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L’art de gouverner : la lettre de l’imam ‘Ali à Malik al-ashtar, gouverneur d’Egypte 1/3

Mosquée Muhammad-Ali au Caire, en Egypte. 

Sur quels principes le gouvernant doit-il fonder sa politique ? A l’opposé d’une approche machiavélienne du pouvoir fondée sur la peur, l’intimidation et l’instrumentalisation des passions humaines, une vision politique fondée sur la bienveillance, l’équité et la responsabilité est possible. Mizane.info publie à titre d’exemple la lettre de ‘Ali ibn abi Talib, imam et quatrième calife de l’islam envoyé à Malik al-Ashtar qu’il désigna gouverneur d’Egypte en l’an 658 et dans laquelle il lui livre ses recommandations. Une publication en trois parties.

« Apprends que je t’envoie dans un pays qui a connu avant toi des situations marquées par la justice comme par l’oppression. Les gens critiqueront tes actions de la même manière que tu critiquais celles de tes prédécesseurs et diront de toi ce que tu disais d’eux. On reconnaît les justes par les paroles que Dieu mettra à leur sujet dans la bouche de ses adorateurs ; fais en sorte que les plus précieux trésors soient les bonnes actions !

Maîtrise tes penchants ; abstiens-toi de ce qui n’est pas licite, car la maîtrise de l’âme s’accomplit en se détournant de ses passions (prendre soin de son âme c’est ne pas lui accorder tout ce qu’elle désire mais c’est l’obliger à supporter ce qu’elle déteste).

Fais que ton cœur soit compatissant, tendre et doux envers les administrés, ne sois pas un fauve qui ne songe qu’à en faire sa proie ; ils sont de deux sortes : un frère en Dieu ou bien un congénère, tous deux sujets à des lapsus et en butte à des erreurs commises consciemment ou inconsciemment.

Offre-leur ton pardon et ta mansuétude comme tu souhaites que Dieu en fasse pour toi. Tu te trouves en position de supérieur à leur égard, comme l’est vis-à-vis de toi celui qui te nomme. Mais Dieu est au-dessus de nous tous.

Libère les hommes de la rancune qu’ils nourrissent les uns envers les autres, et défais-toi de tout ce qui est à même de t’attirer leur haine en fermant les yeux sur ce qui ne te paraît pas clair. Ne t’empresse pas de donner raison à n’importe quel délateur, car il est, de nature, corrompu, quoique se montrant homme de bonne foi.

Dieu t’a confié la charge de leurs affaires pour t’éprouver. Ne te dresse pas contre les ordres de Dieu car, face à lui, tu es impuissant et n’es pas à même de te passer de son pardon et de sa miséricorde. Ne regrette jamais un acte de pardon et ne te vante pas d’une sanction que tu auras infligée.

Évite de prendre hâtivement une initiative de ce genre, si la possibilité d’agir autrement s’offre à toi. Ne te dis jamais : « Je suis investi, j’ordonne et on m’obéit » ; car cela pourrit le cœur, affaiblit la foi et précipite les troubles.

Le choix du peuple contre les élites

S’il t’arrive d’être trompé par ce dont tu disposes comme moyens de puissance et de grandeur, observe la grandeur de l’empire de Dieu au-dessus de toi, sa puissance sur toi et son aptitude à réaliser ce dont tu es incapable en toi-même. Ceci diminuera tes ambitions, réduira ta violence et te rendra ce que tu aurais perdu de clairvoyance.

Prends garde de ne pas vouloir t’élever à la hauteur de Dieu et de lui ressembler dans son omnipotence. Allah avilit tout oppresseur et méprise tout orgueilleux.

Observe les droits de Dieu et ceux de ses créatures sur ta personne, sur les tiens et sur ceux de tes administrés qui te sont particulièrement chers. Si tu ne fais point ainsi, tu seras oppresseur !

Et celui qui opprime les créatures de Dieu, ce dernier se substituera à celles-là et deviendra son adversaire. Et quiconque sera l’adversaire de Dieu verra fondre ses arguments. Car Allah le combattra jusqu’à ce qu’il se soumette ou se repentisse.

Rien n’appelle au changement des faveurs de Dieu et à la précipitation de sa vengeance plus que le maintien de la tyrannie ; prête particulièrement oreille aux prières des opprimés et observe attentivement les oppresseurs.

Que ton choix tombe toujours sur la solution la plus médiane dans la vérité, la plus générale dans la justice, celle qui réussit le plus à recueillir le consentement des administrés. Car l’irritation du peuple rend inefficace le consentement de l’élite alors que l’irritation de la seconde peut être compensée par le consentement du premier.

A l’égard du chef, personne n’est plus préoccupant que l’élite en période de stabilité, moins assistant en temps de difficultés, plus réticent à agir selon la justice, plus insistant en demande, moins reconnaissant des offres, moins disposé à comprendre en cas de refus, et moins tenace en cas de malheurs.

Par contre, la force de la religion, le facteur d’unification des musulmans et le rempart de la nation face à l’ennemi restent les gens du peuple.

Accorde-leur plus d’attention. Fais-en sorte que le plus éloigné de toi parmi les administrés soit celui qui cherche le plus les défauts d’autrui.

Les hommes sont imparfaits, certes, mais il incombe à leur chef, en premier lieu, de couvrir leur imperfection. Ne cherche jamais à dévoiler ce qui échappe à ton regard. Ton devoir est d’en corriger ce qui te tombe sous les yeux. Dieu est seul juge de ce qui t’échappe. Protège d’un voile autant que faire se pourra leurs défauts et Dieu en fera de même pour toi à leur égard.

Libère les hommes de la rancune qu’ils nourrissent les uns envers les autres, et défais-toi de tout ce qui est à même de t’attirer leur haine en fermant les yeux sur ce qui ne te paraît pas clair. Ne t’empresse pas de donner raison à n’importe quel délateur, car il est, de nature, corrompu, quoique se montrant homme de bonne foi.

Fréquente assidûment les gens de science, discute souvent avec les sages pour pouvoir affermir les bons principes qui assurent la bonne marche du pays et consolider les bonnes pratiques qui ont été celles de tes prédécesseurs.

N’écoute pas les conseils d’un avare qui risquerait de t’entraîner dans l’avarice en dressant devant toi le spectre de l’appauvrissement. Ni ceux d’un lâche qui te rendra indécis, là où la détermination sera chose nécessaire, encore moins ceux d’un avide qui, par l’injustice, embellira pour toi la cupidité. Car l’avarice comme la lâcheté et la cupidité sont des qualités différentes, ayant comme dénominateur commun l’absence de confiance en Dieu.

Le pire de tes collaborateurs est le collaborateur et le complice des gouvernants iniques qui te précédèrent. Qu’il ne fasse pas partie de ton conseil. Considère-le comme collaborateur des malfaiteurs et des oppresseurs. Tu trouveras, à leurs places, d’autres collaborateurs aussi clairvoyants et jouissant d’aussi grande audience qu’eux, mais n’ayant pas commis de crimes aussi ignobles, ni assisté un tyran dans son action d’oppression ou un pécheur dans ses péchés.

Ceux-là seront pour toi, moins encombrants, plus assistants, plus proches de toi et moins attachés à d’autres. Qu’ils soient donc tes proches collaborateurs aussi bien dans l’intimité qu’en public. Que le plus écouté de toi soit celui qui te fera entendre les plus amères vérités et le moins écouté celui qui t’aide à faire ce que Dieu ne permet pas à ses représentants. Attache-toi aux pieux comme aux honnêtes : habitue-les à ne pas te flatter, ni à te faire des éloges sur ce que tu n’auras pas fait car la flatterie engendre la vanité et mène à l’orgueil.

Que les bienfaisants et les malfaisants ne soient pas traités sur le même pied pour ne pas décourager les premiers et encourager les seconds. Réserve à chacun des deux groupes le traitement qu’il mérite. Rien n’autorise un dirigeant à s’assurer la bonne foi de ses administrés mieux que le bon comportement à leur égard, l’allègement de leurs charges et le refus d’exiger d’eux ce dont ils ne sont pas capables.

Que cela soit un moyen par lequel tu prouves à tes sujets les bonnes intentions que tu nourris à leur égard. Car leur confiance en toi aidera à te faciliter la tâche. Plus tu uses de bons procédés envers eux, plus tu t’assures leurs bonnes intentions ; et inversement, plus tu t’endurcis avec eux, et plus seront-ils réfractaires.

Les différentes catégories d’administrés

N’abolis pas une bonne tradition instituée par les anciens de cette nation, et ayant été l’objet d’un consensus pour le bien des administrés. N’introduis aucune innovation qui puisse porter préjudice aux traditions déjà établies. La rémunération en reviendrait à celui qui les aurait établies alors que la conséquence fâcheuse en retomberait sur toi pour autant que tu les aurais abolies.

Fréquente assidûment les gens de science, discute souvent avec les sages pour pouvoir affermir les bons principes qui assurent la bonne marche du pays et consolider les bonnes pratiques qui ont été celles de tes prédécesseurs.

Sois en contact permanent avec les hommes de bravoure et de bonnes lignées, ceux de bonnes familles connues par leurs antécédents honorables, puis les hommes courageux, secourables, généreux et indulgents. Car tous forment un ensemble de noblesse et de reconnaissance. Intéresse-toi à leurs situations, comme le ferait un père à l’égard de ses enfants (…) par cela tu te les rends loyaux et ils auront bonne opinion de toi.

Sache que tes administrés se retrouvent en catégories intimement liées les unes aux autres de telle sorte qu’aucune d’entre elles ne saurait être saine si les autres ne le sont pas. Parmi celles-ci il y a : les soldats de Dieu, les agents des affaires, les magistrats, les scribes, les contribuables tant musulmans que d’autres religions, les commerçants et les artisans. Il y a également la classe des déshérités et des pauvres. Dieu a fixé le droit comme le devoir de chacun soit dans son Livre, soit dans la Sunna (tradition) du Prophète, que Dieu soit satisfait de lui. Il s’agit d’un dépôt qu’il nous a confié, et que nous préservons.

Les armées sont, par la Grâce de Dieu, le rempart du peuple, la gloire des dirigeants, la force de la religion, le garant de la sécurité ; les affaires de la nation ne peuvent prospérer que par leur présence. Les armées ne peuvent être sur pied que s’il leur est remis la part de la zakat que Dieu leur a accordée, afin qu’elles soient puissantes dans le combat contre l’ennemi, qu’elles puissent compter dessus pour se perfectionner et l’utiliser pour leur entretien.

Mais ni les armées ni le peuple ne pourraient être d’utilité sans le soutien d’une troisième catégorie, celle des magistrats, des scribes et des agents des affaires publiques et privées, vu les contrats que ces derniers établissent et la confiance que l’on place en eux en ce qui concerne les affaires de l’Etat comme des particuliers.

Mais tous ne peuvent prospérer que grâce aux commerçants et aux artisans, par les services qu’ils rendent dans les marchés et en d’autres lieux pour accomplir des tâches dans des domaines où les autres se sentiraient incapables. Les nécessiteux et les déshérités, quant à eux, ont le droit de recevoir aide et secours.

Dieu n’a omis le droit de personne. Chacun a, dans la mesure de ses besoins, des droits sur l’administrateur ; ce dernier ne trouvera d’excuses, pour ce dont Dieu l’a chargé, qu’en s’occupant d’eux, en s’appuyant sur l’aide de Dieu et en habituant avec patience son âme à l’amour de la justice dans l’accomplissement de ses fonctions, fussent-elles grandes ou petites.

Mets à la tête de tes troupes celui que tu penses être envers Dieu et son Messager, ainsi que vis-à-vis de votre Imam, le plus sincère, le plus fidèle, le plus indulgent ; non pas celui qui se met vite en colère, mais celui qui tend à pardonner et être clément envers les faibles, tout en recourant à la fermeté avec les puissants ; sans se laisser emporter par la violence, ou découragé par la faiblesse.

Sois en contact permanent avec les hommes de bravoure et de bonnes lignées, ceux de bonnes familles connues par leurs antécédents honorables, puis les hommes courageux, secourables, généreux et indulgents. Car tous forment un ensemble de noblesse et de reconnaissance.

Intéresse-toi à leurs situations, comme le ferait un père à l’égard de ses enfants, ne donne pas d’importance à ce que tu leur accordes pour les relever ni ne mésestime la plus petite des amabilités que tu aurais à leur égard ; par cela tu te les rends loyaux et ils auront bonne opinion de toi. Fais-en sorte que leurs affaires importantes ne te fassent pas oublier leurs petites affaires, car de ces dernières ils tirent profit et des premières ils ne peuvent pas se passer.

Accorde la plus grande considération aux chefs de troupes qui aident le mieux leurs hommes, qui leur confèrent le plus de ce dont ils disposent pour leur permettre de satisfaire leurs besoins et ceux de leurs familles laissées derrière eux, afin que leurs sentiments soient identiques dans le combat contre l’ennemi. La sympathie que tu auras pour eux domptera pour toi leurs cœurs.

Les choses les plus agréables et les plus précieuses pour un administrateur sont l’épanouissement de la justice dans le pays et les manifestations d’amitié entre les administrés. Leur amitié ne peut apparaître que si leurs cœurs sont purs, et leurs comportements ne peuvent être sincères que s’ils protègent leurs dirigeants, et acceptent volontiers leurs décisions. » Fin de la première partie

Notes :

1-Cette lettre est extraite de l’ouvrage « Nahj al Balagha » (La voie de l’éloquence), ouvrage compilé par Sharif Razi au Xe siècle à partir de textes attribués à l’imam ‘Ali. L’édition utilisée est l’ouvrage bilingue de référence traduit par une commission sous la direction de Sayyed Attia abul Najja aux éditions Dar al-kutub al islamiyyah.

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