Confrontés à une désaffiliation montante de la jeunesse tunisienne qui n’a pas récolté les fruits de sa contestation politique passée, les enseignants tentent de faire face à un désir de départ définitif à l’étranger. Un reportage exclusif de Gianguglielmo Lozato à lire sur Mizane.info.
A la jonction entre l’hiver et le printemps sur l’agglomération tunisoise. Période du Chaâbane. Les jeunes citoyens tunisiens ayant choisi de poursuivre leurs études une fois le baccalauréat obtenu ont opté majoritairement pour l’université publique.
Pour ceux dont les parents sont plus aisés, ce sera l’enseignement supérieur privé. Une constante prédomine dans une unanimité indécente. C’est la volonté de partir. Un triple défi est en train de se ramifier pour la Tunisie.De nature socio-économique, il emprunte des voies socio-culturelles et pose une problématique dans le champ moral.
Un défi socio-économique
Le délabrement accéléré frappe le visiteur en Tunisie. En quelques années, les rues ont été livrées à une incurie grandissante des autorités supposées compétentes, accompagnée d’un accroissement inédit de l’incivilité.
La débrouille, la survie, la récupération occupent une place primordiale dans un quotidien soumis aux interrogations sur le proche avenir. Les rues adjacentes ou perpendiculaires à l’avenue Bourguiba offrent le spectacle d’une désolation commerçante faite de monticules fripes s’amoncelant comme des tas de déchets. Une impression de décharge publique pollue la vision et les esprits. Cette forme d’agriculture vivrière version urbaine pose la question suivante : comment en est-on arrivés là en cinq ou six ans ?
Initialement, l’échiquier politique explique une partie du problème. Son instabilité s’est mimétisée à travers tout le territoire dont l’aménagement a subi une phase de paralysie matérielle et bureaucratique avant de succomber au désordre de sa voirie. Les manifestations répétées sont à la fois causes et conséquences des incapacités politicardes à insuffler une ligne de conduite.
Le système d de l’économie tunisienne
La protestation s’est emparée du pays sans toujours savoir orienter ses doléances. L’équipe gouvernante, elle ,verse tantôt dans le misérabilisme démagogique tantôt vers l’arbitraire. Ainsi, des arrestations aussi dépareillées que celles des leaders islamistes ou du directeur de Radio Mosaïque ont décontenancé un électorat encore novice.
Inévitablement les retombées économiques, financières ou boursières poussent les gens aux contingences les plus prioritairement matérielles devant la hausse du coût de la vie, l’acheminement des denrées diverses étant assuré par une chaîne d’approvisionnement devenue chaotique.
Ces séquelles sont les explications de l’apparition courante d’une économie informelle vue comme le marché principal permettant de subvenir aux besoins des (re)vendeurs comme des consommateurs.
Le prix des denrées de base a augmenté sensiblement. Les dérives spéculatives aussi. Les répercussions sont énormes chez les plus humbles comme chez les membres de la classe moyenne pourtant choyée sous la dictature bénalienne.
Les conséquences sont la mise en route d’un refaçonnement des mentalités, surtout chez les plus vulnérables ou les plus influençables, c’est-à-dire les jeunes.
Un défi culturel et scolaire
La numérisation engendre une surabondance d’informations. Mais à l’image de la WI-FI discontinue selon les jours et les quartiers, les questions se bousculent et perdurent chez les moins de trente ans.
Direction l’Université Centrale Business Tunis (enseignement privé). Nejib Trabelsi, membre influent de l’équipe pédagogique, livre un diagnostic identique à celui de son confrère Marouen Jouini (groupe I-Team,privé) quant à la volonté unanime des étudiants de changer absolument d’air. Cela signifierait-il que l’enseignement privé éveillerait des vocations exclusivement à l’international ?
Pas exclusivement. Ces aspirations transparaissent au niveau des facultés publiques. Une constante décrite méthodiquement par Mohamed-Ali Ben Zina,Vice-Doyen et directeur des Études au sein de l’Université des Sciences Sociales et Humaines à Tunis, démographe de formation, auteur de l’enquête sociologique « Les jeunes de Douar Icher et Ettadahmen » (éditions Arabesques).
Pour l’universitaire aux manières de gentleman, la problématique est multiple.« Par priorité, par extension et par urgence, repose sur un Etat en transition le socle des impatiences, des incompréhensions, puis de la frustration chez les plus jeunes. On est en pause. En conséquence, les projets de mariage pourtant si importants chez nous sont freinés, les unions en baisse et de ce fait les naissances. Ceci sans que les spécialistes occidentaux ne s’en aperçoivent vraiment. Chez les plus jeunes, s’est substitué à l’idée de voyage ou de découverte la notion de départ » détaille celui qui a visité maintes fois l’Europe et qui a participé au projet Springarab à Florence en Italie.
Désormais une vision utilitariste des choses anime bon nombre d’esprits étudiants. « Le phénomène de s’exiler touche littéralement tous les jeunes, y compris les plus diplômés alors qu’ils auraient plus de chances sur le marché du travail par rapport aux moins titrés. Ici dans notre pôle nous avons des étudiants talentueux. Notre structure compte 13000 diplômés sur neuf spécialités liées à l’ingénierie. Une richesse pour notre pays. Mais tous veulent fuir notre patrie. » témoigne Besma Belaïd Secrétaire Générale de l’ENIT, sous tutelle de l’Université El Manar. El Manar signifie le phare et pour la circonstance le nom sonne bien.
« Le risque c’est le désœuvrement »
De son côté Elyes Marrouki, responsable du service des étudiants à l’IHE Tunis Business School avertit : « J’encourage mes enfants à voyager d’abord pour découvrir le monde et ensuite se familiariser avec les langues étrangères. D’accord. Mais surtout pas pour penser à une étape de fuite, contrairement à d’autres qui sont de plus en plus nombreux ».
Autre point de vue pour clore cette rubrique, celui de Mohammed, fonctionnaire du ministère des Affaires Religieuses, un lieu placé à la croisée du Souk de la municipalité tunisoise et de l’échangeur conduisant au quartier populaire Hay Zouhour.
Un périmètre où se trouvent la grande mosquée Zitouna, l’hôpital Aziz Othman et l’Université située sur le boulevard du 9 avril. Le fonctionnaire s’exprime ainsi : « Nous avons des super jeunes plus diplômés que la moyenne des pays arabes,dans des domaines de compétence recherchés. La quasi totalité sont croyants.Ce n’est pas original pour un pays musulman. Mais qu’ils soient pratiquants ou non,le risque c’est le désœuvrement.Le vide doit être comblé par la bonne conduite,même lorsqu’on ne trouve pas de travail dans l’immédiat.C’est la raison pour laquelle la foi se présente combattre l’oisiveté. »
Un défi éthique
Le dernier défi à relever semble donc se déplacer de l’ordre du sociétal vers le domaine de la morale et plus précisément dans la sphère familiale. Le cadre d’études compte beaucoup pour le prolonger. Après avoir évoqué le milieu de l’Enseignement Supérieur, c’est dans la simplicité bienveillante d’un accueil serein que Ahmed Messaoudi nous dispense une leçon de vie.
Le directeur de ce lycée, assisté de Nizar Zoghlami et Wissem Messaoudi, explique autour d’une tasse de café hospitalière que les prévisions du phénomène étaient détectables dès le lycée avec déjà 50 % des inscrits rêvant de partir à l’étranger.
Avec une élégance de patriarche respectable, le chef d’établissement présente un exposé dévoilant la ligne de conduite à tenir et la perception du pays : « Notre pédagogie est axée sur le travail, l’ouverture au monde avec l’action combinée de la réflexion et de l’apprentissage des langues vivantes. Nous proposons le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien grâce à Yamina, une enseignante très investie. En plus d’un encadrement précis, quasiment familial ».
Interrogé sur le nom de l’ensemble scolaire « Lycée Khaldounia » situé en centre de Tunis, le dirigeant fait remarquer qu’il dérive du nom du grand penseur Ibn Khaldoun. Une figure qui véhicule l’image du voyageur, de l’historien, du sociologue et qui a été un personnage marquant dans le domaine de la pensée arabe.
Encourager les enseignants tunisiens
En Tunisie, les enseignants servent donc de tampon entre leurs étudiants et l’entrée dans la vie active. Ils se placent en tant qu’intermédiaires entre le quotidien et la classe politique.
L’anthropographie d’un territoire obéit à des contraintes, des vacuités temporelles. Une sociographie attentive nous trace les contours des domaines à analyser : le socio-économique ou socio-professionnel, le rapport études-culture puis les conséquences sur les mentalités.
Avec pour base de la problématique le sort et les agissements des jeunes diplômés. Pour cela, les enseignants ont besoin aussi d’encouragements. Ce que souligne Monia Bakouche, native de Siliana et exerçant sur un lycée de l ‘agglomération Grand Tunis en tant qu’enseignante débutante en informatique : « Les enseignants sont payés de plus en plus retard, c’est pire qu’avant. Pour nous faire entendre, nous faisons des grèves mais sommes-nous vraiment entendus ? Nos élèves quand ils voient ça, ils voient la Tunisie comme un endroit où rien ne fonctionne ».