Muhammad Manzoor Malik est professeur adjoint et directeur du programme de philosophie et de religion à l’Université Assomption de Thaïlande. Dans une contribution intitulée « Approche islamique de la pensée critique », il expose ce qu’on appelle l’argument ad hominem, sa définition et les limites de son emploi légitime dans le cadre des études islamiques. A lire sur Mizane.info.
L’argument ad Hominem, selon les définitions susmentionnées, a deux formes : (1) l’opinion d’une personne est désapprouvée en attaquant la personne, et non l’argument ; (2) l’opinion d’une personne est désapprouvée en raison de la combinaison de ses croyances. Cette erreur informelle est répandue dans la majorité des sujets et des discours sur la religion, l’histoire, la politique et les questions sociales. En ce qui concerne l’argument ad hominem, les principales sources islamiques fournissent des lignes directrices et des principes fondamentaux qui peuvent aider à construire une perspective solide et ferme sur le sujet.
Dans le Coran, il semble y avoir une distinction entre deux types de savoir : le savoir transmis (al-ulum al-naqliyah) et le savoir intellectuel, rationnel et empirique (al-ulum al-aqliyah). Le premier type de connaissance est celui qui s’est transmis de génération en génération par narration (rivayah) et il en existe de nombreux types : pur et vrai, déformé, fabriqué, interpolé, etc.
Pour tout désaccord lié à ce type de connaissance, le Coran exige des preuves solides et des documents authentiques des parties en conflit (Coran, 2 : 111). Le Coran fait également appel à la possibilité physique et à la raison pour évaluer la véracité de ce genre de connaissances. A propos de Marie, et concernant la possibilité physique de naître d’une naissance virginale, le Coran déclare : « La similitude de Jésus devant Allah est comme celle d’Adam ; Il le créa de poussière, puis lui dit : « Sois ». Et il fut » (Coran, 3 : 59).
Concernant le deuxième type de connaissance, à savoir la connaissance intellectuelle, rationnelle et empirique (al-ulum al-aqliyah), le Coran exige l’usage de l’intellect (al-aqil) et des sens (hawas). pour toute opération de vérification et de plausibilité. Cette connaissance pourrait être qualifiée de connaissance rationnelle (al-ulum al-aqliyah). Et la connaissance rationnelle au sens large comprend à la fois la connaissance intellectuelle, rationnelle (al-ulum al-aqliyah) et empirique (al-ulum al-tajribiyah).
À cet égard, le Coran mentionne les sens (hawas) et l’intellect (raison et cœur, al aql wal qalb) dans de nombreux versets.
Concernant les sens (hawas), le Coran les prend dûment en considération comme moyen de connaissance : « C’est Lui qui vous a fait sortir du ventre de vos mères alors que vous ne saviez rien ; et Il vous a donné l’ouïe, la vue, l’intelligence et l’affection afin que vous rendiez grâce (à Allah) » (Coran, 16 : 78). « Ne regardent-ils pas les chameaux, comment ils sont faits ? Et le ciel, comment est-il élevé ? Et les montagnes, comment sont-elles fixées ? Et la Terre, comment s’étale-t-elle ? » (Le Coran, 88 : 17-20).
Concernant l’intellect (raison et cœur, al aql wal qalb), le Coran le place à un stade très élevé dans la compréhension et comme moyen de connaissance. L’intellect est la combinaison de l’esprit et du cœur. Lorsqu’il aborde l’opération de compréhension, le Coran s’appuie parfois sur le raisonnement et parfois sur le cœur. Il semble qu’il existe un lien entre le cœur et le raisonnement et que leur fonctionnement conjoint pourrait être qualifié d’intellect.
Le Coran encourage incontestablement les gens à raisonner car lorsqu’il déclare : « Et c’est Lui qui accorde la vie et donne la mort ; et c’est à Lui que revient l’alternance de la nuit et le jour. N’allez-vous donc pas raisonner ? (Le Coran, 23 :80). « … N’utiliserez-vous donc pas votre raison ? » (Le Coran, 28 :60). D’un autre côté, le Coran encourage les Hommes à utiliser leur cœur pour comprendre, lorsqu’il déclare : « Ne méditeront-ils pas sur ce Coran ? Ou y a-t-il des verrous sur leurs cœurs ? » (Le Coran, 47:24).
L’argument ad hominem et la connaissance transmise (al-ulum al-naqliyah)
Pour illustrer la position coranique sur la connaissance transmise (al-ulum al-naqliyah), le meilleur exemple est de se référer à son discours sur les écritures révélées avant le Coran. Le Coran mentionne que les écritures envoyées aux Gens du Livre (ahlulkitab) étaient authentiques et envoyées par Allah. Certaines de ces écritures révélées incluent les épîtres, suhuf, d’Abraham (Le Coran, 87 :19), la Torah révélée à Moïse, Moussa (Le Coran, 5 :44), les Psaumes révélés à David, Dawoud (Le Coran, 4 :163), et l’Evangile, Injeel, révélé à Jésus, Issa (Le Coran, 5:46).
Pour un musulman, le Coran est donc « … une confirmation de ce qui était avant lui et une explication détaillée de l’Écriture [ancienne]… » (Coran, 10 : 37). Par conséquent, si les Gens du Livre font quelque chose de contraire à ce que Dieu avait révélé à l’origine, le Coran exige qu’une preuve authentique et convaincante soit apportée. Le Coran déclare : « Produisez vos preuves, si vous êtes véridique » (Coran, 2 : 111).
D’un autre côté, le Coran établit ses propres lignes directrices pour rapporter tout événement, fait ou connaissance. Ces lignes directrices sont pertinentes pour toute méthodologie applicable à la connaissance transmise (al-ulum al-naqliyah). Elles sont de deux types. Le premier type comprend, par exemple, au fait d’éviter de mentir (Le Coran, 2 : 10). Le Coran déclare : « Seuls ceux qui ne croient pas aux communications d’Allah forgent le mensonge, et ceux-là sont les menteurs » (Coran, 16 : 105) ; « … et évitez les fausses paroles » (Le Coran, 22 :30).
De plus, le Coran encourage à éviter de suivre ce dont on n’a aucune connaissance, car il déclare : « Et ne suivez pas (ô homme, c’est-à-dire ne dites pas, ne faites pas ou ne soyez pas témoin) ce dont vous n’ai aucune connaissance. En vérité, l’ouïe, la vue et le cœur de chacun d’eux seront interrogés (par Allah) » ( Le Coran, 17 :36).
Le Coran encourage à éviter les conjectures, car il déclare : « Ô vous qui croyez ! Éviter autant que possible les soupçons » (Coran, 49 : 12). Le Coran conseille de demander à des experts compétents des choses dont on n’est peut-être pas conscient soi-même. Concernant la connaissance et la compréhension, si une personne ne sait pas, alors elle doit se tourner vers ceux qui savent. Dans ce cas, l’autorité doit être pertinente, déclare le Coran : « Demandez donc aux gens de science si vous ne savez pas » (Coran, 16 : 43).
Le deuxième type de lignes directrices comprend l’utilisation de la révélation et de méthodes rationnelles et scientifiques solides pour vérifier les faits présents dans les connaissances transmises. Dans la tradition islamique, les connaissances transmises ont reçu suffisamment d’attention dans le domaine des récits du Prophète Mohammad (SAW). Les récits du Messager sont appelés Hadith. Leur narration comporte deux parties, à savoir la chaîne des narrateurs (sanad) et le texte (matan). Les savants du Hadith ont établi des règles pour accepter et rejeter le Hadith ; ces règles sont écrites dans les livres des principes du hadith (usul-al-hadith).
Parmi les conditions d’acceptation de tout rapport, le narrateur doit être fiable. Les qualités les plus importantes d’un narrateur fiable sont les suivantes : il doit avoir rencontré la personne qui le précède ; il doit être honnête, digne de confiance et doté d’une bonne mémoire (Hajar, 1988). Un Hadith pourrait être rejeté ou ne serait pas traité avec une haute autorité et authenticité si ces qualités étaient diminuées.
C’est pourquoi il existe une collection de Hadiths qui sont classés comme fabrications (al ahadiith muzoah) en raison des personnes qui les ont rapportés, jugées peu fiables. La raison pour laquelle la tradition islamique est stricte en la matière se justifie par le fait que les traditions prophétiques font partie des sources de la religion.
À cet égard, l’Imam Muslim mentionne le récit suivant de Muhammad Ibn Sirin : « Au début, il n’y avait pas de questions concernant la chaîne du narrateur (sanad), mais lorsque la grande discorde (fitnah) s’est produite, les gens ont commencé à poser des questions sur les narrateurs. Ceux qui étaient parmi les témoins-récepteurs de la Sunna, leurs récits étaient acceptés, tandis que ceux qui produisaient des innovations (bidah), leurs récits étaient rejetés. »
En outre, l’Imam Muslim a rapporté que Muhammad Ibn Sirin a dit que la connaissance du Hadith est une religion, vous devez donc savoir de qui vous l’apprenez. Néanmoins, le Coran avait déjà établi une règle sur l’acceptation ou le rejet des rapports lorsqu’il déclare : « Ô vous qui croyez ! Si un pervers vient vous apporter des nouvelles, vérifiez en la vérité » (Le Coran, 49 : 6)
Par conséquent, les connaissances religieuses qui se présentent sous la forme de récits et de récits historiques doivent être prises au sérieux en vérifiant leurs sources et leurs transmetteurs.
Argument ad Hominem et connaissance rationnelle (al-ulum al-aqliyah)
Le deuxième type de connaissance pourrait être qualifiée de connaissance rationnelle (al-ulum alaqliyah) et, dans un sens plus large, il inclut à la fois la connaissance intellectuelle et rationnelle (al-‘ulum al-aqliyah) et la connaissance empirique (‘ulum tajribiyah). Cette connaissance pourrait être vérifiée sans avoir recours à la personne qui en est à l’origine. Accepter ou rejeter une telle connaissance ne nécessite aucune enquête sur la personne.
L’Islam encourage l’utilisation de l’intellect, des sens et des preuves pour comprendre et insiste sur la nécessité de fournir de bons arguments et preuves en cas de proposition d’une position ou de désaccord. Le Coran déclare : « … Dis : « Présentez votre argument, si vous dites la vérité ! (Le Coran, 27 :64) .
Il faut pour autant faire une distinction entre d’une part accepter, débattre, rejeter, tester et vérifier les connaissances intellectuelles et rationnelles (alulum al-aqliyah) et empiriques (uloom tajribiyah) et d’autre part suivre ce type de connaissances. En particulier, lorsqu’il s’agit de religion et de foi, les musulmans devraient être ouverts à toutes sortes d’arguments d’où qu’ils viennent, comme on peut le voir dans le Coran qui relaie les opinions et les arguments de différentes personnes et de différentes religions, et tous leurs arguments étaient de nature théologique.
Cependant, lorsqu’il s’agit de suivre une religion, le Coran exige que les musulmans s’en remettent au savoir des savants. Le Coran déclare : « Ô vous qui croyez ! obéissez à Allah et obéissez au Messager et à ceux qui sont chargés de l’autorité parmi vous. Si vous avez des différent entre vous, référez-les à Allah et à Son Messager. Si vous croyez en Allah et au Jour dernier : cela est meilleur et plus approprié » (Le Coran, 4 : 59 et 4 :83).
Il faut le préciser, les savants qui font autorité ne sont pas libres d’expliquer ou de prendre des positions religieuses sans adopter de manière convaincante des méthodologies appropriées. C’est pourquoi dans le verset précédent du Coran, il est mentionné : « Si vous êtes en désaccord sur quelque chose, référez-vous à Allah et Son Messager » (Le Coran, 4 : 59).
Raison pour laquelle des savants unanimement respectés tels que les fondateurs des écoles jurisprudentielles islamiques – Al-Imam Abu Hanifa (né en 6990), l’Imam Malik ibn Anas (né en 711), Muhammad ibn Idris al-Shafi’I (né en 767) et Al-Imam Ahmad ibn Hanbal al-Shaybani (né en 778) – furent en désaccord sur de nombreuses questions en raison de leurs arguments et de leurs préférences méthodologiques. Leur savoir n’était pas fantaisiste, mais profond et prolifique.
Pourtant, ces savants ont différé les uns des autres et se sont également respectés et acceptés en tant que grands savants de l’Islam. Les différences et désaccords entre ces chercheurs sont purement basés sur le discours. La critique de tout discours religieux doit donc être centré sur le discours, et non sur la personnalité, et être en désaccord ou rejeter la position d’un savant sur quelques questions par des contre-arguments convaincants ne signifie pas que le reste de ce qu’il a dit devrait être rejeté aussi.
Par conséquent, pour la connaissance rationnelle, intellectuelle et scientifique (al-ulum al-aqliyah), l’argument ad hominem reste pertinent, « la personne » ne fait pas partie du processus de vérification scientifique, au contraire de ses arguments et de sa pensée.
L’erreur de l’emploi de l’argument ad Hominem n’est pas pertinent dans la tradition islamique lorsque les récits historiques sont rejetés en raison du manque de fiabilité et des vices connus d’une personne comme étant un menteur, une personne indigne de confiance, ayant un parti pris sectaire et malhonnête. En ce qui concerne la compréhension de la religion, cette erreur n’affecte pas non plus l’acceptation ou le respect de l’opinion dans la mesure où celle-ci est étayée par de bonnes preuves et arguments.
De la même manière, si une personne fiable rend compte d’un sujet quelconque, ses preuves doivent également être vérifiées. Être pieux ne garantit pas la solidité d’un argument. Cependant, les fidèles d’une religion devraient suivre les pieux savants concernant leurs opinions sur les questions religieuses afin de ne pas se tromper. Mais après examen, cette condition ne s’applique qu’à ceux qui n’ont pas suffisamment de capacité pour comprendre et penser ou évaluer la valeur de l’argument ou de l’opinion.
Pour ceux qui en sont capables et qui ont une capacité intellectuelle pour comprendre les questions de religion, cette condition ne s’applique pas. Concernant les connaissances rationnelles et empiriques, les musulmans sont encouragés à apprendre et à connaître de toutes les manières possibles, car la connaissance est basée sur la raison des preuves acceptées et des méthodes employées. L’ argument ad Hominem est donc pertinent pour ce type de connaissances.
Muhammad Manzoor Malik