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L’audition spirituelle du Coran chez ‘Ayn al-Qudāt 2/3

Illustration de Mounir el Khourouj.

Seconde partie de l’article de Mohammed Rustom consacré à la vision du Coran chez le mystique ’Ayn al-Qudāt Hamadānī. « Cette pratique de l’écoute attentive éveillée engendre chez les auditeurs des modes de contemplation plus éveillés encore, résultant ainsi, avec chaque écoute du Coran, en une compréhension toujours renouvelée et toujours plus éveillée », écrit-il l’auteur à propos de sa conception de l’audition spirituelle du Coran. 

Parmi les sujets que ’Ayn al-Qudāt traite très souvent se trouve la question de la bonne compréhension du Coran. Il adopte un ton très direct pour décrire les critères qu’il prend pour acquis à cet égard. On peut résumer ses convictions par trois remarques incisives : « Connaître est une chose, et mémoriser les mots des autres est une toute autre chose ! » ; « Une personne peut lire et relire le Coran sans jamais rien en connaître ! » ; « Penses-tu connaître le Coran? Au nom de Dieu, tu ne le connais pas ! ».

Les critères mentionnés ci-dessus, nécessaires à la bonne compréhension du Coran, n’ont que peu à voir avec la maîtrise de la langue arabe et avec la science de l’interprétation coranique (tafsīr).

En ce qui concerne le tafsīr, ’Ayn al-Qudāt avance que l’on ne peut pas se fier à la signification des versets telle qu’elle est donnée dans les rapports et les explications des autorités traditionnelles, quand bien même l’autorité en question serait le célèbre exégète de la première heure Ibn ‘Abbās (m. 688).

Cela se justifie par la présence d’un gouffre entre le fait d’être d’accord avec la compréhension aboutie d’un individu et le fait de comprendre la raison pour laquelle cet individu possède une telle conviction.

Aux yeux de ’Ayn al-Qudāt, il y a pire pour quelqu’un que de suivre les opinions d’un autre pour interpréter le Coran : c’est la superficialité de sa propre compréhension du texte coranique. Il confronte la compréhension superficielle (zāhir) du Coran à une forme de compréhension plus ésotérique.

Dans les textes soufis, cette dernière est en général décrite comme étant une perception profonde, intime du texte sacré. Dans le passage suivant, un autre terme est employé pour parler de cette même réalité : le mot « graine, amande » (maghz) — comme si le Coran avait une coque (pust) qui renfermait une amande.

La coque est la surface du Coran, son aspect extérieur, « exotérique », et l’amande est justement ce qui explique la présence de la coque— et constitue en fait la réalité du Coran :

Hélas! Les hommes se sont contentés de la surface du Coran—tout ce qu’ils voient n’est qu’une coquille! Patientez jusqu’à ce que l’amande du Coran soit consommée : « Le Coran est la parcelle cultivée par Dieu sur Sa terre. »

Dans une lettre adressée à l’un de ses disciples, ’Ayn al-Qudāt nous offre un aperçu de sa perspective sur les formes superficielles ou exotériques de l’exégèse du Coran. Ici, il lui importe de convaincre son disciple que s’appliquer à acquérir une compréhension superficielle du Coran est un signe d’ignorance qui révèle ni plus ni moins qu’une incapacité à saisir l’intention sous-tendant la religion et le Texte révélé :

« Quiconque s’attache à l’aspect extérieur est un idiot fini; et s’il se satisfait de la surface, il est comme amorphe, suspendu au point le plus bas de son humanité, et absolument inconscient de la réalité des lois révélées des prophètes. »

Le dédain dont ’Ayn al-Qudāt fait preuve à l’égard des approches communes de l’interprétation du Coran ne s’arrête pas là. L’analyse de la langue arabe par le prisme de sa lexicographie, de sa grammaire, de son style et de ses formes rhétoriques est, c’est bien connu, le sceau de la science de l’interprétation du Coran, ainsi que sa fondation.

Cependant, même en sa qualité de maître de la langue arabe, ’Ayn al-Qudāt considère que cette maîtrise est plutôt accessoire à la compréhension du Coran. L’exemple classique auquel il a recours pour démontrer cet argument est celui des premiers ennemis de l’islam, Abū Jahl et Abū Lahab. Ils faisaient partie des utilisateurs les plus éloquents de la langue arabe, et ils « entendirent » le Coran, mais ils ne l’acceptèrent pas comme la Parole de Dieu et ne suivirent ainsi pas le Prophète.

Lire la première partie de l’article : De l’encre noire au parchemin blanc : la vision coranique de ’Ayn al-Qudāt

En particulier, Abū Jahl — que ’Ayn al-Qudāt décrit dans ses écrits comme le mécréant prototypique, sourd à la Parole divine — connaissait peut-être très bien l’arabe, mais il ne se (re)connaissait pas lui-même (ma’rifat-i nafs). S’appuyant sur la célèbre maxime soufie — « Qui se connaît connaît son Seigneur » — ’Ayn al-Qudāt avance que le fait qu’Abū Jahl ne se soit pas connu suffisamment impliquait qu’il ne pouvait connaître Dieu, et dès lors qu’il ne pouvait entendre le Coran :

[I]ls sont morts, non pas vivants ! (Coran 16:21) ; Vraiment, toi, tu ne fais pas entendre les morts (Coran 27:80); Seuls ceux qui entendent se disposent à répondre favorablement. Et les morts, Allâh les réanimera (Coran 6:36). Un mort qui n’entend pas ne peut pas répondre. Disposez-vous à répondre favorablement à Allâh et à Son Messager quand il vous convie à ce qui vous vivifie (Coran 8:24). J’explique cela car tu me dis « Je connais le Coran. » Si c’est ce que tu appelles connaître le Coran, alors Abū Jahl connaissait aussi le Coran ! Dieu dit : « Vraiment, de l’écoute ils sont écartés » (Coran 26:212).

Illustration de Mounir el Khourouj.

En tant qu’homme dont l’audition n’était pas divinement orientée, Abū Jahl était « exclu » (bīgānī). Abū Jahl est également l’archétype des personnes qui affirment « connaître » le Coran en vertu de leur seule connaissance de l’arabe, même si, à l’inverse d’Abū Jahl, de telles personnes reconnaissent et acceptent le Coran en tant que Parole de Dieu. Ce qu’Abū Jahl et ce type de croyants ont en commun est leur perception superficielle de ce qu’est réellement le Coran.

Ce que tu entends et lis, ce n’est pas le Coran ! Si c’était bel et bien le Coran, pourquoi Abū Jahl n’a-t-il pas entendu? Et pourquoi est-il dit que « Vraiment, toi, tu ne fais pas entendre les morts » (Coran 27:80) ? Ce que je veux dire, c’est qu’il a entendu la surface.

Observe Moustafā lorsqu’il se plaindra de toi et de tes semblables : « Ô mon Enseigneur, vraiment, mes tenants ont pris ce Qur’ân en aversion ! » (Coran 25:30). T’imagines-tu que tu ne fais pas partie de ces gens-là ? En vérité, c’est pourtant le cas, mais tu n’en as pas conscience !

’Ayn al-Qudāt se réfère à cette distinction entre les aspects exotériques et ésotériques du Coran à de  nombreuses reprises dans ses écrits. Dans certains contextes, il définit également le cadre de son étude en ayant recours à la dichotomie forme (sūra) / sens (ma’nā), dichotomie classique dans la littérature soufie depuis le sixième/douzième siècle. Afin de dépasser la seule forme du Coran et accéder à son sens, il s’agit de « consommer » l’amande du Coran et ne pas simplement admirer sa forme extérieure. La clé, ici, est la réflexion (fikr) :

Si tu veux Le trouver, alors lis le Coran en le prenant comme objet de ta réflexion, car « Dieu S’est révélé à Ses serviteurs dans le Coran. » Lis-le afin de savoir à quelle tâche tu dois t’atteler — Nous allons leur faire voir Nos Signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à leur rendre explicite que cela est le Vrai (Coran 41:53). Si tu ne sais pas, essaye donc de l’expliquer ! »

Le type de « réflexion » promu par ’Ayn al-Qudāt n’est pas de l’ordre du raisonnement discursif. Tout comme Ghazālī, auquel il fait écho en de nombreux points de la doctrine soufie, ’Ayn al-Qudāt pense que le raisonnement discursif ne permet pas d’atteindre la signification du texte sacré. Ce qui est indispensable est plutôt une perspective qui transcende nos cadres de référence cognitifs habituels, ce que ’Ayn al-Qudāt nomme « ce qui dépasse le domaine de l’intellect » (mā warā’ tawr al-‘aql). Cela ne peut être obtenu que lorsque l’on est pur.

Dans une autre lettre à un disciple, ’Ayn al-Qudāt pose une question rhétorique à son élève, en mettant l’accent sur l’importance de la pureté comme condition préliminaire au fait d’ « entendre » le Coran :

Penses-tu que tu as déjà lu ou entendu une lettre du Coran ? Non point ! [une Écriture cachée] que seuls touchent les purifiés (Coran 55-56:79) ; Les codéificateurs ne sont qu’impureté (Coran 9:28) ; « Dieu est bon, et il n’accepte que les bons » ; les [femmes] bonnes aux [hommes] bons (Coran 24:26) ; Paix sur vous ! Vous avez été bons : pénétrez là en y demeurant indéfiniment ! (Coran 39:73).

Mais qu’est-ce donc qui est censé être pur ? Nous rejoignons ici un point que nous avons déjà quelque peu discuté plus haut, à savoir la notion de « cœur digne ». Selon ’Ayn al-Qudāt, un cœur digne, méritant, est avant tout un cœur pur. Un cœur qui n’est pas digne ne sera pas empli de lumière ni de connaissance, tous deux synonymes du Coran :

Tant que ton cœur n’est pas purifié de ses attachementsN’avons-Nous pas dilaté le siège de tes souffles [la poitrine] (Coran 94:1) — ton cœur ne s’emplira ni de connaissance, ni de lumière, ni de la faculté de reconnaître: Celui dont Allâh a alors dilaté le siège des souffles pour l’Islam est-il tout près d’une lumière venant de son Enseigneur ? (Coran 39:22).

Applique-toi à préserver ton ouïe et ta vue de la souillure de ce qui n’est pas respectable jusqu’à ce que tu entendes la Parole Sans Commencement et que tu voies la beauté Sans Commencement. Applique-toi à préserver ta langue de la souillure des péchés jusqu’à ce que tu puisses lire le Coran. Applique-toi à préserver la pureté de ton cœur des péchés intérieurs jusqu’à ce que tu comprennes la Parole éternelle.

Une fois que le cœur est purifié de ses attachements au monde d’ici-bas, il est alors prêt à comprendre le Coran et à y « réfléchir ». Dans le passage suivant, exemple représentatif de la prose coranique perse de ’Ayn al-Qudāt, ce dernier expose cet argument de façon très lucide :

Hélas! Le cadenas de la nature humaine condamne les cœurs, et les chaînes de l’inconscience enserrent les pensées. C’est là ce que signifie Ne reviennent-ils au Coran ? Ou bien, y a-t-il des cadenas sur leurs cœurs ? (Coran 47:24). Quand viendront les brèches de la victoire et l’aide de Dieu

— Quand l’assistance d’Allâh viendra ainsi que la victoire (Coran 110:1) — Il ôtera ce cadenas du cœur. Nous allons leur faire voir Nos Signes dans les horizons et en eux-mêmes (Coran 41:53) apparaîtra pleinement, et les végétaux mentionnées dans et de la terre, Allâh vous a fait croître tels des végétaux (Coran 71:17) porteront leurs fruits.

L’homme sortira de lui-même. Il verra le royaume (malakūt) et le domaine, et le Roi du royaume règnera : Et c’est ainsi que Nous avons fait voir à Abraham le Royaume des cieux et de la terre (Coran 6:75). L’homme sortira de lui-même.

Nous reviendrons à cette notion de « sortir » de soi en temps voulu. Pour le moment, il importe de garder à l’esprit que ce que ’Ayn al-Qudāt entend par « l’ouverture du cadenas qui condamne le cœur » est intrinsèquement lié à ce que les soufis nomment le « dévoilement » (kashf).

Ainsi, lorsque ’Ayn al-Qudāt parle de lire le Coran, il ne réfère pas à l’acte de lire, de même qu’il ne réfère pas à l’acte de penser lorsqu’il demande de réfléchir sur le Coran. L’individu possède un rôle actif dans son combat avec lui-même et à travers son aptitude à surmonter ses traits vils. Son aspect passif correspond aux instances lors desquelles Dieu fait en sorte qu’il soit submergé par la capacité à entendre le divin. Cela est rendu possible par le fait d’entendre et d’écouter la Parole divine.

Illustration de Mounir el Khourouj.

Les soufis ont toujours insisté sur l’importance primordiale de l’ « écoute », qui est indubitablement indiquée par certains versets coraniques, tels que Coran 7:204. Cette pratique de l’écoute attentive éveillée engendre chez les auditeurs des modes de contemplation plus éveillés encore, résultant ainsi, avec chaque écoute du Coran, en une compréhension toujours renouvelée et toujours plus éveillée.

L’accent que ’Ayn al-Qudāt met sur le fait d’ « entendre » le Coran est, à cet égard, tout à fait similaire. Pour lui, ainsi que pour de nombreux soufis l’ayant précédé, la capacité à bien entendre le Coran dans notre monde est, en soi, le reflet d’un moment d’élévation plus primordial, moment préfigurant notre vie ici-bas, lors duquel toutes les âmes humaines se tinrent devant Dieu dans un « temps » atemporel, et attestèrent de Son unicité et de Sa seigneurie. C’est ce que l’on retrouve dans les textes soufis sous le nom de « Jour du Pacte », et qui est évoqué dans le verset 7:172 :

Ô cher ami! Souviens-toi de ce jour lors duquel la beauté de « Ne suis-Je pas votre Enseigneur ? » (Coran 7:172) t’était révélée et tu entendais « Et si quelqu’un parmi les codéificateurs te demande protection, alors assure sa protection pour qu’il entende la Parole d’Allâh ». (Coran 9:6). Toute âme, sans exception, Le vit, et toute oreille entendit le Coran directement de Lui. Mais des voiles furent apposés de sorte à ce que, du fait de ces voiles, certaines âmes oublient et certaines n’obtiennent qu’un accès limité au premier état…

Revenons aux hommes que ’Ayn al-Qudāt cite comme étant dignes du Coran. L’un d’entre eux était l’un de ses premiers maîtres, le Cheikh Baraka Hamadānī (m. 1126). Le Cheikh Baraka ne connaissait que la Fātiha (Coran 1) et quelques autres courts chapitres du Coran—autrement dit, il avait la connaissance minimale du Coran nécessaire pour pouvoir accomplir les cinq prières journalières.

Son élève, en revanche, avait une connaissance très exhaustive du Coran, et l’avait  très probablement entièrement mémorisé. Malgré cela, ’Ayn al-Qudāt insiste que le Cheikh Baraka connaissait le Coran bien mieux que lui ne le connaissait, en raison de la pureté intérieure de son maître et du niveau si élevé de sa réalisation spirituelle.

Le cadenas qui condamnait son cœur était ainsi ouvert, et il était en mesure de comprendre la signification du Coran, au-delà des éléments extérieurs et formels du texte arabe dans lequel le Coran est consigné.

L’ouïe en question est appelée par ’Ayn al-Qudāt « l’ouïe intérieure » (sam’i bātinī). Il existe une opposition diamétrale entre les hommes qui possèdent cette faculté et ceux qui ne sont pas initiés à la Parole Divine, et qui l’entendent simplement comme une suite de mots et de sons qui s’entrechoquent.

Rejoignant la notion introduite par deux célèbres maximes prophétiques (mais qui ne font pas partie des hadīth canoniques), le Cheikh Baraka avait déjà vécu une première mort, et sa résurrection avait donc déjà eu lieu. Ayant déjà atteint le monde prochain, il jouissait de la capacité d’entendre l’adresse coranique dans sa forme primordiale.

Mohammed Rustom

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