Dans sa halte 248, l’émir Abd-al Kader présente la science symbolique, sa signification et sa méthodologie propre à la pratique spirituelle.
Le Très-Haut a dit : {Et Allâh propose les symboles aux hommes} {Certes Allâh ne répugne pas de prendre comme symbole un moucheron, ou plus…} {Et ces symboles, Nous les donnons aux hommes, mais ne les comprennent que ceux qui savent}2.
Le Très-Haut nous a informés qu’Il parlait de façon symbolique en donnant des exemples explicites : en effet, littéralement, le propos symbolique est un langage qui, au moyen d’images représentatives, vise à expliquer aux hommes de manière évidente les réalités divines et les significations seigneuriales qui leur sont cachées 3.
Par le biais de l’imagination, le symbole permet ainsi de réaliser effectivement [la signification de ce qui est symbolisé], peu importe d’ailleurs que cette image corresponde en tout point à ce qu’elle représente, un seul aspect étant suffisant 4.
La supériorité de l’acte sur la parole
Quant aux “hommes” à qui ces symboles sont destinés, il s’agit de ceux dont la qualité humaine est authentique, car les symboles concernent les êtres de nature parfaite dont l’animalité a été maîtrisée, et non ceux désignés d’une façon générale par le terme d’“homme” (insân), qui englobe aussi ceux qui se comportent comme des animaux.
Ce mot “homme” (nâs) a d’ailleurs ici la forme du pluriel collectif, son singulier (insân) étant phonétiquement différent. Le Très-Haut propose en symbole à la fois Ses Paroles et Ses Actes : or, le symbole par l’acte est plus explicite sur le plan de la compréhension, et plus direct sur celui de la communication.

Par contre, en ce qui Le concerne, le Très-Haut a interdit à Ses serviteurs l’usage du symbolisme : {Ne donnez pas d’images représentatives à Allâh}5, c’est-à dire : ne donnez pas de “semblable” au Nom synthétique Allâh 6, car c’est Lui qui réunit les dualités s’exprimant dans les contraires, les antinomies, les oppositions et les homologies 7.
La foi, source de connaissance
C’est là une des caractéristiques propres à la Divinité suprême, qui est unique et qui n’a aucun semblable, contrairement aux autres Noms particuliers. Il a promis de faire don de cette science à celui qui aurait foi en ce qu’Il lui a montré au moyen des symboles, en suivant la voie des prophètes et des saints qui ont bénéficié eux-mêmes de cet enseignement divin.
Il l’élèvera ainsi dans un deuxième temps du degré de la foi à celui de la science, qui est plus éminent que le premier, conformément à Sa Parole : {Et quant à ceux qui croient, ils sauront}8, c’est-à-dire : ils sauront que le symbole est {la vérité venant de leur Seigneur}9, dans la mesure où il est réalité avérée par rapport au symbolisé.
Par ailleurs, Il a blâmé ceux qui lui dénient toute valeur : {Et quant à ceux qui ne croient pas, ils disent : « Qu’Allâh a-t-Il voulu signifier par cela ? »} 10, du fait qu’ils ignorent la réalité symbolisée et délaissent le symbole.
Ils ne savent pas que le Monde est l’ombre du Dieu de Vérité et qu’il est tout entier Son Nom l’Extérieur, révélant les réalités essentielles de Sa Qualité de Divinité par Ses Théophanies, Ses Manifestations, Ses Archétypes parfaits 11 et Ses Déterminations principielles.
L’âme et le Seigneur
Du {moucheron et ce qui est au-dessus}, au Trône et jusqu’à la Nuée, le Monde tout entier, de ses degrés les plus hauts aux plus bas, représente les réalités principielles et les subtilités essentielles de la Présence divine sublime, qu’elles soient universelles ou particulières 12.
Ainsi, le Très-Haut a fait de la connaissance qu’a l’homme de son âme le modèle symbolique de celle qu’il a de son Seigneur, comme il est rapporté dans la tradition prophétique confirmée par le dévoilement initiatique affirmant que lorsqu’ « il connaît son âme – ou son soi –, il connaît son Seigneur »13, même si certains traditionalistes prétendent qu’il s’agit d’une parole d’Abû Bakr ar-Râzî.

Le Très-Haut ne nous renvoie qu’à Lui-même lorsqu’Il nous ordonne de considérer attentivement nos âmes, les Cieux et la Terre par Ses Paroles : {N’ont-ils pas réfléchi en eux-mêmes (ou en leurs âmes) ? Allâh n’a créé les Cieux et la Terre (que par la Vérité)} ; {Et en vous-même, ne serez-vous donc point clairvoyants ?} ; et {Dis : « observez attentivement ce qui est dans les Cieux et sur la Terre »}14.
Le royaume intérieur
Il ne s’agit donc là que de représentations symboliques de vérités essentielles et d’idées pures présentes au Degré divin, et non simplement d’âmes individuelles, de cieux et de terre [en tant que tels]15 ; c’est pourquoi Il a dit : « Observez ce qui… » 16. En parlant avec bienveillance de Son Ami intime Ibrahîm – sur lui la Paix ! –, Il a dit également : {Et ainsi, Nous fîmes voir à Ibrahîm le Royaume (Malakût) des Cieux et de la Terre afin qu’il soit de ceux qui ont la certitude}17.
Le “royaume” d’une chose est sa dimension intérieure, qui comporte une fonction indicative et symbolique. Quant à celui dont la certitude est fermement établie, c’est celui dont la science n’est jamais ébranlée et qui ne peut être affecté par les doutes. Or, ceci n’est procuré que par une science des réalités intérieures et des principes essentiels des choses.
Au contraire, pour celui qui se limite à leurs aspects extérieurs et formels, qui sont comme la coquille autour de la perle, sa science se trouve exposée à toutes les ambiguïtés et tous les doutes, et ne peut ainsi conférer aucune certitude. Le Très-Haut a créé les êtres comme des échelles permettant d’accéder aux significations divines qui sont contenues à l’intérieur d’eux-mêmes.
La perle est à l’intérieur
Aussi celui qui restreint son regard et s’arrête à la représentation formelle s’égare et reste perplexe, alors que celui qui s’élève jusqu’à la réalité essentielle est bien dirigé. Il a dit : {Il en égare par lui (c’est-à-dire le symbole) beaucoup…}18.
Tel est le cas de celui qui s’arrête au symbole sans pouvoir dépasser le degré de la connaissance sensorielle : il ne sait pas que la perle se trouve par-delà la coquille, et ainsi s’égare-t-il, se détournant de ce que j’entends par le terme “symbole”. {…Et Il en guide par lui beaucoup} : il s’agit alors de celui auquel Allâh a ouvert l’œil de la vue intérieure et qui effectue la transposition 19 du symbole au symbolisé, car le Très-Haut nous a créés uniquement pour que nous L’adorions 20.
Or, l’adoration sans la connaissance de l’Adoré est impossible : Il a donc créé le Monde pour que nous Le connaissions par lui, et qu’ainsi nous L’adorions. En effet, les traces des réalités essentielles sont les signes des significations divines et des vérités seigneuriales, qui [à leur tour] suggèrent l’Essence transcendante de Dieu le Seigneur adoré. {Et Il n’égare par lui que les êtres corrompus (al-fâsiqîn)}21.
Les limites de l’intellect
Le terme fisq signifie littéralement le fait de “sortir” ou de “s’écarter de”. Il s’agit donc de ceux qui s’écartent d’emblée de leur dignité humaine fondamentale [pour tomber] {vers le degré le plus bas}. En effet, tout fils d’Adam a été créé {dans la meilleure constitution}, qui est l’état humain véritable, {la Nature primordiale (al-Fitrah) selon laquelle Allâh a initialement façonné les hommes}22.
Puis le Très-Haut renvoya [l’homme] {au degré le plus bas}, le plaçant sous l’autorité de la Nature cosmique et dans la prison de l’intelligence vivante individualisée 23. En effet, l’intellect constitue une entrave 24 pour l’élévation spirituelle en vue de la saisie intuitive des réalités divines transcendant son domaine propre. Ainsi Allâh a-t-Il dit : {Et ne les saisissent intellectuellement (ya‘qilû) que ceux qui sont doués de science (al-‘âlimûn)}25.

Il n’a pas dit : « Ne les connaissent que ceux qui sont doués d’intellect », ceci parce que la relation de dépendance et de similitude rattachant les réalités existentielles aux vérités divines demeure cachée aux intellects créés qui ne peuvent l’appréhender par leurs facultés propres.
Le don de la science divine
Quant à ce qui est au-delà de la limite inexorablement fixée pour eux, ils n’ont aucun moyen d’y accéder ni de se l’approprier : ils n’ont que la possibilité d’œuvrer conformément aux prescriptions de la Loi révélée, ne disposant que d’aptitudes d’ordre individuel, et ne peuvent que s’en remettre à la libéralité du Donateur.
En effet, il s’agit là exclusivement de sciences obtenues par don divin, et non de sciences acquises 26 ; on les appelle « sciences de chez Nous »27, par référence à la Parole coranique : {Et Nous lui enseignâmes venant d’auprès de Nous (min ladunna) une science}28.
La surabondance de cette science précède son intellection : quand ces connaissances surgissent, émanant du Donateur généreux (al-Wâhib), l’intellect s’en saisit, et elles se transforment pour lui en objets de conception ; plus précisément encore : elles deviennent des évidences, alors qu’auparavant il était incapable de les concevoir, se bornant à tourner autour de leurs enceintes protectrices ; bien plus, même s’il les entendait, il ne pouvait les reconnaître.
Cette Halte est ainsi consacrée aux déterminations et aux manifestations [des réalités divines] représentées par les images symboliques et les formes imaginatives qui permettent leur réalisation effective 29. Nous les avons donc “incorporées” dans les symboles 30 pour en faciliter la compréhension à nos frères et pour leur rendre accessible notre propos relatif à la connaissance des théophanies.
Mais attention ! Prends bien garde à ne pas te livrer à des spéculations conjecturales et des fantaisies imaginaires à propos de ce que nous allons mentionner dans cette Halte, en recourant à des représentations d’ordre conceptuel ou symbolique telles que la localisation, l’unification ou la propagation, la combinaison, la représentation schématisée, la jonction ou la disjonction, la correspondance ou la comparaison, ou par [des déterminations chronologiques comme] l’antériorité et la postériorité, [qualitatives du] comment, combien, avec quoi, [ou spatio-temporelles du] où, quand, et autres classifications diverses : quiconque conjecture de la sorte à ce sujet se précipite la tête la première dans l’abîme de la perdition 31.
Abd-al Kader
Notes :
1. Cette partie introductive ne comporte pas de titre dans le texte. 2. Coran, 14, 25 et 24, 35 ;
2, 26 ; 24, 43. Le terme utilisé ici est mathal, pl. amthâl.
3. Nous rappelons la parfaite correspondance sur cette question, jusque dans l’expression formelle, avec l’enseignement guénonien, essentiellement contenu dans IGEDH, II, ch. 7, SFSS, ch. 2, et SC, Av. propos.
4. Il y a là tout un ensemble de termes techniques relatif au domaine du symbolisme : mathal, que nous traduisons d’une manière générale par “symbole”, signifie littéralement “semblable”, “image représentative”, ou “exemple” ; darb, le “propos symbolique” est le procédé utilisé pour frapper l’esprit par son évidence immédiate ; quant au domaine du symbolisme, c’est celui de l’imagination (khayâl) et de sa fonction représentative (takhyîl).
5. Coran, 16, 74.
6. Il est bien établi ici, conformément à ce qui a été rappelé dans notre Introduction (ch. 11), que c’est uniquement l’Essence absolue, nommée par le Nom Allâh, qui, sous son aspect suprême, ne peut être objet du symbolisme, celui-ci n’ayant aucune raison d’être dans le domaine principiel pur.
7. Ces termes se rapportent tous à la même idée suggérée par la fonction du sumbolun (ibid., ch. 2), à savoir le rassemblement de deux parties distinctes et séparées ; le dernier, tout particulièrement (mutamâthalât), signifie aussi “ressemblance symétrique”.
8. Coran, 2, 26.
9. Suite du verset.
10. Ibid.
11. Mathâlât, de la même racine que mathal.
12. « Le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre (…), la nature tout entière peut être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle » (SFSS, p. 35).
13. Ce célèbre hadîth, dont nous avons rappelé l’importance dans notre Introduction (ch. 5), est cité et commenté par l’auteur à de nombreuses occasions, dans la suite du texte et dans d’autres Haltes.
14. Coran, 30, 8 ; 21, 21 et 10, 101. Ces trois modalités de la réflexion (tafakkur), de la clairvoyance (baçar) et de l’observation attentive (nazhar) font partie des moyens de la méditation sur les symboles proposés par l’injonction divine.
15. Ce passage, qui sera développé dans le chapitre suivant, doit être mis en relation avec la Sagesse d’Adam dans les Fuçûç al-Hikam, où le Cheikh al-Akbar affirme pareillement que « L’homme ne peut acquérir la connaissance métaphysique qu’au moyen de “Signes divins” qui sont dans les horizons et les âmes » (Le Livre des Chatons des Sagesses, trad C.-.A. Gilis, I p. 68).
16. Mâ dhâ, « ce qui est, ce qui se trouve dans les Cieux… », et non : « observez les Cieux…».
17. Coran, 6, 75.
18. Coran, 2, 26.
19. ‘Abara ; al-iʻtibar, l’interprétation ou la conceptualisation, fait aussi partie des termes techniques propres aux modalités du symbolisme.
20. Comparer ce passage avec IGEDH, II, ch. 7.
21. Suite du même verset.
22. Coran, 30, 30, ou, en suivant la traduction de M.Vâlsan, Il les a « naturé » (OM, p. 147).
23. Al-ʻaql al-ma’âshî.
24. Al-ʻaql ʻiqâl : ces deux mots dérivés de la même racine rappellent la fonction limitée de cet aspect de l’intellect.
25. Coran, 29, 43.
26. C’est la différence traditionnelle entre les sciences intuitives innées, ʻulûm wahbî, obtenues par le don (wahb) du Donateur (al-Wahhâb), et les sciences acquises, ʻulûm kasbî, acquises par effort personnel (kasb).
27. Ou, selon une traduction inédite de l’Introduction des Futûhât de M. Vâlsan, “sciences ladonniennes” (ʻulûm ladunnî).
28. Coran, 28, 66.
29. Tahqîq. La confirmation de la fonction initiatique du symbolisme est maintenant parfaitement explicite.
30. « Les vérités les plus hautes, qui ne seraient aucunement connues ou transmissibles par tout autre moyen, le deviennent jusqu’à un certain point, lorsqu’elles sont (…) incorporées dans les symboles » (SFSS, p. 34).
31. Il s’agit ici d’une énumération de diverses opérations symboliques, qui deviennent des limites négatives dans le cas où le symbole est pris pour le symbolisé. Cette attitude peut alors entraîner des conceptions anti-traditionnelles comme l’anthropomorphisme, l’associationnisme, l’idolâtrie, ou le panthéisme. Soulignons ici encore la parfaite concordance avec cet avertissement identique donné par Matgioi (La Voie métaphysique, ch. II) et repris par R. Guénon : « Gardons-nous bien de confondre la chose (ou l’idée) avec la forme détériorée sous laquelle nous pouvons seulement la figurer, et peut-être même la comprendre (en tant qu’individus humains), car les pires erreurs métaphysiques (ou plutôt antimétaphysiques) sont issues de l’insuffisante compréhension et de la mauvaise interprétation des symboles… » (SC, ch. 29, p. 150).