Suivre un avis marginal puisé dans le droit et la jurisprudence musulmane (fiqh) est souvent qualifié de comportement dicté par la passion personnelle (envie, intérêt, lubie de l’ego) et non par un jugement éthique. Mais est-ce nécessairement le cas ? Le non-conformisme est-il par essence préjudiciable ? De quelle passion parle-t-on et le conformisme ne se pare-t-il pas lui-même, parfois, des vêtements de la passion ? C’est toutes ces questions que Dawud Salman, chroniqueur à Mizane.info, explore dans cette dernière contribution.
Ne pas toujours suivre l’avis majoritaire sur une question, revient-il à suivre ses passions ? Il est répandu de nos jours, que des gens disent à d’autres personnes, qui ne sont pas convaincues par la pertinence d’un avis majoritaire, qu’ils suivent leurs passions.
Or, il faudrait déjà se poser les bonnes questions et définir certaines notions. Qu’est-ce qu’une passion ? Comment déterminer qu’un avis serait effectivement la position majoritaire ?
Une passion peut se définir à la fois comme une intention perverse ou malsaine, un état d’esprit déviant, et la volonté d’assouvir un vice ou un désir égoïste, soit en se détournant de l’Ordre Divin, soit en causant du tort à autrui ou inconsciemment à soi-même (tabac, drogue, alcool, etc.).
Le cas emblématique de la musique
Prenons le cas de la musique. A l’époque des salafs, la licéité de la musique (ne contenant aucune parole blâmable) était l’avis majoritaire à Médine (comme le disaient l’imâm Mâlik, Ad-Dhahâbî et As-Shawkânî par exemple), de même qu’au Xe-XIe siècles, selon les régions, la pratique de la musique était répandue, aussi bien chez les gens de la masse que chez les fuqaha.
Par ailleurs, à cause des croisés et des mogholes, nous n’avons plus accès à des millions de manuscrits, dont des dizaines de milliers au moins sur les avis juridiques (sans parler des enseignements oraux qui ne furent jamais retranscrits par de nombreux juristes au fil du temps).
Le musulman qui a les possibilités (temps, accès aux ressources et aux textes) et les capacités intellectuelles (logique et déduction, connaissance des principes, des fondements et des finalités) pour comparer les différents avis entre eux et voir quelle argumentation est la plus solide ou la plus cohérente (…) doit adopter un avis en connaissance de cause.
En outre, à chaque époque, d’éminents savants de chaque école ont autorisé la musique, et même parmi ceux qui l’ont interdit, y ont autorisé malgré tout certaines exceptions, ou alors, les interdictions décrétées l’étaient avec des conditions, et si les motivations de l’interdiction y étaient absentes, alors l’interdiction était levée.
Or, à des époques ultérieures, l’avis majoritaire est devenu parfois l’avis marginal, y compris sur des questions théologiques (selon les régions et les époques, l’asharisme était majoritaire, parfois il s’agissait des hanbalites non-atharites, parfois des mu’tazilites, parfois des shiites duodécimains ou ismaéliens, etc.).
La mise en garde du Coran contre le suivisme
Il est d’ailleurs très rare qu’une personne suive la totalité des avis majoritaires, car souvent, à un moment donné, soit l’avis majoritaire lui semblera incohérent et dénué de pertinence (dans le cas d’une personne pieuse, sincère, altruiste et intelligente), soit l’avis majoritaire contredira ses passions (dans le cas d’une personne suivant ses passions sur certaines choses).
Allâh Lui-même n’a jamais dit dans le Qur’ân, qu’il suffisait de suivre à chaque fois tous les avis majoritaires pour être sûr d’avoir raison sur tout à chaque fois. D’ailleurs, le Qur’ân met même en garde contre le fait de suivre la majorité des gens, si leur avis ne se rattache pas à un principe islamique, une vérité scientifique bien attestée, une réalité spirituelle expérimentée par les saints et les vertueux, etc.
Allâh dit en effet : « Et si tu obéis à la majorité de ceux qui sont sur la terre, ils t’égareront du sentier d’Allâh : ils ne suivent que la conjecture et ne font que fabriquer des mensonges » (Qur’ân 6, 116).
Cela ne veut pas dire que la majorité, sur un sujet donné, à tout le temps tort, mais que l’argument de la majorité, à lui seul, ne suffit pas pour s’assurer de la véracité ou de la fiabilité d’une affirmation ou d’une position, et ce, peu importe les domaines concernés.
Par ailleurs, il se peut que deux personnes qui suivent le même avis, le fassent pour des raisons différentes, et dont l’une suivrait ses passions tandis que l’autre non.
Pureté de l’intention, clarté de l’argumentation
Par exemple, la première personne est sincèrement convaincue de son autorisation, et ne cherche pas à assouvir une passion, à délaisser ou à négliger une obligation (religieuse, familiale, professionnelle, …), son intention est pure et elle ne commet pas une chose considérée à l’unanimité comme étant une chose blâmable ou illicite (comme le meurtre, le vol, la fornication, la calomnie, etc.).
Par contre, la seconde personne (qui) n’a pas purifié son intention pour Allâh, se fiche de savoir si l’avis qu’elle veut suivre est islamiquement et intellectuellement fondé ou non, mais veut juste assouvir un vice ou une chose qui pourrait l’éloigner d’une obligation qu’elle néglige ou méprise, son cas est donc différent, et cette personne, ici, suit clairement ses passions.
Ainsi, on en revient toujours au principe qurânique « apporter votre preuve si vous êtes véridiques » (Qur’ân 2, 111).
Le musulman qui a les possibilités (temps, accès aux ressources et aux textes) et les capacités intellectuelles (logique et déduction, connaissance des principes, des fondements et des finalités) pour comparer les différents avis entre eux et voir quelle argumentation est la plus solide ou la plus cohérente, sur les questions liées aux branches (furû’), ne contredisant en rien ce qui est nécessairement connu et admis dans la religion, doit adopter un avis en connaissance de cause.
D’autant plus quand il s’agit d’un avis défendu par un certain nombre de savants réputés pour leur piété, leur sainteté, leur intelligence, leur humilité et leur science.
La déformation moderniste
Ainsi, même certains réformistes se basent sur des avis anciens (qu’ils soient marginaux ou non) pour justifier leurs positions actuelles.
Cependant, ce qui est blâmable chez eux, c’est l’intention qui motive leurs prises de positions, et les finalités visées, quand celles-ci s’accompagnent d’un rejet du spirituel, d’une obligation, ou qu’ils souhaitent imiter une mentalité moderniste qui est blâmable, et dont un avis ancien, coupé de son ambiance spirituelle, pourrait comporter un certain nombre de dérives, transposer tel quel dans une époque où l’ambiance est dominée par une idéologie néfaste et nocive.
Que le musulman sache, que l’avis qu’il doit ou veut suivre, doit d’abord découler d’une bonne intention de sa part, suivie de l’humilité, de la recherche de la piété, de ne pas causer du tort à autrui ni à lui-même (son corps, sa moralité ou sa santé mentale), et qu’il doit rechercher tout ce qui pourrait réellement l’élever spirituellement, accomplir les obligations religieuses, s’écarter des interdictions claires, et s’abstenir de ce qui pourrait l’éloigner de l’Amour du Divin, de ce qui pourrait corrompre la société ou constituer un mal pour ses proches ou pour ses semblables de façon générale.
Dawud Salwan
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