979 en 24 volumes (Min wahyi al-qurâne).

Cas pratique n°1 : l’engagement associatif et ses défis internes

Le titre de ce premier cas pratique peut être étonnant pour les lecteurs qui ne sont pas familiarisés avec l’exégèse thématique du Coran.

A quel moment, dans le Coran, est-il question de défis internes à l’engagement associatif ?

A vrai dire, les versets sur cette question sont nombreux.

« Ceux qui ont édifié une mosquée pour en faire [un mobile] de rivalité, d’impiété et de division entre les croyants, qui la préparent pour celui qui auparavant avait combattu Allah et Son Envoyé et jurent en disant : « Nous ne voulions que le bien !  » [Ceux-là], Allah atteste qu’ils mentent. Ne te tient jamais dans (cette mosquée). Car une Mosquée fondée dès le premier jour, sur la piété, est plus digne que tu t’y tiennes debout. [pour y prier] On y trouve des gens qui aiment bien se purifier, et Allah aime ceux qui se purifient. »  (At-Tawbah, 107-110).

D’après les circonstances de révélation, Bani ‘amrou bnou ‘awf ont construit la mosquée de Qouba, fondée sur la piété, et ont invité le Prophète (ç) qui a répondu favorablement à l’appel, et y pria.

Depuis lors, un groupe d’hypocrites de bani ghanambnou ‘awf les ont jalousés et décidèrent de construire une mosquée pas loin de celle du Prophète (PBSL), et après sa construction, ils invitèrent le Prophète pour y prier.

De ces circonstances, Allah révéla les versets que nous venons de citer, ordonnant à Son messager (ç) de ne pas s’y rendre.

C’est à ce moment précis qu’intervient la raison traductrice de l’exégèse pour dégager au moins deux enseignements.

Premier enseignement :  pour Fadlallah, la valeur de la mosquée ne réside pas dans son édifice purement formel.

On ne mesure pas la valeur d’une mosquée par les efforts financiers ou bien par les travaux réalisés, mais bien à travers ce qu’elle représente, ce qu’elle symbolise et les bonnes œuvres qu’elle réalise.

Sa valeur ne réside pas tant dans les efforts physiques que dans les mobiles spirituels de ces mêmes efforts.

Il en découle que Allah peut très bien accepter une œuvre modeste dans sa quantité mais sincère puisqu’elle émane de Ses serviteurs vertueux, comme ce fut le cas de la mosquée de Qouba ; comme Il peut refuser une œuvre opulente mais fondée sur l’ostentation et le préjudice à autrui, comme ce fut le cas de la mosquée porteuse de préjudices.

Les fondateurs de la première mosquée avaient pour seule intention d’avoir un lieu où ils pourront adorer Dieu, loin de tout intérêt ou ambition personnels, ou bien de tout intérêt familier.

Quant à la mosquée « Ad-Dirar », porteuse de préjudices, elle est fondée sur la volonté d’évincer la noble mosquée des croyants et la division des croyants dans un lieu censé les rassembler (Al-Jame’).

Deuxième enseignement : voilà ce que doivent connaitre les musulmans lorsqu’ils chargent des individus ou des associations de mener des activités de bienfaisance, comme la construction de mosquées, écoles, orphelinats, etc., afin de s’assurer que ces individus mandatés soient véritablement dignes de confiance, afin que ces individus n’instrumentalisent pas, de façon opportuniste, ces nobles projets au profit de leurs intérêts strictement personnels, comme la recherche de la notoriété, du prestige, du pouvoir, de l’argent, etc.

Car il existe bien des gens dont la pensée n’est pas aussi saine que celle qui est incarnée par le projet.

Par cette voie, ils nuisent aux objectifs majeurs de l’Islam, au nom des formes des institutions islamiques.

Comprendre la véritable valeur d’un projet réformateur permet de tenir à l’écart ces individus ambitieux et malhonnêtes et les empêcher de manipuler les gens, en ne mettant en avant que le côté formel de l’action bienfaitrice.

Nous pouvons éviter cela, si l’on étudie au préalable leur personnalité et les éventuelles conséquences négatives ou positives de leur engagement dans le projet.

Ce qui nous permettra d’éviter de tomber dans « des projets religieux sans religion ». Comprenne qui pourra…

Cas pratique n°2 : « Faire évoluer l’islam » et l’épreuve du prédicateur

 « Nul ne peut modifier Ses paroles. Il est l’Audient, l’Omniscient. Et si tu obéis à la majorité de ceux qui sont sur la terre, ils t’égareront du sentier d’Allah: ils ne suivent que la conjecture et ne font que fabriquer des mensonges » (Sourate Al-An’âm, 116-117).

De la même manière qu’à l’époque du Messager (ç) il y avait des gens qui demandaient à changer le Coran et/ou certains versets, Fadlallah traite de cette question qui trouve écho jusqu’à notre époque actuelle, sous au moins cinq angles différents.

En voici trois : « notre position face à ceux qui demandent à faire évoluer l’islam », « le rôle de l’ijtihad dans l’idée de l’évolution de l’islam », « le prédicateur entre majorité et minorité ».

Fadlallah s’interroge : que signifie « l’adaptation de l’islam à l’évolution » ?

Cela signifie-t-il que que l’islam devrait se soumettre aux pensées qui se sont imposées dans le réel par la force, ou encore à des circonstances contraignantes ?

Et comment peut-on imposer à une idée de se transformer au profit d’une autre pensée loin de la conviction ?

Pour Fadlallah, la question porte donc en réalité sur le changement d’une idée considérée comme concurrente ou en rapport de forces avec les autres visions du monde.

« Or ceci n’est pas réaliste, car on demande à une pensée de déclarer sa propre défaite, non de s’intégrer ».

Car, selon le commentateur, c’est l’islam qui fait évoluer la vie et la transforme, non l’inverse, c’est lui qui répond aux besoins d’évolution et propulse les sciences sur le devant de la scène. L’auteur insiste, il n’est pas contre l’évolution, mais reste sceptique et prudent quant à cette façon d’imposer des pensées au détriment d’autres par la contrainte, ce faisant au nom de l’évolution.

Mais que dire à ceux qui au nom d’ijtihad appellent à l’évolution de l’islam ?

L’ijtihad n’est pas une opinion personnelle qui correspond aux états d’âme des uns et des autres, ou comme bon leur semble, nous dit l’exégète.

« C’est un avis qui s’inspire des règles législatrices, elles-mêmes tirées de la compréhension des textes religieux, le Coran et la Sunna. C’est-à-dire ce que le mujtahid en extrait en termes de compréhensions », écrit-il.

Il ajoute que « l’ijtihad islamique est un ijtihad dans la compréhension de l’islam, ce n’est pas un ijtihad personnel qui tire ses pensées de la dynamique du réel. Et il n’y a pas de mal à changer le jugement législatif en fonction du changement de l’ijtihad. Cependant, le changement de l’ijtihad ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur à travers la découverte d’une erreur dans l’ijtihad précédent ou un biais dans la compréhension du texte ou dans son application, ou dans une règle juridique qui était inappropriée à tel moment précis par rapport à d’autres règles prioritaires ».

Pour finir, l’exégète aborde la question non moins dangereuse du « prédicateur entre majorité et minorité ».

Puisque les versets s’adressent au messager (ç) en tant que prédicateur, Fadlallah traite des défis que rencontre la prédication contemporaine.

Après avoir montré que la majorité ne représente pas forcément la voie droite, Fadlallah analyse les épreuves que peuvent vivre les prédicateurs musulmans, qui peuvent passer par des moments de faiblesse ou des angoisses les poussant à se soumettre à la majorité dominante dans la société.

En effet, certains prédicateurs peuvent penser que le courant dominant financièrement et symboliquement est mieux à même de leur permettre d’atteindre leurs objectifs en termes de prédication, plus rapidement, que la minorité déshéritée incapable de se protéger elle-même.

Le commentateur pense qu’en situation de faiblesse le prédicateur ne devrait au contraire rien attendre de cette majorité dominante, car au nom de quoi accepterait-elle de renoncer à ses positions privilégiées et confortables ?

Elle tentera plutôt d’enrôler le prédicateur sous leur bannière, sans qu’il ne s’en aperçoive, d’où le verset « Et si tu obéis à la majorité de ceux qui sont sur la terre, ils t’égareront du sentier d’Allah ».

Pour Fadlallah, le prédicateur doit d’abord et avant tout tirer sa force du message, avec patience et persévérance, afin de ne pas perdre de vue l’essentiel. Comprenne qui pourra…

 Cas pratique n°3 : De la mort du Prophète (ç) à la mort des leaders : le Message continue !

« Muhammad n’est qu’un messager – des messagers avant lui sont passés – S’il mourait, donc, ou s’il était tué, retourneriez-vous sur vos talons ? » (Âl-‘Imrân, 144).

En quoi ce verset peut-il concerner la question du leadership de la communauté musulmane et du problème du culte de la personnalité, alors qu’il fut révélé durant la bataille d’Uhud ?

Pour Fadlallah, ce verset confirme que le message est le principe essentiel et les leaders n’en sont que les véhicules.

L’absence du leader, quelle que soit sa grandeur, ne doit pas empêcher la continuité de la mission ni annihiler le message, c’est-à-dire le principe fondateur.

Car, dans la perspective du message, la grandeur du leader ne doit pas scléroser le message avec sa mort, mais constitue plutôt un premier point de départ vers un cheminement perpétuel, une phase parmi d’autres et qui sert de levier pour d’autres phases, commente Fadlallah.

Ainsi, le message est le fondement et le substrat, et les leaders qui se succèdent en représentent les supports.

La valeur de ces leaders est proportionnelle à leurs sacrifices et aux services rendus au message, leur grandeur est fonction de leur honnêteté et sincérité face aux défis ; ce verset éloigne donc de nos esprits toute présence de forme de vénération de la personnalité.

Ainsi, si le Prophète (ç) mourrait de façon naturelle ou assassiné dans une des batailles, alors le message devrait continuer et les croyants continuer de l’accompagner, car l’objectif n’était pas de s’attacher à la personne, mais à Allah et son message à travers le messager (ç).

Ici, l’exégète ne veut pas séparer la personnalité du messager (ç) et la dynamique du message au point d’imaginer une nette distinction objective entre elles.

Car la grandeur du messager qu’Allah a choisi parmi ses créatures se trouve dans la matérialisation [concrétisation] du message dans toute son existence (ç), dans ses biens, sa morale, sa droiture, sa sincérité envers Allah, et c’est ainsi qu’il est un message qui se meut, que les gens voient à travers sa biographie [vie].

Et c’est ce qui a été rapporté parmi ses épouses : « Son caractère était le Coran ».

Pour, Fadlallah, l’amour du Prophète (ç) doit être davantage déterminé par des raisons religieuses, ce qui signifie s’attacher à lui (ç) en tant qu’il est le messager d’Allah qui porte le message dans sa propre vie, de façon concrète, comme il le porte dans son esprit et sur sa bouche en prêchant, et non s’attacher à lui comme on le ferait d’une autre personne humaine, nous dit Fadlallah.

Enfin, Fadlallah traite du problème du leadership au sein de la communauté musulmane.

La prédication rencontre cette question lorsque des savants actifs sur la scène meurent, et de ce fait des gens prétendent que l’Islam est mort avec leur mort, et que la mission prendra fin, il en est de même d’autres leaders de l’action islamique ayant la plus grande responsabilité de la direction.

À travers ce verset, Fadlallah pense que ces affirmations manquent d’exactitude, de conscience et de responsabilité.

C’est l’Islam qui a guidé ces gens et leurs leaders dans la voie droite, et il est bien capable, à chaque étape, de créer des nouveaux leaders. Comprenne qui pourra…

Mouhib Jaroui

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