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Le mu’tazilisme est-il un humanisme ?

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La référence au mu’tazilisme dans les débats publics sur l’islam, les universités et certaines officines institutionnelles est de plus en plus courante en France. Le mu’tazilisme est associé, dans les représentations générales, au courant rationaliste de l’islam, celui qui a entre autres postulé la nature créée du Coran. Qu’en est-il réellement ? Dans un article de recherche synthétique consacré au mu’tazilisme et aux approches néo-mu’tazilites, Mouhib Jaroui met en évidence, en mobilisant une abondante bibliographie, la dimension politique de ce courant, la spécificité de l’approche rationnelle des mu’tazilites et souligne en quel sens les perceptions contemporaines sur le mu’tazilisme relèvent en grande partie d’une construction.

Lorsqu’on entend le terme de « mu’tazilisme », les mots de « rationalisme » et de « raison » viennent spontanément à l’esprit, mais rares sont ceux qui assimilent ce courant de pensée à la politique.

On s’imagine aisément que cette école de pensée aurait produit des théories rationnelles ex nihilo.

Une des idées reçues sur le mu’tazilisme consiste à dire qu’il est un courant de pensée apolitique ou antipolitique.

Cette opinion commune est inexacte au moins à double titre : la dimension politique de cette école « rationaliste » traverse ses cinq fondements (l’unicité divine, la justice divine, les promesses dans l’au-delà, la situation intermédiaire et l’impératif moral), tout comme son histoire témoigne de tensions politiciennes, de calculs et d’engagements des mu’tazilites eux-mêmes.

C’est ce qu’avance notamment la chercheuse Najâh Mohsine, lorsqu’elle écrit que « la politique a occupé une grande dimension des préoccupations des mu’tazilites aux niveaux théorique et pratique, et malgré cela, nous trouvons beaucoup de chercheurs spécialistes qui se concentrent sur les autres dimensions du mu’tazilisme en accordant très peu d’importance à cette dimension »1.

Raison pour laquelle elle entend dans cet ouvrage déterminer la position de ce courant de pensée vis-à-vis des questions de « l’islam politique », qu’elle définit comme « la réforme de la vie publique dans ses dimensions politiques et sociales à travers l’application des principes islamiques dans ces domaines »2, et vis-à-vis de la relation entre l’Etat et l’islam.

Les origines politiques de la naissance du mu’tazilisme

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Nombreuses sont les causes qui sont avancées pour expliquer l’émergence du mu’tazilisme.

L’avis le plus célèbre, et relativement retenu par rapport aux autres, est la fameuse opposition de Wâçil Ibn ‘Atâ avec son maître Hasan al Basrî sur le statut du pécheur. Wâcil Ibn ‘Atâ, considéré comme le fondateur du mu’tazilisme, pensait que le pécheur n’est ni croyant, ni mécréant, mais dans un état intermédiaire, celui de « pervers », une catégorie qui n’empêchera pas ce courant « rationaliste » de verser dans l’anathème le plus extrême.

A priori, ce fondement n’a rien de politique comme tente de le montrer avec insistance un orientaliste comme Henry Corbin : « ni l’une, ni l’autre [la politique comme cause première de la naissance du mu’tazilisme] n’ont leur raison suffisante dans la « politique » 3.

Du même auteur à lire : Abdelwahab al-Messiri : de quoi la déconstruction est-elle le nom ? 1/3

Mais, est-ce vraiment le cas ? Najâh Mohsine a un tout autre avis : « De notre point de vue, la divergence survenue entre Wâçil ibn ‘Atâ et son maître Hasan al Basrî, sur celui qui commet un grand péché, est une divergence d’ordre politique, même si elle semble à première vue d’ordre religieux et doctrinaire »2.

Une position justifiée selon elle par le fait qu’à cette époque, les luttes politiques entre factions sur la question de l’imâmat, à savoir les chiites, omeyyades et kharijites, ont ouvert la voie à ce type de questionnement sur celui qui commet le grand péché. On trouve cet avis parmi d’autres dans l’ouvrage de référence de Shahrastânî 4 et chez Al-Baghdâdî 5.

La question de l’origine politique du mu’tazilisme nous amène naturellement à envisager brièvement la question des origines de la démarche mu’tazilite, en particulier sur le dogme de la situation intermédiaire qui est consubstantiel à ce courant.

Il s’agit d’une pensée de nature politique, qui a pris naissance entre les mains d’hommes qui ont pratiqué la politique et l’engagement social, ont participés aux dissidences, et n’étaient pas de simples penseurs théoriciens contemplatifs. Mohamed ‘Oumara

Certains penseurs le font ainsi remonter à la période connue sous la mention de la fitna al kubra (la grande discorde) entre Ali (as) et Mouawiyya et puis entre Hassan (as) et Mouawiyya.

C’est le cas de Nawbakhtî pour qui « parmi les groupes qui se sont constitués après l’allégeance faite à ‘Ali (as), il y en a un du côté de Sa’d ibn Mâlik, Sa’d ibn Abî Waqqâs, ‘Abdallah ibn ‘Omar, Mohammed ibn Maslama, ‘Osman ibn Zayd, tous ceux-là se sont séparés de ‘Alî, ils se sont abstenus de combattre, soit pour lui, soit contre lui. D’où ils furent nommés mu’tazilites. Ce sont les ancêtres de tous les mu’tazilites postérieurs »6.

Pour autant, et malgré leur rationalisme plus marqué que leurs prédécesseurs, les mu’tazilites postérieurs seront davantage politisés, comme le prouvent leur opposition frontale avec les omeyyades et leur appel à renverser les détenteurs de l’autorité qui transgressent la législation islamique, la Sharia. Nous y reviendrons.

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Bien des auteurs contemporains défendent également cette thèse, c’est le cas notamment de Mohamed ‘Âbid Al-Jâbirî qui retranscrit le cadre politique et idéologique dans lequel est apparu le fondement « La situation intermédiaire » qui était le point de départ de l’école mu’tazilite.

(M. A. Jabrî, Critique de la raison arabe, vol 3, La raison politique arabe, p. 323, en arabe. L’ouvrage est aussi disponible en français).

Pour finir, nous voudrions évoquer l’avis de Ja’far Assubhânî, muhaqqiq, c’est-à-dire un vérificateur scrupuleux des sources de l’islam, qui appelle à un usage prudent et raisonné des écrits des adversaires des mu’tazilites, ceux des ash’arites notamment comme l’imam al-Ash’arî, al-Baghdâdî et Ashahrastânî qui écrivent sur cette école, craignant le conflit d’intérêt et le manque d’objectivité.

L’auteur s’appuie pour sa part sur les écrits des grandes figures de l’école mu’tazilite et, après avoir relaté tous les avis disponibles, retient lui-même la probabilité du facteur politique à l’origine du « mu’tazilisme »7.

En résumé, que ce soit le premier avis cité plus haut ou les autres avis, la politique demeure selon de nombreux spécialistes l’un des premiers facteurs explicatifs de l’appellation « mu’tazilisme ».

Qu’en est-il de l’engagement politique des acteurs mu’tazilites ?

Pouvoir califal et mu’tazilites : les liaisons dangereuses

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« Le philosophe », de Ludwig Deutsch.

Avant d’aborder cette relation dangereuse entre califes et mu’tazilites rappelons que ceux-ci n’étaient pas des théoriciens déconnectés de leur contexte social et politique.

Ils étaient bien organisés et agissaient aussi bien publiquement que secrètement, en fonction des circonstances.

Comme le dit franchement Mohammed ‘Oumara un néo-mu’tazilite contemporain, « il s’agit d’une pensée de nature politique, qui a pris naissance entre les mains d’hommes qui ont pratiqué la politique et l’engagement social, ont participés aux dissidences, et n’étaient pas de simples penseurs théoriciens contemplatifs.8 »

Par exemple, la réflexion mu’tazilite autour de la question du « jabr » (le déterminisme du destin qui justifie l’ordre existant) est en étroite relation avec le pouvoir omeyyade qui s’est imposé sur la base de cette question et qu’ils condamnent :

« Les mu’tazilites ont toujours fait le lien entre le « jabr » et le pouvoir omeyyade », et ont vu dans ces idées de jabr des perspectives politiques dans la société, bien plus, ils ont accusé Mouawiyya ibn abi Sufyân d’être le premier à propager ces idées afin de légitimer son pouvoir et faire croire aux gens que s’il est arrivé au pouvoir c’est parce que Dieu l’a voulu, c’est donc le destin qu’il faut accepter 9».

Mais un événement très regrettable dans l’histoire du mu’tazilisme, que les néo-mu’tazilites contemporains ne nient pas, est sans doute cette relation incestueuse entre les mu’tazilites et quelques califes abbassides lors de ce qui sera appelé la « Mihna ».

Il s’agit de la fameuse controverse autour du Coran crée/incréé. Les mu’tazilites défendaient la thèse de la création du Coran par Dieu, et les gens du hadith, au premier rang desquels Ahmed Ibn Hanbal, croyaient en la non création du Coran, La parole divine étant éternelle.

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Proches du pouvoir califal jusqu’à investir des fonctions politiques de premier ordre, les mu’tazilites ont alors procédé à des interrogatoires massifs, des détentions, des tortures et des exécutions sur la place publique pour servir d’exemple à tous ceux qui refuseraient de croire en la création du Coran.

Ce fut le cas du mu’tazilite Ibn Abî Doâd, ministre du calife Al-Ma’moun, qui ordonna les interrogatoires retranscrits par les historiens.

Jafar Assubhânî confirme cet épisode historique dans lequel les mu’tazilites avaient pris part activement :

« Et lorsque les mu’tazilites sont arrivés à l’époque du calife al-Ma’moun et ensuite al-Wâthiq, ils ont connu un haut degré de puissance avec le soutien inconditionnel des abbassides, au point de délaisser leurs premiers modes d’action –la liberté d’expression et de pensée – et d’adopter la voie de la contrainte »10.

Les mu’tazilites « ne défendaient pas l’islam uniquement par des discussions terminologiques, mais utilisaient la force lorsque cela était possible »11.

Jafar Assubhânî fait même le parallèle entre « l’inquisition au moyen âge » dans le monde chrétien et le courant dit « rationaliste ».

Si pour les mu’tazilites, la raison est première dans l’ordre logique, chronologique et donc ontologique, cette primauté n’établit pas de rupture entre la raison et les textes, comme cela s’est produit dans la modernité occidentale, mais une dialectique salutaire entre eux, le Texte étant révélé à un être doué de raison qui  est destiné à comprendre et méditer sa signification.

Quelques interrogatoires sont devenus célèbres. Le penseur et philosophe égyptien Zaki Naguib Mahmoud les aborde dans l’un de ses ouvrages 12 avec une précision déconcertante. Les répondants aux questions de la police s’efforcent de donner des réponses vagues, tortueuses et elliptiques pour éviter le châtiment, sans pour autant dire que le Coran est créé.

Ce qui n’a pas empêché la torture de quelques fuqahas, sous l’ordre de Mu’taçim, comme Ahmed Ibn Hanbal jusqu’à perdre connaissance.

(Zaki Naguib Mahmoud, Renouvellement de la pensée arabe, 1971, 11ème éd. 2018, pp. 33-40, en arabe).

Le cas de Ahmed al-Khuzâ’î (m. 842) est assez emblématique du régime de terreur mis en place et appuyé par les mu’tazilites.

Mort en prison sous la torture, sa tête fut déposée dans un lieu public à Bagdâd pour dissuader les gens de suivre son exemple et le reste de son corps a même été exposé à Samrâ 13.

Selon les historiens, c’est cette liaison dangereuse qui conduira les mu’tazilites et le mu’tazilisme à leur perte.

Car au moment où les mu’tazilites perdirent le soutien des califes, les populations et les intellectuels réduits autrefois au silence prirent leur revanche en utilisant les mêmes procédés liberticides utilisés par les « rationalistes » de l’islam.

C’en était alors fini du mu’tazilisme.

Si la dimension politique des mu’tazilites était bien réelle, comme nous l’avons vu, il n’en demeure pas moins que jusqu’à nos jours ils restent davantage célèbres pour leur rationalisme que leur islamisme (islam politique).

Les néo-mu’tazilites sont-ils fidèles au mu’tazilisme ?

Qu’en est-il de la rationalité ? Les mu’tazilites sont connus pour avoir soutenu la « prééminence de la raison par rapport aux Textes ».

Les néo-mu’tazilites n’appellent-ils pas eux-mêmes à la revivification de l’héritage rationaliste mu’tazilite ? Qu’en est-il réellement ? En réalité, la chose est plus complexe et plus nuancée que cela.

Une des idées reçues qu’on retrouve souvent dans certains ouvrages contemporains, est l’absence de crédit accordé par les mu’tazilites aux Textes fondateurs de l’islam, aux hadiths notamment.

Quand on lit les auteurs mu’tazilites, on s’aperçoit que cette idée est fausse.

Pour l’école mu’tazilite, la raison est inséparable des textes.

Par exemple, Al-Qâdî Abdeljabbâr, dans  ses volumes, écrit :

« La première preuve est la raison, car c’est par elle qu’on distingue le bien du mal, et c’est par elle que nous savons la force probante du Coran, ainsi que la Sunna et le consensus », et il ajoute que Dieu s’adresse aux gens doués de raison »14.

Si pour les mu’tazilites, la raison est première dans l’ordre logique, chronologique et donc ontologique, cette primauté n’établit pas de rupture entre la raison et les textes, comme cela s’est produit dans la modernité occidentale, mais une dialectique salutaire entre eux, le Texte étant révélé à un être doué de raison qui est destiné à comprendre et méditer sa signification.

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On constate également que si le Coran est à leurs yeux la source scripturaire la plus importante comme pour toutes les écoles musulmanes, la sunna et le consensus demeurent également des preuves juridiques pour les mu’tazilites, bien que le mu’tazilisme ne soit pas une école juridique mais théologique.

Prenons le cas du hadith :

« Les mu’tazilites sont connus pour l’absence d’importance du hadith chez eux. Mais cette opinion est fausse. Ils n’ont pas renié le hadith dans sa totalité, ils s’en servaient même pour réfuter leurs adversaires et pour étayer leurs thèses ».

(Najâh Mohsine, « La pensée politique chez les mu’tazilites », p.18).

Les mu’tazilites posent des conditions assez strictes dans l’acceptation du hadith, comme d’ailleurs de nombreuses écoles musulmanes.

Et on connait les attaques dont a fait l’objet l’imam Shâfi’î accusé d’avoir inventé une source autre que le Coran, la sunna (lire les écrits de M. Arkoun et surtout d’Abou Zayd 15 sur le sujet, qui lui a accordé tout un ouvrage).

S’agissant du consensus (ijma’), il s’agit d’une source de la Législation chez la majorité des mu’tazilites, hormis quelques-uns comme An-Nadhâm.

Et cette source trouve son appui chez les mu’tazilites sur les sources scripturaires, le Coran et la Sunna, et non sur la raison.

Du même auteur : La controverse sur le principe de causalité entre Al-Ghazâlî et Ibn Rushd

Cette acceptation de l’ijma’ révèle à certains égards l’attachement des mu’tazilites à la tradition, tout au moins sur le plan théorique, et démontre que les mu’tazilites n’étaient pas dans une approche purement rationaliste.

Ces éléments démontrent que dans l’école « rationaliste » de l’islam, la raison n’est pas tout à fait indépendante des sources scripturaires.

Pour finir, ajoutons que l’analogie (qiyyâs) est également une preuve juridique chez eux, avec quelques divergences.

Quant à la raison, si le terme est souvent invoqué, les analyses de cette source sont quasiment absentes.

Une raison plus dialectique que démonstrative

En effet, lors de nos recherches sur le mu’tazilisme nous avons trouvé très peu d’éléments qui portent spécifiquement sur la raison ou la rationalité dans ce courant, et quand la raison est mentionnée, elle est très vaguement définie.

Ceci s’explique probablement par le fait que les mu’tazilites étaient avant tout une école du Kalam.

Or, on sait que le Kalam, à ses débuts, était apologétique et défensif, c’est-à-dire qu’il consistait à défendre la religion musulmane contre les gens du Livre notamment, et sa méthode était plus dialectique que démonstrative.

Lorsque les néo-mu’tazilites entendent revivifier le rationalisme mu’tazilite, ils pensent de facto à la rationalité occidentale, c’est-à-dire une rationalité strictement théorique ou instrumentale, voire matérialiste. Or, les cinq fondements du mu’tazilisme ne s’inscrivent pas dans cette perspective.

Les mu’tazilites étaient justement surnommés les « défenseurs ». C’est ce que soulève ‘Âtif ‘Irâqî :

« Cependant, leurs recherches n’étaient pas bien définies car leur nature était dialectique et relevaient du Kalam en s’appuyant sur des versets qui allaient dans leur sens et en interprétant d’autres versets contraires à leur opinion (…), et ils ne voulaient pas s’extraire de ce cercle étroit pour un cadre d’analyse plus large, c’est-à-dire un cadre philosophique » 16.

Ajoutons à cela qu’il n’y a pas de philosophie spécifiquement mu’tazilite du droit ou des fondements du droit musulman, à l’image d’un Shafi’î ou d’un Shâtibî pour ne rester que dans le cadre sunnite.

Il n’est pas étonnant d’ailleurs de voir que dans la trilogie de M. A. Jabrî – l’indication, l’illumination et la démonstration – les mu’tazilites sont mis dans le même sac que les ash’arites, c’est-à-dire dans l’indication (al-bâyân), alors qu’on s’attendrait logiquement à trouver ce courant dit « rationaliste » dans la démonstration (al-borhân), à l’instar de Ibn Bâja, l’un des premiers critiques de Ghazâlî, ou d’Ibn Rushd.

Même Ibn Hazm a mérité la place de la démonstration.

En effet, la conception de la causalité chez les mu’tazilites, par exemple, est assez similaire de celle des ash’arites :

« Les ash’arites n’étaient pas les seuls à nier le principe de causalité en lui préférant « l’habitude », les mu’tazilites ont fait cela bien avant eux, malgré leur « rationalisme » qu’on exagère beaucoup ; et malgré leur « création des actes », que certains chercheurs contemporains exagèrent beaucoup pour y voir « une liberté humaine », la question tourne en réalité autour de la non création du mal par Dieu, et non pas une confirmation de la liberté humaine au sens contemporain du terme. Il est temps de délaisser ce genre d’« interprétations » qui révèle davantage notre volonté de trouver chez nos ancêtres ce qui nous manque aujourd’hui ».

(Mohamed ‘Âbid al-Jâbrî, Structure de la raison arabe, p. 205, en arabe, édition Markaz addirâssât al-wahdat al’arabiyya).

Notons enfin que Ibn Rushd lui-même a placé les ash’arites et les mu’tazilites dans la même approche.

La raison politique des mu’tazilites

A la lumière de ces éléments, il est facile de comprendre que lorsque les néo-mu’tazilites entendent revivifier le rationalisme mu’tazilite, ils pensent de facto à la rationalité occidentale, c’est-à-dire une rationalité strictement théorique ou instrumentale, voire matérialiste.

Or, les cinq fondements du mu’tazilisme ne s’inscrivent pas dans cette perspective, ou bien pour parler comme Henry Corbin, « la distinction nettement tranchée entre « philosophie » et « théologie » remonte, en Occident, à la scolastique médiévale.

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Elle présuppose une « sécularisation » dont l’idée ne pouvait venir en Islam, pour la première raison que l’Islam n’a pas connu le phénomène Eglise, avec ses implications et ses conséquences » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 14).

Prenons l’exemple du cinquième fondement du mu’tazilisme, l’impératif moral de recommander le bien et de blâmer le blâmable.

Outre sa dimension extrêmement politique soulignée par de nombreux chercheurs, on se trouve ici aux antipodes de la raison pratique kantienne et de son autonomie.

La morale mu’tazilite, hyper-normative, est fondée sur l’hétéronomie.

Non seulement les citoyens sont amenés à pratiquer ce que nous appellerions aujourd’hui en Occident le « prosélytisme », mais c’est surtout à l’imam (au sens politique et non cultuel du terme) d’assurer cette fonction y compris par « l’épée », comme l’écrit noir sur blanc l’un des plus grands mu’tazilites de cette école (Al-Qâdî Abdeljabbâr, Sharh al-Uçûl al-khamssa 17).

Quelques penseurs contemporains tentent de faire renaître la pensée mu’tazilite de ses cendres en lui donnant un nouvel habit et avec de nouvelles appellations comme le rationalisme, les Lumières, le renouvellement, l’émancipation intellectuelle, le progrès, la modernité, sous l’influence de la pensée rationaliste occidentale et matérialiste (…) Il est évident que cette raison qu’ils prennent pour arbitre est une raison influencée par la pensée occidentale. Belhachemi Houaria

Il en est de même pour le fondement le plus politique, « la situation intermédiaire », où celui qui commet un grand péché n’est ni croyant, ni mécréant, mais un pervers qui périra en enfer.

C’est dans le cadre de ce fondement notamment que les mu’tazilites appellent à la destitution de l’imam (le pouvoir exécutif) de ses fonctions politiques au cas où il n’obéirait pas à la sharî’a.

Enfin, s’agissant du premier fondement, l’unicité, « l’islamité du pouvoir est centrale, la civilisation islamique a refusé le pouvoir s’il n’est pas islamique, et les mu’tazilites considèrent la condition de l’islamité comme fondement de légitimité (…), l’unicité fait partie des fonctions du pouvoir politique, à savoir le « gardien de la religion » (…) la question de la création du Coran au départ n’était venue que pour défendre l’unicité contre les compréhensions déviantes ».

(Najah Mohsin, La pensée politique chez les mu’tazilites, chez Dâr al-ma’ârif, p. 50).

On est donc très loin de la laïcité dont certains néo-mu’tazilites se prévalent, la laïcité étant absente aussi bien dans leur approche de la rationalité que dans leur propre engagement politique.

Mais alors comment expliquer ce regain d’intérêt pour le mu’tazilisme chez quelques néo-mu’tazilites laïcistes ?

Les néo-mu’tazilites, une raison plus occidentale que mu’tazilite ?

La raison et la liberté sont certes des thèmes récurrents des écrits néo-mu’tazilites, mais non sans influences de la pensée occidentale.

Tel est l’avis de plusieurs auteurs telle que la chercheuse algérienne en philosophie Belhachemi Houaria qui constate que « quelques écrivains et penseurs contemporains tentent de faire renaitre la pensée mu’tazilite de ses cendres en lui donnant un nouvel habit et avec de nouvelles appellations comme : le rationalisme, les Lumières, le renouvellement, l’émancipation intellectuelle, le progrès, la modernité, le courant religieux illuminé,  la gauche islamique, sous l’influence de la pensée rationaliste occidentale et matérialiste (…) Et il est évident que cette raison qu’ils prennent pour arbitre est une raison influencée par la pensée occidentale » 18.

Nous pensons également à Nasr Hamid Abou Zayd. Ce dernier néo-mu’tazilite réhabilite la création du Coran chez les mu’tazilites pour faire du Texte « un produit culturel et historique ».

Selon lui, « dire que le texte est un produit culturel nous parait l’évidence même » (Nasr Abou Zayd, Critique du discours religieux, p.p 27-28, édition Actes Sud).

Or, lorsque les mu’tazilites avaient défendu la thèse de la création, ça n’était pas pour historiciser les textes de l’islam, mais pour préserver l’unicité de Dieu, le premier de leurs cinq fondements, car, pour eux, dire que la parole de Dieu est incréée reviendrait à dire qu’il pourrait avoir un associé en cette qualité, à l’instar du dogme des chrétiens.

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Encore une fois, on voit bien comment les néo-mu’tazilites, bien qu’ils se prévalent du mu’tazilisme pour asseoir leur légitimité dans la tradition islamique, s’en distinguent aussi bien dans la forme que dans le fond.

Car dans le cas d’Abou Zayd notamment, ses maîtres à penser sont davantage Nietzsche, Saussure, Foucault et Derrida qu’un Qâdî Abdeljabbar ou d’un Jâhidh et ce bien que ce dernier mu’tazilite ait fait l’éloge du doute bien avant Ghazâlî et Descartes.

Certains néo-mu’tazilites influencés par la pensée occidentale vont jusqu’à justifier et cautionner la répression passée des mu’tazilites envers leurs adversaires, fidèles en ce sens à leurs ancêtres.

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Prenons comme illustration le cas de l’intellectuelle tunisienne, désormais connue, Najia El-Ourimî.

Elle pense trouver chez les mu’tazilites une « sécularisation de la morale » et une « représentation arabo-islamique et humaniste de la morale ».

Selon elle, la crise de la Mihna a été provoquée par les fuqahas et les gens du hadith !

« Le pouvoir a été contraint d’entrer dans cette crise ; il a été contraint par les fuqahas et les gens du hadith qui voyaient dans la politique clémente de Ma’moun envers toutes les écoles et ses encouragements à traduire le patrimoine rationaliste grecque une innovation blâmable et une mécréance » au point de qualifier le calife de « commandeur des mécréants ».

Face à ces anathèmes, les califes n’auraient fait que se défendre, d’autant plus que, toujours selon Ourîmî, ils comptaient renverser le pouvoir ! (Najia El-Ourîmî, pp. 287-288) 19.

Une lecture censée dédouaner les mu’tazilites de cette faute historique.

Mouhib Jaroui

Notes :

1- Najâh Mohsine, « La pensée politique chez les mu’tazilites », édition Dâr al-ma’ârif.

2-Ibid.

3-Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 157, Folio essai.

4- Shahrastânî, « Al-milal wa nihal », chez Dâr ibn Hazm

5- Al-Baghdâdî, « al-Farq bayna al-firaq », édition Dar al Ma’rifa, p. 118.

6-Nawbakhtî, « Firaq Ashî’a », p. 5, édition Matba’at Addawla, Istambul, 1931.

7-Chaykh Ja’far Assubhânî, « Bohûth fî al-Milal wa Nihal », édition moassassat al-imam Assâdiq, vol 3, p. 234.

8- Mohamed ‘Oumara, « Les mu’tazilites et le problème de la liberté », chez dâr ashorouq.

9-Ibid.

10- Chaykh Ja’far Assubhânî, « Bohûth fî al-Milal wa Nihal », vol 3, p. 515, édition Moassassat al-imam Assâdiq.

11-Ibid, p595.

12-Zaki Naguib Mahmoud, « Le renouvellement de la pensée arabe », chez Dar Ashorouq.

13-Mohamed ‘Âmir Châbrâ, « La civilisation musulmane. Les causes du déclin et le besoin de la réforme », 2012, IIIT, p. 155, en arabe, édition al-ma’had al-âlamî lilfikr al-islâmî.

14- Al-Qâdî Abdellajbbâr, « Al-Mughnî fî abwâb attawhîd wa al-‘adl », vol13, p. 280, édition Dar el Kutub.

15- « L’imam Shafi’i et la fondation de l’idéologie du juste milieu » chez Al-Markaz Athaqâfî Al-‘Arabî.

16-‘Âtif ‘Irâqî, Renouvellement dans les écoles de la philosophie et du kalam, 1973, p. 166, en arabe.

17- Sharh al-uçul al-khamssa, chez Maktabat wahbat.

18- Belhachemi Houaria, « Le mu’tazilisme et le projet de la philosophie islamique », 2016, volume 1, p. 568 in encyclopédie de la philosophie islamique, ouvrage collectif en 2 volumes, en arabe, éditions Ibn Nadîm et Dâr arrawâfid.

19-Najia El-Ourîmî, Al-Hussn wa al-Qubh ‘inda al-Mu’tazila. Bahth fi al-marjii’yyât al-fikriyya wa attârîkhiyya, p. 292, in La question de la morale dans la civilisation arabo-musulmane, 2018, pp. 263-295, ouvrage collectif en arabe, édition al-markaz al’arabî lilabhâth wa dirâssat assiyyasât.

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