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La « science » islamique n’existe plus !

La « science » islamique n'existe plus ! Fouad Bahri Mizane.info

Il y a des savoirs islamiques anciens mais il n’y a plus de « science » islamique. Pourquoi ? La réponse dans cette contribution signée Fouad Bahri.

Très souvent, on peut lire ou entendre dans les milieux musulmans l’expression « science » en rapport avec l’islam et les disciplines traditionnelles de ce qu’on appelle les sciences religieuses. Cette expression, ambiguë, traduit en réalité très mal l’inconvenance actuelle de son usage en contexte islamique.

Les « sciences » religieuses, que ce soit la théologie islamique (‘ilm al kalam), le droit (fiqh) et les fondements du droit (usul al fiqh), l’éthique (al akhlaq), les sciences du Coran (‘ouloum al Qu’ran), la science du hadith et toutes les subdivisions de ces grands tronçons de l’arbre du savoir islamique correspondent, objectivement, à des savoirs anciens, disciplines historiques établies dans des contextes politico-religieux et fondés sur et autour de normes de la croyance.

Si ces nombreuses disciplines, dans leur diversité, leur spécificité et la singularité de leur objet, ainsi que de leur méthode, ont su intégré jusqu’à un certain point des éléments de ce que nous pouvons définir comme relevant de la science, elles ont, hélas, depuis longtemps su habilement neutraliser toutes les voies qui auraient pu mener aux dépassements nécessaires de certaines de leurs positions ou conclusions que toute actualisation religieuse implique. Nous y reviendrons.

Qu’est-ce qu’une science ?

Au sens ancien du terme, une science, terme dérivé du latin signifiant « connaissance, savoir, connaissances théoriques » définit, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales, une « somme de connaissances qu’un individu possède ou peut acquérir par l’étude, la réflexion ou l’expérience » et par extension toute « connaissance approfondie des choses ».

Au sens moderne du terme, la science désigne d’abord un « ensemble structuré de connaissances qui se rapportent à des faits obéissant à des lois objectives (ou considérés comme tels) et dont la mise au point exige systématisation et méthode. »

Utiliser le terme de science à notre époque renvoie au second sens qui est devenu le premier sens, celui que l’usage contemporain a imposé. Ce sens est plus précis et rigoureux que le sens ancien qui peut s’assimiler aujourd’hui à de l’érudition savante. Selon que l’on réfère au fond (contenu) ou à la forme, le terme de savoir ou de discipline islamique sera donc, jusqu’à une certaine limite, plus adéquat que celui de science islamique devenu inopérant.

L’introuvable « science » islamique contemporaine

Il s’avère que la plupart des prédicateurs, imams, théologiens, enseignants, lorsqu’ils emploient le terme de « science » islamique ou parfois même l’adjectif de « scientifique », font preuve de la plus grande confusion, greffant le sens moderne du mot « science » au sens ancien. Cette confusion n’est pas tout à fait innocente car ce vocable, il faut bien le dire, charrie dans son usage un certain pouvoir, une autorité ou un argument d’autorité qui réfère à la certitude, c’est à dire à une proposition apodictique « qui a le caractère convaincant, évident d’une proposition démontrée ». Tout savoir est un pouvoir, disait Foucault. Or, il n’est pas rare que les propositions englobées dans ce nuage de scientificité factice soient plus que douteuses, à la lumière des critères exigés en ce domaine.

L’emploi du terme de « science », pour désigner les disciplines du savoir en islam, est donc a minima inadapté et source de la plus grande confusion car pour tout connaisseur de ce qu’est la science, de sa méthodologie, de son exigence de vérification, de sa testabilité critique et du champs d’étude et de recherche qu’elle implique constamment, les critères et les conditions de ce que pourrait être une « science objective » en contexte islamique sont loin d’être remplis.

En quête d’un horizon

Certes, on pourrait établir (ou non) une intégration de ces critères en prenant en considération le fait que les savoirs islamiques sont proches, toutes distinctions exclues, des sciences humaines. Et les sciences humaines n’ont pas l’obligation d’être des sciences exactes, objectif que ni leur méthodologie ni la singularité de leur objet, qui est avant toute chose un sujet, ne rendent possible. Tout au plus s’agit-il là d’un horizon qu’il faudrait atteindre ou, à défaut, une source d’inspiration, palliatif d’une excellence impossible ou improbable. Passons.

Cette « humanisation » des mal nommées sciences islamiques, qu’il faudra dorénavant renommer savoirs islamiques ou disciplines islamiques, islamique désignant ici l’objet islam, transparaissait déjà de manière évidente dans la dénonciation de certains clercs musulmans regrettant l’amalgame sournois opéré entre sharia et fiqh, sources et commentaire, signification univoque et interprétation, fluidité sémantique des textes et clôture des textes.

Mais ne nous dispersons pas. La science est tout autant un cadre cognitif, une méthode clairement définie qu’une pratique exigeante imposée par la solennité de son ethos plus encore que par la grandeur de sa réputation. L’étude historique des disciplines islamiques témoigne assurément de la présence de cet ethos. Les meilleurs écrits des science du droit (fiqh) ou de la théologie islamique en sont les témoins.

Les limites du dogmatisme

La précision technique de la science du hadith, les sommes d’ouvrages de la jurisprudence intégrant des dynamiques culturelles locales (‘urf) et créant les catégories indispensables à l’établissement de normes nous montrent que l’intelligence du génie islamique sut, en son temps, faire preuve d’audace, d’ingéniosité et d’un certain sens logique (al mantiq) comme la théologie islamique, fille cachée de la philosophie grecque, en montra l’exemple. Mais cette époque est révolue et, en son temps déjà, marquait certaines limites qui ne purent que s’amplifier à mesure que le temps passait.

Le recul de la raison, en contexte islamique, a été le déclencheur d’un déclin religieux encore perceptible.

La méfiance à l’égard du raisonnement, de la réflexion, de la déduction, de l’analogie et de toutes les méthodes et outils nés de la raison, associée à une pratique de l’étouffement, de l’isolement et, dans le pire des cas, de l’excommunication de tout savant, témoin, ou acteur musulman engagé dans une entreprise de rénovation, de revivification et de création de la pensée religieuse, tout ceci au nom du délit d’opinion ou d’appartenance, a crée une vague sombre et diffuse qui continue de frapper nos côtes. Appelons-la « dogmatisme ».

Le cadre dogmatique est un cadre qui fonctionne par délimitation étroite. Une clôture est établie au-delà de laquelle tout ce qui vit est exclu. Les passages à la limite sont abhorrés, les questionnements parfois tolérés, puis vite interdits. Depuis la victoire historique de l’atharisme (traditionalisme) sur les partisans de la raison tant au plan juridique que théologique, le ‘aql a incontestablement été disqualifié dans le contexte religieux.

La raison et le principe islamique de responsabilité

La marginalisation de l’école d’Abu Hanifa, partisan du jugement personnel du juriste fondé sur la raison (رَأْي), au profit d’autres écoles, et surtout l’influence d’Ibn Hanbal sur la disqualification de la raison, de la théologie rationnelle et de la discussion savante, disciplines et approches rendues caduque par la Révélation islamique, témoigne de ce paradigme de l’imitation servile et coupable, et de cette démission de la responsabilité (al masouliya) des clercs musulmans (savants, juristes, intellectuels, imams, enseignants). Un sens de la responsabilité que le questionnement implique (masouliya dérive de la racine verbale SA A LA, signifiant demander, questionner, nda) et que la raison impose.

Les effets délétères de cette victoire se font ressentir jusqu’à présent dans les discours des prédicateurs, suiveurs, imitateurs, qui ont la condamnation facile et la démonstration labile. La tradition islamique porte les marques de cette ligne de fracture qui a opposé un fidéisme rigide, obsédé par la peur de la déviance, et qui a su développé un ressentiment durable contre la liberté humaine et le sens de la responsabilité, face à une tendance poussée et portée par le souffle divin de l’intelligence, prête à s’enquérir et à porter à bout de bras le poids de la « amana » divine.

Comment expliquer ce rejet viscéral de la raison ?

Dans la généalogie qui nous mène à ce questionnement, nous rencontrerons la figure incontournable d’Ibn Hanbal. Figure savante très respectée dans le monde sunnite, maître du hadith, auteur du monumental recueil du Musnad (ahadiths classés par compagnon), Ibn Hanbal est le héros de la tradition du hadith face aux innovations blâmables.

Si nous penchons l’oreille du côté des historiens, la Mihna apparaît comme l’élément déclencheur des tendances anti-rationalistes du muhhadith irakien. La Mihna (محنة خلق القرآن, épreuve à propos de la création du Coran) désigne la période d’environ quinze années durant laquelle le dirigeant ‘abasside Al Ma’mun et ses successeurs ont imposé la croyance mu’tazilite du Coran crée aux représentants musulmans du savoir.

La Mihna, imposition de la croyance mu’tazilite du Coran crée, dura quinze ans.

Ibn Hanbal, du fait de sa réputation de collecteur du hadith dans plusieurs pays, de sa renommée et du respect qui entourait son nom, avait été une cible de choix dans cette persécution. Refusant de reconnaître ce dogme, Ibn Hanbal fut emprisonné, flagellé, puis interdit d’enseignement et placé en résidence surveillée. La durée et la dureté de ce traitement ont incontestablement contribué à durcir ses positions personnelles contre les partisans de la raison, ahl al ‘aql, identifié souvent avec les mu’tazilites et les philosophes (al falasifa).

Les effets contre-productifs de la Mihna

L’épisode fâcheux de la Mihna ne suffit pourtant pas à expliquer ce rejet hanbalite du ‘aql. La méthodologie basée sur le naql consistant à « transférer » le sens immédiat du texte sans jamais l’interroger, l’analyser, le questionner ou l’interpréter, méthodologie littéraliste caractéristique du hanbalisme a, de toute évidence, exercé une influence majeure dans l’histoire de la pensée islamique. Une méthodologie littérale restée au plus près des textes et refusant tout avis ou jugement qui ne serait pas l’expression la plus immédiate des sources scripturaires de l’islam.

C’est ainsi que l’un des maîtres d’Ibn Hanbal, Abderrahman ibn Mahdi présentait cette position : « Il est interdit à un homme de parler d’une question de religion à moins qu’il ne se base sur quelque chose qu’il a entendu d’un narrateur fiable (tiqa). »1

La marginalisation de la raison s’est manifestée à plusieurs niveaux. Au niveau juridique, nous l’avons dit, par une éviction allant pour Ibn Hanbal jusqu’à l’excommunication2 de toute personne s’appuyant sur la littérature juridique d’Abu Hanifa, partisan du ra’y, dans le droit et la jurisprudence islamique.

La disqualification inaugurale du kalam

Ce rejet s’exprimera avec une ferveur purgatrice bien plus forte dans la condamnation du kalam (la Parole), discipline équivalente à la théologie et qui a pris ce nom en référence à la controverse autour du statut du Coran créée ou incréée.

L’emploi de la dialectique, du raisonnement, de la déduction, de l’inférence et de toutes les modalités propre au ‘aql que l’on retrouve dans le kalam, qui reprend également à son compte le vocabulaire de la philosophie grecque, a justifié pour les atharites le rejet du kalam. Ibn Hanbal et ses suivants ont considéré que le recours à la raison discursive en théologie a mené les musulmans vers l’innovation et l’errance des courants jahmite, qadarite, murdjite et surtout mu’tazilite.

La première grande école historique du kalam étant le mu’tazilisme, ses thèses et leur imposition politique par le pouvoir ‘abasside créa une haine anti-rationaliste. L’ash’arisme semblait avoir triomphé de ce rejet hanbalite par sa proposition d’une synthèse entre l’approche mu’tazilite et l’anti-théologie hanbalite, doctrine théologique qui remporta un franc succès jusqu’à détrôner provisoirement le hanbalisme de l’orthodoxie islamique sunnite en matière de théologie.

Ibn Hanbal, le précurseur

Entre temps, le wahhabisme et la montée en force du salafisme moderne ont renoué avec le geste purificateur d’Ibn Hanbal. La quête d’un retour radical aux origines, sans compromission, s’est donc faite au prix d’une tempête dévastatrice. Les médiations et les écoles furent écartées ou minimisées au profit d’un magistère du texte par le texte et pour le texte. L’ash’arisme lui-même a incontestablement reculé et fait les frais de plusieurs décennies de diplomatie saoudo-wahhabite.

En son temps, Ibn Hanbal n’appréciait pas que les élèves prennent connaissance des avis personnels de Malik, As-Shafi’i, a fortiori d’Abu Hanifa et des autres savants. Face au texte, il n’y a rien. Plus de sujet. Le hanbalisme3 de son fondateur est une doctrine4 de l’anti-sujet. La seule manière d’abolir la faute, l’erreur, le risque de déviance est d’interdire la raison, la pensée, la réflexion, le jugement personnel. La doctrine de l’auteur du Musnad ne tolère pas la moindre autonomie intellectuelle. Pas de mise en danger, pas de place pour la décision, principe de précaution oblige.

Série consacrée à l’imam Ahmad ibn Hanbal.

Les éléments de cette doctrine furent, à l’époque, mis en œuvre contre l’un des précurseurs du kalam sunnite, le soufi al Harith al Muhassibi. Ce dernier subit jusqu’à sa mort un embargo5 de la part d’Ibn Hanbal et de ses élèves, qui exerçait en ce temps une influence certaine à Bagdad et jouissait d’une légitimité que la Mihna n’avait pu qu’augmenter.

Pour quelles raisons Al Muhassibi fut-il marginalisé à Bagdad ?

Al Ghazali, dans son Munqidh mina dalal (la délivrance de l’erreur) revient sur un échange entre Al Muhassibi et Ibn Hanbal qui éclaire très précisément l’objet central du reproche que le maître du hadith adressait au maître de la psychologie ésotérique.

En voici la teneur : « Ahmad b. Hanbal a rejeté les réfutations écrites d’al-Harith al-Muhasibi contre les Mu’tazilites, alors al-Harith a dit : « Réfuter l’innovation (al-bid’a) est un devoir obligatoire (fard) » et Ahmad a répondu : « En effet, mais vous mentionnez d’abord leur point de vue déviant (subha) et vous y répondez ensuite ; quelle garantie avez-vous que quelqu’un n’examinera pas ce point de vue déviant de telle sorte qu’il reste gravé dans son esprit et qu’il ne sera pas attentif à la réponse, ou n’y prêtera pas attention sans en comprendre toute la signification ? »6

Ibn Hanbal n’avait pas confiance en la capacité des procédés démonstratifs développés au sein du kalam et plus généralement des ressources de la logique et de la raison spéculative, au point où il les rejetaient de l’ensemble des dispositifs disciplinaires du savoir islamique (le ra’y dans le fiqh, le ‘aql tel qu’il s’est développé dans le kalam, la méfiance à l’égard de l’exercice du tafsir, etc).

Conflit de souveraineté

Cette disqualification de la raison s’est opérée sous des formes très variées. La forme la plus frontale, nous l’avons vu, est la mieux identifiable. Il y eut également certaines des formes doctrinales de la première théologie ash’arite7 ou de la para-théologie hanbalite, formes radicalement théocentrées au point d’avoir aboli la totalité de l’expression humaine. Ces formes ont vu un conflit entre la souveraineté de Dieu et la liberté de l’Homme et ont préféré sacrifié la seconde au profit de la première8.

Au nom de la contingence humaine, les détracteurs du ‘aql ne s’efforçait plus de concilier des vues réunissant métaphysique et logique, gnose et raison, leur préférant l’affirmation catégorique tirée du Livre plutôt qu’un ijtihad conciliateur de certaines formulations du Livre ou des sources. Jusqu’à un certain point, la disqualification des philosophes chez Al Ghazali et Ibn Taymiyya participent du même geste, à ceci près que chez ces deux auteurs la raison restait toujours légitime dans la sphère islamique mais devait être préalablement purifiée des influences et des thèses étrangères à l’islam.

Le kalam, source de tous les maux ?

Ce rejet de principe de la raison en contexte islamique, parfaitement absurde au point où ses défenseurs eux-mêmes ne pouvaient se résoudre à le respecter, ne fut pas que le fait de Ibn Hanbal, loin s’en faut. Abderrahman ibn Mahdi l’influença déjà en ce sens. On rapporte qu’il lui fut dit : « Un tel (fulan) a écrit un livre concernant la sunna comme une réfutation contre quelqu’un d’autre ». Il a répondu : « L’a-t-il réfuté avec le Livre de Dieu [c’est-à-dire le Coran] et la pratique de Son Prophète (sunnat nabiyyihi), que la paix et les bénédictions d’Allah soient sur lui ? » On lui a dit : « [Il l’a réfuté] avec la théologie scolastique (kalam) », ce à quoi il a répondu : « Alors il a réfuté le faux avec le faux (batil bi-batil) »9.

Le grand juriste As-Shafi’i lui-même ira jusqu’à dire : « Pour une personne, être affligée de tout ce qu’Allah a interdit en dehors du polythéisme (as-shirk) est mieux que de s’engager dans al-kalam. » et, dans une autre circonstance, vouera ses adeptes à un châtiment symbolique exemplaire : « Mon opinion et ma position (rayi wa-madhabi) concernant ceux qui s’engagent dans la théologie scolastique (ashâb al-kalam) est qu’ils devraient être battus avec des branches de palmier (al-jarid), mis sur des chameaux et promenés parmi les clans et les tribus et qu’il devrait être proclamé : « Telle est la récompense de quiconque abandonne le Livre de Dieu.10 »

Interrogé sur l’attitude à suivre face à un mutakallim (théologien), Ibn Hanbal répondra pour sa part: « Ne vous asseyez pas avec ceux qui s’engagent dans la théologie (ahl al-kalam) même s’ils défendent la pratique prophétique (al-sunna) »11. Ou encore, « celui qui s’occupe du kalâm ne réussit jamais. On n’a jamais vu un homme s’occuper du kalâm à moins que son cœur ne soit suspect.12 »

Les suivants confirmeront dans ses grandes lignes la réception de cette lecture à l’instar d’As-Subki. « Sachez que l’imam Ahmad, que Dieu l’agrée, était très critique envers quiconque parlait de théologie (‘ilm al-kalam) par crainte que cela ne conduise à quelque chose d’inapproprié. Il ne fait aucun doute que garder le silence à ce sujet [kalam] est préférable à condition qu’il n’y ait pas besoin de le faire et en parler lorsqu’il n’y a pas besoin est une innovation (bid’a)13. »

Les incohérences de la position d’Ibn Hanbal

Pour autant, Ibn Taymiyya ne manquera pas de rappeler qu’Ibn Hanbal lui-même avait eu recours à un argumentaire rationnel pour réfuter le jahmisme et le mu’tazilisme. « Ahmad, que Dieu l’agrée, a en fait réfuté les Jahmiyya et d’autres en utilisant des preuves révélatrices et rationnelles, et en même temps il a mentionné leurs opinions et preuves que d’autres n’ont pas fait. En effet, il a présenté en détail leurs opinions et preuves et les a ensuite invalidées en utilisant à la fois des preuves révélatrices et rationnelles14. »

Du côté des chercheurs contemporains, Gavin Picken rappelle, reprenant en partie l’argumentaire d’al- Ash’ari, que le recours des hanbalites à l’argument d’innovation pour disqualifier des disciplines ou des approches bâties par la raison mais inexistantes, en partie ou en totalité, à l’époque des compagnons, ne tenait pas.

« Du point de vue islamique traditionnel, écrit-il, un exemple de cela comprend les principes de la jurisprudence islamique (usul al-fiqh), qui ont été utilisés pratiquement depuis l’époque des Compagnons mais n’ont pas atteint leur maturité avant leur codification chez al-Shafi’i (mort en 204/820) dans al-Risala. D’autres exemples incluent les diverses disciplines du hadith que Ibn Hanbal et al-Razi connaissaient bien, comme la terminologie du hadith (mustalah al-hadith) et les genres biographiques tabaqat et rijal, qui ont été développés uniquement pour authentifier le hadith et qui, n’étaient pas pleinement développés même à l’époque de ces deux éminents traditionnistes.

De même, l’incident religieux le plus controversé de la période, la mihna, a été motivé par une question jamais abordée dans les premières générations de musulmans, à savoir celle du Coran créé et, en effet, Ibn Hanbal lui-même s’est engagé – certes sous la contrainte – dans ce débat pour défendre le point de vue des orthodoxes. Ainsi, nous pouvons conclure que le fait qu’une génération antérieure de savants n’ait pas discuté d’un sujet n’exclut pas son inclusion dans une tradition savante ultérieure15 ».

La réfutation d’al Ash’ari

Abû al-Hasan al- Ash’ari, fondateur du courant théologique éponyme, ne sera pas en reste à l’égard des hanbalites dont il clouera au pilori la docte ignorance dans une épître intitulée : Risâlah fi istiḥsân al-khawḍ fi lm al-kalâm ( justification de l’étude du kalâm).

«Il y a des gens qui ont fait de l’ignorance leur capital, qui ont trouvé lourde la spéculation en matière de religion, se sont penchés vers l’imitation, ont attaqué ceux qui recherchent les principes de la religion, les accusant d’égarement. Ils ont prétendu que traiter du mouvement, du repos, du corps, de l’accident, des couleurs, des générations, de l’atome, du saut (tafrah), des attributs de Dieu est une hérésie et un égarement. Ils ont dit : si c’était de la foi , le Prophète les aurait traités, et aussi ses successeurs et ses compagnons.

Car le Prophète n’est pas mort avant qu’il parle de tout ce dont on a besoin en matière de religion, et il l’a bien élucidé, ne laissant rien à quiconque viendrait après lui , en tout ce qui touche aux besoins des musulmans en matière de religion, ce qui les rapprocherait de Dieu et les prémunirait contre sa disgrâce. Puisque rien n’a été rapporté du Prophète concernant ces notions-là , il est donc établi que parler de ces choses est une hérésie, la recherche dans ce sens est un égarement, car si cela était bon, il n’aurait pas échappé au Prophète et à ses compagnons, et en auraient parlé16. »

Fidéisme islamique versus rationalisme

Les études les plus sérieuses de l’orientalisme savant confirmeront ce clivage entre littéralisme scripturaire, préservé de tout recours au moindre raisonnement, et usage confiant et responsable du ‘aql et de ses outils en contexte théologique.

C’est ainsi qu’un Henri Laoust exposera de manière synthétique le crédo de la « théologie hanbalite » en ces termes : « Le fidéisme initial de cette théodicée fait, à tous, le devoir de croire, sans se demander « comment » ni « pourquoi » (bila kayf, nda), à un Dieu de justice et de miséricorde, qui non seulement a créé le monde (khalq) et lui a donné une Loi (amr), mais qui, à chaque instant, dans sa toute-puissance, mène les êtres qu’il a créés vers la fin qu’il leur destine17. »

Cette sainte ignorance peut être pratiquée à l’échelle des croyants du quotidien, aucunement au niveau des élites, des penseurs, des théologiens, de l’avant garde indispensable à toute organisation humaine. Il existe des limites à la raison humaine en contexte théologique. Les sources le disent et la raison le dit d’elle-même. Mais tant que ces limites ne sont pas atteintes, il ne convient pas de les invoquer. La vérité a des droits que la raison ne saurait ignorer, au risque de semer les graines mortelles d’un nihilisme religieux plantées dans une terre labourée par la vacuité d’un non sens circulaire .

Pour revenir sur l’histoire de l’usage de la raison en islam, Louis Gardet mentionne dans son « Introduction à la théologie musulmane », un lien entre l’emploi de la raison en contexte juridique (fiqh), puis son développement en contexte théologique (kalam).

« Ce qu’il faut retenir de cette formation du fiqh et de son développement en ce qui concerne la genèse du kalâm, c’est la place que prend la logique dans les discussions juridiques, du moins chez les partisans du ra’y, une logique spéciale encore, « logique ancienne », toute centrée sur le qiyâs mais qui déliera les esprits et leur donnera l’habitude de retourner dialectiquement une question sous toutes ses faces . On verra chez les hanafites une recherche du « motif causal » (‘illa) faisant figure de moyen terme dans un qiyâs qui tendait à se rapprocher d’une démarche syllogistique.

Mais comme il ne pouvait s’agir que du passage du particulier au particulier, les hanafites « se perdirent dans cette recherche interminable des causes logiques ». Cette formation juridique est à retenir car avant d’être un savant en kalâm, le docteur musulman est un faqîh c’est-à-dire un juriste rompu aux méthodes dialectiques et qui ne manquera pas d’appliquer aux questions théologiques les habitudes de son esprit18. »

La raison, du fiqh au kalam

L’évolution de l’usage du raisonnement en contexte islamique du droit vers la théologie (kalam) s’explique aussi et surtout par les fonctions que le kalam devait assumer dans les controverses et les influences méthodologiques opérées à la faveur de la rencontre avec les autres théologies et la philosophie grecque.

« A Damas l’Islâm avait rencontré la théologie chrétienne ; à Baghdâd , il rencontre la philosophie grecque (…) La Logique d’Aristote, sa Physique, sa Métaphysique faisaient irruption dans la pensée musulmane : sur le plan spéculatif, celui-là même du kalâm, l’influence fut décisive. Il y eut en effet chez les penseurs musulmans comme une espèce d’ivresse intellectuelle . La raison, découvrant sa puissance, se jeta sur les problèmes religieux avec audace, voire avec témérité, au grand scandale des conservateurs tout attachés à la lettre du Coran et de la Sunna, méfiants à l’extrême à l’égard de toute « innovation19 » (bid’a). »

Les exigences de la foi islamique

Mais Louis Gardet voit dans ce conflit autre chose que le simple rejet de la raison. Il s’agit bien davantage, selon lui, d’une volonté de préserver la nature même de l’expérience islamique et de l’esprit de la religion face à des tentatives de modifier, recréer, transformer le matériau brut de la source divine reçue à travers l’emploi de la raison. Le témoignage, également, de l’impuissance définitive de la raison de rendre compte des réalités divines, témoignage dans lequel les soufis rejoindront les traditionistes mais sur un autre plan.

« Chez les plus grands des hanbalites qui ont attaqué le kalâm, écrit Gardet, ce n’est pas tant le mépris de la raison qui domine ; on retrouve bien plutôt quelque chose de cette vibration de l’âme face aux exigences de la foi (…) le tort des hanbalites fut peut-être de faire de cette revendication-là une condamnation du kalâm ; le tort des mutakallimûn fut peut-être de ne point voir les limites légitimes ainsi apportées à l’objet de leur discipline20. »

« Nous pouvons donc comprendre, ajoute encore Gardet, que les croyants de type hanbalite ou les mystiques du tasawwuf aient porté souvent des jugements fort durs contre le kalâm, qu’ils aient vu dans la scolastique des mutakallimûn comme une trahison des profondeurs de leur foi . Mais nous croyons aussi pouvoir défendre en quelque sorte le kalâm, sur un plan limité, contre ses sévères censeurs musulmans. Nous aurons à prendre le kalâm selon la fonction indispensable mais secondaire qui lui est propre.

Et il nous apparaîtra que certaines de ses limites, sur lesquelles nous aurons à revenir, certaines systématisations unilatérales par exemple de l’enseignement coranique concernant les « actes de Dieu » et ses relations avec sa créature, ne sont peut-être point un échec imputable à des erreurs de méthode : mais le prix, dans ce travail de défense discursive , d’une fidélité à une adhésion de foi dont les données explicites sont sans cesse transcendées par un contenu implicite, et ici informulé, sinon dans le silence du mystère divin lui-même21. »

Préambule d’un bilan

A la lumière de ces développements, quel bilan nous faut-il tirer de cet héritage historique lourd de conséquences sur le présent et l’avenir du monde musulman ?

Il nous faut le redire en préambule de cette conclusion : cette évolution négative et réactionnaire du fidéisme proto-hanbalite et son influence sur la psyché musulmane est toujours présente. Par sa force d’inertie, ce fidéisme des anciens est, à l’image de Dieu, immuable. Du moins, tel se perçoit-il. Or, aucune doctrine ne peut être immuable car l’immuabilité est l’autre nom de la perfection.

Pour paraphraser l’argumentaire de Spinoza dans le « Court traité », Dieu est immuable car Il ne peut changer vers un mieux, ni décliner vers un moins. Il est la perfection absolue. De cette considération théologique essentielle, nous pouvons déduire qu’aucune doctrine humaine ne peut demeurer totalement inchangée au fil des siècles.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’atharisme d’avoir, en pétrifiant la doxa produite par les Anciens, crée une allée de stèles funéraires que l’on vénère, au risque de se perdre. Pourtant, « La tradition n’est pas le culte des cendres, mais la transmission du feu » prononçait, à juste titre, Jean Jaurès dans un discours. A présent, la flamme vacille, le vent de l’esprit se lève, les cendres se dispersent.

En disposant autour de nous la tradition savante de l’islam comme un monument nous cachant la vue du présent et nous privant de la perspective d’une réactualisation vivante et future du religieux, les partisans de l’atharisme ont commis une erreur. Les monuments ne sont pas des lieux qui abritent les vivants mais les morts. Nous ne vivons pas dans un monument quelconque car un monument est un musée extérieur fait pour être vu et su, témoin d’un passé glorieux et intouchable car révolu.

Le contre-sujet hanbalien

L’islam n’a pas été révélée il y a quatorze siècles pour construire des cimetières et le Prophète n’a pas fait de nous des gardiens de tombes. Cette fidélité illusoire aux Anciens, au point de s’interdire la moindre initiative, a plongé la communauté musulmane dans une médiocrité qui menace de la détruire à long terme.

Le geste hanbalien, en vouant l’intelligence humaine aux gémonies, a jeté les bases d’une conception innovatrice d’un contre-sujet musulman, innovation blâmable à n’en pas douter. La déresponsabilisation du sujet musulman qu’elle a généré, nié radicalement en tant que tel, a été reconduite sans cesse par la grâce de deux piliers fondateurs : confirmation et conformation à l’égard des anciens.

Elle a donné naissance à un paradigme de la peur à l’égard de toute déviance, paradigme toujours actif, et a ignoré que la même faculté humaine ( la raison), parfois à l’origine de nos erreurs et de nos fautes, était également capable de les corriger.

En tant qu’humains, nous avons été mandatés pour marcher, non pas dans l’ombre du Prophète, mais sur ses pas, ce qui implique une relative autonomie du sujet comme condition de sa responsabilité. Il n’y a là aucune contradiction avec le déterminisme divin absolu qui intègre, sur le plan métaphysique, cette autonomie relative dans sa détermination totale et c’est à cette seule condition qu’elle devient possible.

Cette conception d’un contre-sujet, compensé par l’infaillibilité du Texte, a été substitué au sujet. Face à l’autorité du texte, le sujet s’éteint. Nous pouvons parler dans ce cas de figure d’un infaillibilisme par résorption du sujet dans et par le Texte. La radicalité de cette conception ne suffit pourtant pas à combler ses lacunes étant donné que tout accès au langage passe par la raison, le Logos signifiant à la fois la parole, le discours écrit et la raison. Là où il y a parole et écrit, il y a nécessairement raison.

Par ailleurs, cette conception d’une autorité fondée sur la seule circularité littérale du Texte émane bien d’un jugement intellectuel préliminaire qui fonde et transmet cette conception, même si par la suite elle se dissout elle-même dans la seule autorité du Texte.

Un paradigme à l’agonie

Cette approche dominante a atteint un stade avancé de décomposition. La médiocrité générale qu’elle a produite menace désormais de faire écrouler l’édifice.

La quasi absence de pensée islamique contemporaine, la procédure d’étouffement en amont de toute émergence d’intellectuels, de penseurs, de théologiens véritables, de théoriciens des fondements, de philosophes de la religion, a condamné toute possibilité de renaissance de la pensée.

Les universités du monde musulman traduisent, dans leur globalité, cette misère intellectuelle. Fondées sur la seule répétition incantatoire d’un passé définitivement dépassé, incantation destinée à conjurer l’impuissance du présent et la peur de l’avenir, ces universités ont pour la plupart institutionnalisé la fatalité qui déchire l’âme et l’esprit du monde musulman.

La méthodologie, l’esprit et le paradigme qui les animent rend impossible tout emploi et toute revendication du terme de « science ». La science critique, interroge, questionne, vérifie, remet en question ce qui doit l’être et ne craint pas la vérité, même si la science moderne, rongée de l’intérieur par le scepticisme, a fini par renoncer à cette quête de vérité.

La science ne transforme pas des catégories politiques, comme le consensus (al ijma’), en des catégories savantes. A fortiori, ne sacralise-t-elle pas à outrance des hommes qui ne sont ni prophètes, ni messagers, ni envoyés de Dieu. La science est fondée sur le discernement, la justesse et l’intégrité intellectuels, non sur des injonctions humaines non révélées.

L’urgence de renouer avec l’épistémologie coranique

Ces institutions contemporaines où se produisent la doxa islamica et les clercs qu’elles ont formé sont plus que jamais les témoins cruels de toute la distance qui sépare notre époque du Message coranique et de la sagesse prophétique. Faut-il encore rappeler à quel point le Coran interpelle en permanence la raison des Hommes, les enjoignant à raisonner, méditer, comprendre les signes du Livre et les signes du monde et à leur rappeler qu’il n’est pas de salut possible dans le renoncement à l’intelligence22 ?

Il existe toute une épistémologie islamique du Livre de Dieu fondée sur cette intelligence, sur le devoir d’observer, d’argumenter et d’apporter ses preuves dans toute affirmation catégorique.

Voici, pour conclure ce texte, quelques passages qui l’attestent :

Coran : 2, [44] « Seriez-vous hommes à ordonner de faire le bien, tout en oubliant de le faire vous-mêmes, alors que vous récitez la Lecture ? N’êtes-vous donc pas raisonnables ? » (littéralement, ne faites-vous pas le lien ?, nda)

Coran, 8 [22] « Les plus viles des bêtes au regard de Dieu sont celles qui, sourdes et muettes, sont incapables de raisonner. »

Coran, 10 [42] « Il en est parmi eux qui viennent t’écouter. Mais pourras-tu jamais te faire entendre des sourds, s’ils ne veulent pas raisonner ? »

Coran 13 [4] « Et la terre ne comporte-t-elle pas des terrains qui se touchent et qui sont complantés de vignes, de céréales et de palmiers-dattiers, en touffes ou solitaires ? Et bien qu’une même eau les arrose, Nous leur faisons produire des fruits plus savoureux les uns que les autres. N’y a-t-il pas là encore des signes pour des gens qui raisonnent ? »

Coran, 21, 66 : « Comment pouvez-vous alors, répliqua Abraham, adorer en dehors de Dieu des divinités qui ne peuvent ni vous être utiles ni vous nuire ? [67] Arrière, vous et ce que vous adorez en dehors de Dieu ! N’êtes-vous donc pas raisonnables ? »

Coran 37 [156] « Ou tenez-vous à l’appui de vos dires quelque preuve irréfutable ! [157] Apportez alors votre Livre, si vous êtes sincères ! »

Coran 45 [5] « L’alternance de la nuit et du jour, les pluies bienfaisantes que Dieu fait descendre du ciel pour faire revivre la terre après sa mort, ainsi que la variation des vents sont autant de preuves pour des gens qui raisonnent. »

Coran, 59, 14 : « Leur violence les uns à l’égard des autres est extrême. On les croirait unis alors que leurs cœurs sont divisés. Et il en est ainsi, parce que ce sont des gens incapables de raisonner. »

Coran 2 [111] « Les gens des Écritures disent : « Seuls les juifs et les chrétiens entreront au Paradis », exprimant ainsi leurs propres désirs. Réponds-leur : « Apportez-en la preuve, si vous êtes véridiques ! »

Fouad Bahri

1– Al-Isfahani, Hilyat al-awliya IX, p 6.

2– Ibn Abî Ya’lâ, Tabaqât al-hanâbila, I, p. 218. In Daaïf Lahcen. Ibn Hanbal, un faqîh (jurisconsulte) controversé. In Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°51, 2004. Vingt ans de médiation interculturelle euro-méditerranéenne – II – Horizons Maghrébins (1984-2004) pp. 49-6.

3– Il n’est pas question ici de faire le procès de l’école hanbalite mais d’identifier certaines formes spécifiques problématiques qui ont joué un rôle majeur, du point de vue de la généalogie du discours islamique et de son évolution vers une forme manifeste de repli, ainsi que sur l’influence de ce discours, sur l’avenir et le destin de la pensée islamique.

Ces formes se retrouvent, en filigrane, chez Ibn Hanbal qui a extrapolé les conséquences négatives des erreurs ou des positions radicales portées par des acteurs ou des courants fondées ou appuyées par la raison, et par la suite chez plusieurs de ses suivants, mais ces critiques n’engagent pas les savants hanbalites qui s’en sont démarqués.

Il faut ajouter que Ibn Hanbal lui-même n’a pas opté systématiquement pour des positions dures, notamment sur son rapport aux autres courants de l’islam. Selon la notice du traditionniste Al Khatib Al Baghdadi sur le muhhadith de Bagdad, dans son ouvrage Tarikh Madinat Salam, Ibn Hanbal rapportait également des ahadiths de transmetteurs appartenant à d’autres courants de l’islam comme les chiites ou les qadarites, ce qui témoigne également d’une absence de sectarisme.

4– Nous prenons le terme de doctrine dans son sens minimaliste : vision appuyée sur un principe et établie autour de règles de conduite. Voir la définition proposée par le CNRTL.

5– La sanction consistait à ne pas s’asseoir auprès de toute personne professant ces opinions, à ne pas prier derrière elle si elle dirige la prière et à ne pas prier pour son âme au moment de la prière mortuaire. La seconde sanction est caractéristique des tendances innovatrices et la dernière des tendances hérétiques. Les motifs de cette exclusion reposaient sur les tendances « kalamiques » mais aussi, il faut le souligner, « kullabites » d’Al Muhassibi.

Les enseignements d’Ibn Kullab, qui exerça une influence sur Al Muhassibi, relevaient selon Ibn Hanbal de l’innovation, voire même de l’hérésie, et la sanction fut un embargo total s’assimilant à une excommunication non de jure mais de facto. L’emploi de la théologie dialectique était désignée comme une innovation blâmable par Ibn Hanbal et ses partisans.

Plus précisément, à l’origine de cette condamnation, la thèse appelée lufzi bi-l Quran makhluq à savoir que l’articulation humaine dans la lecture du Coran est créée, était condamnée par les hanbalites et perçue comme un vestige inadmissible de la thèse mu’tazilite.

Ahmad ibn Hanbal dira : « Quiconque dit que mon articulation du Coran est créée (lufzi bi-l Qurdn mahluq) alors il est un Jahmi. » (in Ibn al-Jawzi, Manaqib al-Imam Ahmad b. Hanbal, p. 206). et encore : « Ishaq ibn Ibrahim ibn Hani a dit qu’on a demandé à Ahmad ibn Hanbal si quelqu’un devait prier derrière quelqu’un qui dit que son articulation du Coran est créée, il a dit : « Il ne faut pas prier derrière lui, ni s’asseoir avec lui et personne ne doit prier [la prière funéraire] sur lui (ibid, p. 207).» Cette opinion (lufzi bi-l Qurdn mahluq) était celle d’Ibn Kullab et d’Al Muhassibi. L’embargo et la disqualification de ce dernier l’aurait poussé, selon certaines sources, à rejeter cette opinion. En vain.

Gavin Picken déduit naturellement de ces déclarations d’Ibn Hanbal son excommunication d’Al Muhassibi. « La question de l’articulation du Coran n’était pas seulement une question qui ne devait pas être soulevée mais aussi, si quelqu’un le faisait et en plus, y croyait, il était clairement considéré par Ibn Hanbal comme un mécréant (kdfir). Cela est indiqué non seulement par la phrase : « … personne ne doit prier [la prière funéraire] sur lui », mais aussi par la position d’Ibn Hanbal concernant la Jahmiyya en général, à laquelle les al Lufziyya sont comparées dans ces récits. Ainsi, l’opinion d’Ibn Hanbal sur quelqu’un qui considérait que sa propre articulation personnelle du Coran était une création est sans équivoque ; il les considérait comme des non-musulmans et cela suggère que, s’il pensait effectivement qu’al-Muhasibi avait adopté cet article de foi, alors ce serait une raison manifeste pour qu’il le répudie. »

Henri Laoust, pour sa part, ouvre une voie d’atténuation du takfir de certains groupes ou leaders musulmans en distinguant l’excommunication théorique et la mise à l’écart pratique. « A l’excommunication proprement dite, au takfîr, écrit-il, tend ainsi à se substituer le tabdî, la mise à l’écart systématique, à l’intérieur de la communauté, de tout Musulman dont le comportement ou les idées peuvent paraître schismatiques. ».

Le même auteur cite d’ailleurs Ibn Taymiyya d’après lequel « Ibn Hanbal s’était refusé à prendre position sur ce problème ; c’est Abû Tâlib al-Makkî, ajoute-t-il, qui, le premier, attribua à l’imâm Ahmad cette doctrine de la prononciation in créée du Coran, « faisant ainsi naître le premier grand schisme parmi les partisans des Anciens ». Pour Gavin Picken, voir « Ibn Ḥanbal and al-Muḥāsibī: A Study of Early Conflicting Scholarly Methodologies », Gavin Picken, Arabica, T. 55, Fasc. 3/4 (Jul., 2008), pp. 337-361. Pour Henri Laoust, voir Schismes dans l’islam, p 118 et p 399, édition Payot.

6– Al Munqidh mina dalal, « La délivrance de l’erreur », p 17 (édition bilingue, Albouraq).

7– Il fallut attendre la période « moderne » de l’ash’arisme pour voir se développer pleinement l’usage de la raison en contexte théologique islamique. Al Ash’ari, soucieux de concilier son approche avec les hanbalites de son temps, dont l’aval était incontournable pour toute légitimation religieuse, n’a fait qu’introduire partiellement ce raisonnement.

8– Cette option est une impasse et elle s’est manifestée sous la forme d’une théologie islamique absolutiste de droit divin dans laquelle Dieu fait ce qu’Il veut sans avoir à en rendre compte. Al Ghazali, dans son Concis en matière de croyance (al Iqtisad fi-l i’tiqad), ira jusqu’à dire que Dieu peut faire souffrir une bête sans raison. D’autres lectures théologiques étaient et sont possibles, des lectures capables d’associer vouloir divin, savoir divin et souverain bien.

Comme le relevait à juste titre Frithjof Schuon dans son essai L’ésotérisme comme principe et comme voie, Dieu fait ce qu’Il veut car Il est le Souverain Bien et à ce titre, tout ce qu’Il veut ne peut relever que du Bien à un niveau que nous pouvons percevoir ou non. En outre, cette lecture aveuglément absolutiste d’un Dieu qui agit sans règle contredit le célèbre hadith qudsi dans lequel Dieu affirme qu’il s’est interdit à lui-même l’injustice.

9– Al-Isfahani, Hilyat al-awliya, IX, pp. 11-12.

10– ibid, p 104.

11– Ibn al-Jawzi, Manaqib al-Imam Ahmad b. Hanbal, p. 205.

12– Muwaffaq al-Din, ibn Qudâma al-Maqdisî : Taḥrim al- nazar fi kutub ahl al kalám ; éd. Georges Maqdist, avec tr. angl. Londres, 1962.

13– Al-Subki, Tabaqat al-Safi’iyya l-kubra, II, pp. 278-9.

14– Ibn Taymiyya, Bayan talbis al-gahmiyya fi ta’sis bida’ihim al-kalamiyya, éd Muhammad b. Abd al-Rahman b. Qasim,Mecca, Matba’at al-hukuma, 1972,1, p. 474.

15– « Ibn Ḥanbal and al-Muḥāsibī: A Study of Early Conflicting Scholarly Methodologies », Gavin Picken, Arabica, T. 55, Fasc. 3/4 (Jul., 2008), pp. 337-361.

16– Al Ash’ari prolonge l’inventaire avant de présenter une réfutation de ces points caractéristiques du rejet hanbalite du kalam. Voir Histoire de la philosophie en islam, Abdurrahman Badawi, p 12, édition Vrin.

17Schismes dans l’islam, Henri Laoust, p 398, édition Payot.

18Introduction à la théologie musulmane, Louis Gardet, p 44, édition Vrin.

19– Ibid, p 45.

20– Ibid, p 470/471

21– Ibid, p 91

22– Nous nous sommes concentrés, dans ce texte, seulement sur l’intelligence rationnelle. Soulignons que le Coran emploie le terme de ‘aql uniquement dans sa forme verbale, indiquant par là que l’intelligence n’est pas une faculté exclusivement rationnelle. Il existe une intelligence du cœur, une intelligence des sens, de l’esprit, de l’entendement, et même du corps. L’intelligence est, dans son essence, ce qui relie les choses entre elles afin qu’elles soient comprises. Il faut également préciser que l’intelligence rationnelle s’articule parfaitement, dans le paradigme islamique, avec les autres formes de l’intelligence, et qu’elle n’est pas synonyme d’un quelconque positivisme ou rationalisme intégralement fermé sur lui-même.

2 Responses

  1. Salam ! sujet super intéressant. Juste qq remarques :
    -« la science islamique » est entendue comme 1. ensemble de disciplines (l’islam comme objet étudié) ; 2. valorisation islamique des sciences en général.
    -l’article se termine sur cette 2e déf « L’urgence de renouer avec l’épistémologie coranique » = revenir aux passages du Coran qui valorisent l’usage de la raison.
    Mes recherches en histoire des sciences, histoire de la civilisation islamique (his de l’université islamique, his des manuscrits présents encore dans les mosquées/bibliothèques…), en philo et en étude du Coran m’amènent à rappeler une vérité oubliée : « la science islamique » est plus que l’islam comme ensemble de matières « religieuses » ou que la simple valorisation de l’effort de connaître en général. C’est une façon (épistémologie, méthodologie) de connaître et d’aborder tous les sujets de la vie (en partie étudiés en sciences hum et nat). Et cette « façon » doit faire l’objet de notre attention et de nos recherches

  2. En attendant l’avènement du Mahdî et la seconde venue du Christ, le recours aux enseignements du Cheikh al-Akbar Muhyiddîn Ibn ‘Arabî et des Maîtres de son « école » est la meilleure porte pour sortir (par le haut) de cette sclérose. L’oeuvre du Sceau de la Sainteté muhammadienne procède d’une source d’inspiration qui, après lui, ne sera plus accessible pour personne ; elle contient une somme de connaissances et de sciences ésotériques qui s’accompagne d’une fermeture définitive, justement parce qu’elle renferme, elle aussi, le tout ; elle détient l’autorité suprême tant pour ce qui concerne l’orthodoxie des doctrines qu’en matière de convenances et de comportement. L’idée de fermeture incluse dans la notion de « sceau » implique que l’on ne peut plus connaître la nature de ce qui est devenu inaccessible, puisqu’elle est cachée par définition ; ou, plus exactement, on ne peut plus la connaître que dans la forme et dans la mesure déterminées par la fonction akbarienne : son autorité s’étend à tous les saints et à tous les savants sans exception. Où peut-on trouver, aujourd’hui, un savant de l’Islâm, comme l’Émir Abd al-Qâdir, qui se montre en toute occasion le gardien fidèle des prérogatives du Cheikh al-Akbar ?

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