Le doute n’est plus permis. La guerre des religions aura bien lieu, si l’on en juge les déclarations et les actions lancées au sommet de l’Etat et des institutions françaises. Retour sinueux sur une pente glissante bien française à propos de la laïcité, dans un texte en deux parties signé Fouad Bahri.
Un vent de panique a soufflé sur les fronts suants de peur des technocrates français. Le sondage Ifop sur la perception de la laïcité auprès des jeunes, qui avait montré une forte empathie des lycéens pour les femmes portant le voile, a visiblement laissé des traces béantes. Un désastre pour l’establishment français. Quand on songe à tous les moyens financiers, psychologiques, médiatiques, législatifs et politiques mobilisés depuis plus de trente ans pour éduquer le peuple à la haine du religieux, à la détestation de l’islam, à la hantise du voile et de la visibilité religieuse, toutes manifestations contraires au dogme laïque français, on peut comprendre le désarroi qui a saisi à crocs fermes la gorge des énarques, décideurs politiques, députés, ministres et derrière eux, l’ensemble des réseaux de pouvoirs installés au cœur de la République française.
Oui, les choses se sont bien décantées et la guerre politique ouverte à l’islam ces trois dernières décennies atteint aujourd’hui un niveau d’intensification et de libération de la parole qui ont au moins permis de clarifier les termes du conflit, les acteurs en présence, et les enjeux pour la France.
Nous parlons de guerre des religions car il ne fait plus aucun doute pour personne que la laïcité française est aujourd’hui une religion séculière, aussi curieuse soit cette expression.
De la religion laïque
A ce propos, beaucoup choses ont été dites par les spécialistes du fait religieux. Nous citerons en guise d’illustration ce constat extrait d’une présentation de la nouvelle laïcité par le chercheur et universitaire Farhad Khosrokhavar, sur Médiapart 1.
« Commençons par cette mutation de la laïcité qui était à l’origine principe de gestion de l’Etat et instauration d’une vision de société basée sur l’acceptation des religions mais aussi de l’athéisme dans le strict respect des uns et des autres. La nouvelle laïcité n’est plus ni l’un ni l’autre : il est beaucoup plus que principe de neutralité de l’Etat, elle implique la neutralité religieuse de la société : par exemple, ce ne sont pas les enseignants seuls, fonctionnaires de l’Etat qui doivent respecter la consigne d’absence d’insignes religieux, mais aussi les élèves dans l’école publique ; ou encore, les femmes qui travaillent au sein d’une association liée à l’école publique doivent se conformer à l’absence de voile (il s’agit, on le sait bien, principalement de l’islam) ; ou encore, d’éminents représentants de l’Etat (ministres, hauts fonctionnaires…) délégitiment le voile publiquement. Il s’agit bel et bien de la mise en place progressive de consignes « sacrés » pour contrecarrer une autre religion, principalement l’islam.
Cette nouvelle religion civile a ses prêtres et ses soutiens inconditionnels : ce sont certains grands agents de l’Etat et des intellectuels qui appellent à une forme de guerre sainte contre le djihadisme. Ceux qui ne sont pas d’accord avec ces procédés sont anathématisés, traités « d’islamo-gauchistes », voire de traîtres tout court. Enfin, certains intellectuels et intellectuelles dénoncent « l’abdication » de ceux qui appellent à réfléchir de manière autonome contre ce déchaînement malsain d’attaques violents et de contre-attaques légales (avec des lois de plus en plus répressives et ciblant l’islam on accroît le sentiment d’humiliation des musulmans et certains peuvent succomber à l’extrémisme violent, ce qui, en riposte, engendre des lois et leur application de plus en plus répressive).
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Il ne s’agit plus uniquement d’une « passion française » pour la polémique, mais de la constitution d’une véritable religion néo-laïque, qui, à la différence de la laïcité tempérée, appelle à la guerre sainte, emboîtant le pas à l’islamisme radical dont elle dénonce, à juste titre, l’intolérance fascisante, mais dont l’action devient l’esclave de celui-ci : on emboîte le pas à l’islamisme radical dans un crescendo d’actions et de réactions qui est le déni même de la souveraineté mentale des partisans de la liberté.
Cette religion nouvelle, par ses thuriféraires interposés, engendre à son tour une guerre de religions que la laïcité fidèle à ses origines tentait précisément d’éviter. En effet, au nom de la défense de la liberté d’expression, elle promeut une nouvelle intolérance (des juristes ont dénoncé les restrictions aux droits des citoyens par les nouvelles lois) et surtout, par un déchaînement des passions, engendre provocation, contre-provocation et la descente en enfer pour la société. » Fin de citation.
Beaucoup de choses sont dites dans ce passage, mais pas tout.
S’agit-il réellement d’une mutation de la laïcité française ? En réalité, rien ne permet de le dire catégoriquement, tout au mieux peut-on parler de nouvelles formes et manifestations plus radicales de cette conception laïque. Il semble que les tendances anticléricales les plus véhémentes de la laïcité française aient été plus ou moins présentes depuis longtemps, trouvant l’opportunité de s’exprimer dès qu’une brèche politique le leur permettait.
C’est à l’évidence le cas en France et nous ne citerons que l’exemple de la médiatisation de l’affaire du foulard à Creil, micro-événement local propulsé en son temps au-devant de la scène médiatique et qui a depuis inauguré une funeste marche vers la diabolisation de la pratique religieuse musulmane en France.
A cette époque (1989), il n’était pas question d’attentats ou de terrorisme. Farhad Khosrokhavar se trompe donc : l’anticléricalisme français antimusulman n’est pas fondamentalement une réaction à la violence politique commise au nom de l’islam, il est une donnée récurrente d’une des tendances historiques et idéologiques les plus lourdes de la laïcité française.
Les appareils politiques n’attendent jamais que des événements se produisent pour dérouler le tapis sombre de leurs manœuvres politiciennes, en particulier s’agissant de la gestion relevant d’attributions politiques s’inscrivant dans la longue durée. Ils exploitent plutôt tout ce que l’actualité leur offre de disponibilité pour étayer et justifier ces manœuvres au travers d’un dispositif alternant soft power et hard power.
Pour le comprendre, penchons-nous sur les derniers épisodes politiques du dossier islam.
Nous ne reviendrons pas dans ce chapitre sur la séquence 1989/2005 qui a vu de 2001 à 2004, la préparation de l’opinion publique au vote de la loi interdisant le foulard dans les écoles, et dans le même temps la structuration par Sarkozy du CFCM. Nous ne reviendrons pas non plus sur les multiples épisodes concernant des dépôts de textes et amendements pour interdire le voile à l’université, pour l’interdire à domicile pour les nounous, pour l’interdire toujours à l’école pour les mères accompagnatrices, et ce sans évoquer la loi de 2005 interdisant le port public du niqab et les centaines de polémiques sur le halal, le burkini et toutes les anecdotes du même acabit érigées au rang de symboles de la défense inconditionnelle de la République et de la laïcité, bien qu’en réalité les événements d’aujourd’hui s’inscrivent dans cette même continuité historique. Nous renvoyons les lecteurs à nos nombreux articles consacrés à ce sujet 2.
Nous ne mettrons pas non plus les attentats qui ont endeuillé la France dans cette liste d’événements politiques car ils sont tout à fait à part et relèvent d’une analyse politique spécifique, bien qu’ils aient inévitablement contribué à servir de caution à la politique de confrontation religieuse de l’Etat, nous y reviendrons. Rappelons seulement à ceux qui l’ont oublié que les attentats de 2015 ont été commandités par une filière belge, que l’assassinat de Samuel Paty a été perpétré par un ressortissant russe et ceux de l’Eglise de Nice par un émigré en provenance de Lampedusa. C’est toute la complexité de la question du terrorisme qui implique des considérations géopolitiques, financières, idéologiques, toutes considérations qui débordent largement du seul volet religieux. Les terroristes impliqués dans les attentats en France, même dans les cas où ils étaient eux-mêmes nationaux, ne fréquentaient pas les mosquées et n’étaient pas le produit de la communauté musulmane française. En ce sens, par leur profil de rupture sociale, souvent défini par un passé de délinquance armée, ils n’entrent pas directement en ligne dans notre analyse de la religiosité laïque et de sa confrontation avec l’islam, même si une fois encore cette réalité radicalise la position de l’Etat tout en brouillant la lisibilité de processus bien antérieurs au terrorisme.
Cette clarification faite, revenons sur les épisodes de la dernière saison.
La charte du gouvernement
Après le discours des Mureaux du président de la république qui annonçait les grandes lignes de la loi contre le séparatisme, après le vote de cette loi visant exclusivement la communauté musulmane française à travers ses associations religieuses, ouvrant la voie à leur dissolution, pour faire passer un « message », visant également la répression de pratiques supposément inscrites dans le code génétique musulman (excision, polygamies, mariages forcées) et à l’interdiction de tout financement étranger du culte musulman, la prise de contrôle politique intégral de l’islam par l’exécutif a nécessité la création de nouvelles structures dédiées à ce job.
Le Conseil national des imams et la fameuse charte des principes de l’islam de France devaient parachever ce dispositif politique de prise de contrôle de l’islam par l’Etat français. Du moins l’espéraient-on en haut lieu.
La résistance de trois fédérations musulmanes (CCMTF, CIMG, Foi et Pratique), le double jeu de la Grande Mosquée de Paris et ses manœuvres dans les coulisses pour faire affaiblir le CFCM ont changé la donne et enterré le Conseil national des imams, initialement prévu pour labelliser les imams en leur fixant une feuille de route et une ligne de conduite. Cette tâche, la charte des imams était censée la définir. Ce qui n’était pas au menu des appétits du locataire de la Place Beauvau qui a dicté en catimini une nouvelle charte injonctive, renommée charte des principes de l’islam de France, destinée à soumettre les fédérations musulmanes à la suprématie, non plus seulement politique et juridique, mais idéologique cette fois de l’Etat.
Instrument de coercition mobilisé par l’exécutif français, la charte, qui n’a aucune légitimité dès lors qu’elle a été imposée et refusée par la quasi-totalité des clercs musulmans, servira néanmoins de pique républicaine pour pourfendre les récalcitrants. La CIMG en a fait les frais sur son projet d’école à Albertville et son droit à une subvention municipale pour le financement de la mosquée Eyyüb Sultan à Strasbourg.
Cette séquence a vu également la radicalisation complète du discours et de l’action politique qui ne prend presque plus aucun gant dans sa lutte pour la domestication complète de l’islam français. Evidemment, le combat idéologique se fait toujours en deux temps. Dans un premier temps, on désigne comme ennemi, non pas l’islam mais l’islam politique, le fondamentalisme, etc, pour y intégrer dans un second temps tous les attributs rituels ou moraux de l’islam (port du voile, pratique de la prière sur le lieu de travail, visibilité religieuse, etc). Le travail de diabolisation, tout comme Rome, ne s’est pas fait en un jour. Trente ans de basse besogne.
Aussi, on comprend mieux que les résultats du sondage Ifop auprès des jeunes sur la laïcité aient servi de prétexte à une nouvelle phase de la Reconquista par le haut des territoires perdus de la conscience française, à travers le lancement des états généraux de la laïcité. Nous allons y venir.
Avant cela, un mot sur la gestion exclusivement sécuritaire de la part de l’Eglise laïque de France, gestion particulièrement intéressante à analyser.
En France, toute approche de la laïcité est systématiquement abordée comme une casuistique de gestion des situations où la laïcité ne serait pas respectée. A l’école, en entreprise, dans les administrations, les hôpitaux, tout est fait pour créer les conditions psychologiques d’un conflit permanent qui permettra à chaque fois de durcir un peu plus le régime civil de la laïcité au nom des menaces qu’on aurait fait peser sur elle. Les cas d’individus usant d’une forme de violence psychologique ou physique pour imposer leurs convictions religieuses, cas exceptionnels, ne modifie en rien le schéma général de ce modèle de gestion sécuritaire du régime laïque français.
Là-encore, les choses se produisent en deux temps. Dans un premier temps, comme l’a rappelé Farhad Khosrokhavar, on procède à une extension maximale de la notion de laïcité, devenue totalitaire, pour ensuite dans un second temps reprocher le fait qu’elle soit régulièrement violée et profanée, étant entendu qu’on a rendu possible cette violation par son extension et que chaque violation va justifier une nouvelle extension, et ainsi de suite.
Dans cette perspective, la laïcité n’est jamais un principe de liberté, toujours une limite à l’expression religieuse perçue comme un mal. Il ne s’agit plus d’une laïcité de neutralité de l’Etat mais de neutralisation de la religion.
La liquidation de l’Observatoire de la laïcité, jugé trop mou, est l’acte politique emblématique de cette vision d’une police des mœurs laïques devant régir la vie française, l’exécutif ayant jugé bon de se doter prochainement d’une institution de combat propre à mieux servir ses objectifs politiques en la matière et à défendre sa ligne idéologique « religieuse » de la laïcité.
Comme l’a bien démontré Jean Baubérot, pape de la laïcité française excommunié de toutes les instances officielles de l’Etat, jugé trop dangereux pour sa mesure universitaire, ses références historiques et sa trop grande maitrise du sujet, le gouvernement a adopté la ligne historique des opposants d’Aristide Briand et Ferdinand Buisson, les deux hommes clefs derrière la loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée en 1905. Adoption visible notamment dans l’ouvrage commis 3 par la porte-voix du gouvernement sur la laïcité, l’inénarrable Marlène Schiappa.
La laïcité, fille du christianisme et de la Révolution
Mais alors, au bout du compte, qu’est-ce que la laïcité ? Le double dispositif lancé par le gouvernement à travers les états généraux sur la laïcité et la création d’une chaire au CNAM, étaient censés répondre à cette question.
Penchons-nous un moment sur ce qu’en dit le philosophe Pierre Henri Tavoillot qui a participé au lancement et à l’investiture de cette chaire.
L’homme a expliqué que la laïcité s’articulait autour de trois principes. La liberté totale dans la sphère privée. La neutralité religieuse et politique dans la sphère de l’Etat. La discrétion dans la sphère de la société civile.
Le philosophe a également rappelé la double filiation de la laïcité, fille du christianisme et de la Révolution.
La filiation chrétienne aurait anticipé la distinction entre le régime théologique et politique (Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu), promu une religion de la foi et non de la loi, une religion où les observances sont secondaires par rapport à l’intérieur (les intentions). Cette base aurait permis à son tour la distinction entre religion et morale, au point où on a considéré que Dieu était une hypothèse dont on pouvait se passer, selon les mots de l’orateur. Religion de la sortie de la religion, disait Marcel Gauchet.
La Révolution française a quant à elle fait passer la source de l’autorité et de la loi de la Transcendance à l’immanence, puis a mis fin aux communautés en affirmant l’émergence de l’individu.
L’humanisme abstrait qui considère l’homme comme une réalité abstraite indépendante et irréductible de ses qualités définit l’idée laïque, toujours selon Pierre Henri Tavoillot. L’Homme n’est pas réductible à ses appartenances, il existe comme être digne en soi. « Tous les humains sont grands, aucune autre civilisation n’a dit cela », a-t-il déclamé dans une défense identitaire de la civilisation européenne et française.
Avant d’analyser cette présentation de la laïcité, évoquons cette anecdote très illustrative de la vision du religieux par les décideurs politiques et les élites intellectuelles français. M. Tavoillot raconte avoir voulu expliquer à un étudiant américain ce qu’était la conception française de la laïcité à travers la métaphore du saloon américain et de la règle du dépôt d’arme avant d’entrer.
Comprenez : la société est un saloon et les religions sont des armes. Si vous entrez avec votre arme, sachez que tous les autres en ont une également. Si vous rentrez sans arme, vous pourrez ressortir plus tard avec votre arme, expliquait-il. Edifiant !
On est en droit de se demander comment une telle vision du religieux peut encore garantir la moindre liberté ou le respect par l’Etat des croyances des fidèles/citoyens, à partir du moment où l’Etat qui est l’arbitre politique des croyances de la société civile considère lui-même à travers sa doctrine que la religion est un mal, un danger social à contenir, et autant que possible à évacuer de la sphère publique. Ce qui contredit là encore le fait que toute liberté, dans un régime politico-juridique de droit, est avant toute chose une liberté publique, ou elle n’est pas.
Fouad Bahri
Notes :
2– https://www.mizane.info/la-france-et-le-voile-trois-decennies-de-dissensions/
https://www.mizane.info/au-senat-les-sorties-scolaires-pour-les-meres-voilees-cest-fini/
3– https://www.nouvelobs.com/idees/20210422.OBS43136/marlene-schiappa-et-les-ripoux-de-la-laicite.html