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Le Prophète : la bataille de Badr 5/6

Bataille décisive pour la survie de l’islam, la bataille de Badr s’est déroulée à l’an II de l’Hégire (624 de l’ère chrétienne). Retour sur un épisode majeur de la vie du Prophète de l’islam.

Une caravane d’une importance exceptionnelle, composée de mille chameaux, avait été expédiée par les Mecquois en Syrie, pour en rapporter les marchandises les plus précieuses et les plus recherchées. L’occasion attendue par le Prophète était arrivée. S’il parvenait à s’emparer de cette caravane, il porterait un coup ruineux à ceux qui l’avaient exilé et cela, espérait-il, sans massacre inutile. L’escorte du convoi se composant d’une quarantaine d’hommes tout au plus, ne pourrait opposer de sérieuse résistance et serait obligée de se rendre, sans combattre.

Mais il arriva trop tard, la caravane était passée. Il résolut alors de la surprendre au retour. Un des partisans laissés par lui pour surveiller les routes vint enfin le prévenir que la caravane était annoncée et passerait bientôt à hauteur d’al-Madina, poursuivant sa route habituelle, entre la route de la montagne et la mer. Le Prophète fit aussitôt appel à tous les croyants, sans distinction d’origine et ceux-ci accoururent au nombre de plus de trois cents, désireux d’infliger aux idolâtres un châtiment exemplaire.

Soixante-treize Muhâjirûns étaient venus se ranger à ses côtés et, pour la première fois, les Ansârs, au nombre de deux cent quarante, s’étaient joints, pour le combat, à leurs frères en Islam. Soixante-dix chameaux avaient été réunis pour le transport de l’eau et des vivres ainsi que pour le repos des piétons, qui les monteraient à tour de rôle.

Par contre, l’expédition n’était guère riche en cavalerie. Elle ne disposait que de quatre chevaux, appelés Barâja, al-Bahrmi, Yassum et Sell, lesquels étaient conduits à la main, ne devant être utilisés qu’au moment propice de la bataille. Le liwwa (étendard blanc) fut confié à Moçab et Abadri et le drapeau des Ansârs, à Sa‘d ibn Mu‘âdh. L’organisation d’un qawm aussi nombreux ne pouvait malheureusement demeurer secrète. Les Hypocrites et les Banû Israîl, observant toutes les allées et venues de Muhammad eurent vent de ses préparatifs et de leur destination. Ils expédièrent des messagers à Abû Sufyân, chef de la caravane, afin de l’informer du danger qui le menaçait.

Celui-ci dépêcha à la Mecque un Arabe de la tribu des Ghifârs, du nom de Dhamdham, pour réclamer du secours, lui promettant une riche récompense si grâce à sa diligence il parvenait à sauver son convoi. Les habitants de la Mecque avaient tous, plus ou moins, contribué de leurs deniers à l’organisation de la grande caravane et, escomptant son prochain retour, ils se réjouissaient déjà des fructueux bénéfices qu’elle allait leur rapporter. À toute heure, par groupes, ils se rendaient aux portes de la ville et fouillaient des yeux les profondeurs de la vallée que suit la route de la Syrie, dans l’espoir d’y apercevoir quelque messager.

Un jour enfin, un homme, balancé à l’amble rapide de son chameau de course, apparut à l’extrémité du ravin, se dirigeant de leur côté. Lorsqu’il fut assez proche pour que l’on puisse distinguer son aspect et celui de sa monture, quelle fut la stupeur des Mecquois ! En signe de désespoir, cet homme, qui n’était autre que Dhamdhâm, avait lacéré ses vêtements, tourné sa selle à l’envers, fendu les narines et coupé les oreilles de son chameau. Dès qu’il fut à portée de voix, défaillant de fatigue, haletant, il cria : « Malheur à vous, ô Quraysh ! Votre caravane ! Votre caravane ! »

Angoissés, les Quraysh l’entourèrent, le pressèrent de questions et, lorsqu’il eut repris son souffle, il décrivit la périlleuse situation de leur caravane. Ce fut chez eux une explosion de fureur. Ainsi, à l’instant même où ils se voyaient sur le point de réaliser leurs plus brillants espoirs, voilà que ce Muhammad dont ils se croyaient définitivement débarrassés, menaçait de les ruiner ! Un conseil extraordinaire, réuni à la hâte, décida qu’il n’y avait pas une minute à perdre.

Afin de prévenir un pareil malheur, tous, grands et petits, étaient prêts à payer de leurs biens et de leur personne. Une armée fut immédiatement levée, se composant de neuf cent cinquante hommes et disposant de cent chevaux et de sept cents chameaux. Les troupes idolâtres sortirent de la ville, au milieu de saluts frénétiques. Une longue file de jeunes chanteuses, éblouissantes comme autant de soleils, le visage rayonnant, les yeux étincelants, leurs vêtements diaprés et resplendissants d’or et de pierreries les précédaient, soit en proférant contre les Musulmans les plus amères satires, soit en déclamant des poèmes héroïques, rythmés au son des tambourins, qui faisaient bondir d’ardeur les cœurs de leurs amants.

Mieux encore, Iblîs (Satan), dissimulé dans les replis de leur âme, suggérait aux infidèles des rêves de triomphe et de vengeance, quitte à les abandonner honteusement dans le cas où Allah manifesterait Sa puissance en faveur de leurs adversaires. « Et lorsque Satan leur embellit leurs actes et leur dit : « Aucun ne peut aujourd’hui vous battre parmi les humains et je suis là pour vous prendre sous ma protection. »… » 72 Des préparatifs de ses ennemis, le Prophète n’avait encore aucun soupçon. Après avoir puisé de l’eau à Er-Rawhâ, il fit halte auprès de la bourgade de Çafra, envoya aux renseignements deux éclaireurs, Besbas et ‘Adi et campa dans la vallée de Dhufrân.

Le lendemain, dès la première heure, il repartit et s’arrêta à quelques kilomètres des puits de Badr. Les deux éclaireurs, se doutant que la caravane se dirigeait vers cet important point d’eau, s’y étaient rendus en pressant hâtivement leurs montures. Ils y trouvèrent deux femmes bédouines qui se disputaient à hauts cris, tout en remplissant leurs outres.

L’une d’elles réclamait âprement à sa compagne une somme d’argent qu’elle lui avait prêtée et la débitrice lui répondait : « Patiente jusqu’à demain ou après-demain, car d’ici là, la grande caravane sera de retour et j’aurai gagné par elle de quoi te rembourser. » – « Elle a raison, confirma An-Najdi, chef de la tribu des Djehnâs, qui se trouvait également au puits. C’est bien pour demain ou après-demain que la caravane nous est annoncée. »

Suffisamment renseignés, Basbas et ‘Adi abreuvèrent leurs montures et revinrent sans tarder informer le Prophète qui fut satisfait de voir ses prévisions se réaliser. Quelques instants plus tard, cependant, il fut rejoint par l’un des partisans qu’il entretenait à la Mecque. Celui-ci apportait la plus inquiétante des nouvelles.

L’expédition des idolâtres arrivait à marche forcée au secours d’Abû Sufyân. Muhammad en fut au plus haut point préoccupé. L’ardeur des Musulmans, partis en campagne contre une caravane défendue par une faible escorte, n’allait-elle pas être ébranlée, lorsqu’ils verraient devant eux des forces tellement supérieures aux leurs ? Mais il ne voulut pas leur dissimuler la gravité de la situation. Il réunit les chefs principaux, leur exposa ce qu’il avait appris et leur demanda de quel côté il leur semblait préférable de porter leurs efforts. Il y eut un moment d’indécision.

L’appât du butin avait, il faut l’avouer, ajouté son charme au désir du châtiment à infliger aux idolâtres. Mis en demeure de se prononcer, certains d’entre eux objectèrent : « Est-ce donc à une tuerie que tu veux nous conduire ? » Cette attitude leur fut sévèrement reprochée : « Et lorsque Dieu vous promet l’un des deux clans qu’il sera à vous ; vous souhaitez que ce soit le clan sans armes qui sera à vous… » 73

Alors se leva Miqdâd, pour protester avec force : « Ô Prophète, va sans hésiter vers ce qui t’est ordonné. Par Allah, nous ne te dirons pas comme les Béni Israël, à Moïse : « Va au combat avec Ton Seigneur quant à nous, nous t’attendrons ici ! » Nous te dirons au contraire : « Va au combat avec Ton Seigneur et tu nous trouveras toujours et partout à tes côtés. » » Le Prophète appela sur la tête de son courageux disciple la bénédiction divine.

Puis il reprit : « Réfléchissez, ô gens du qawm. » Il s’adressait ainsi aux Ansârs qui pouvaient ne pas se croire engagés par le serment de l’Agabâ à autre chose qu’à le protéger tant qu’il se trouverait dans leur cité. Mais Sa‘d ibn Mu‘âdh se dressa, affligé de sentir que le dévouement des Ansârs put être un instant suspecté : « En toi nous avons une confiance sans limites et nous t’avons donné notre parole, s’écria-t-il. Va vers ce qui t’est ordonné et, je le jure par Celui qui t’a envoyé pour le triomphe de la vérité, si tu nous invitais à nous enfoncer dans les flots de la mer, nous nous y précipiterions avec toi ! »

Cette déclaration délivra le Prophète de l’inquiétude qui l’obsédait et qui l’avait empêché d’avoir recours aux Ansârs pour ses précédentes expéditions. Sa figure resplendit d’une émotion reconnaissante et inspirée et, les yeux fixés sur une vision qu’il était seul à percevoir : « Réjouissez-vous, ô gens du qawm, leur cria-t-il, je vois les combattants aux prises et les troupes des ennemis en déroute ! »

Tous, comprenant que la bataille était proche, s’y préparèrent avec une admirable confiance. Quant à Abû Sufyân, depuis qu’il avait été prévenu de la sortie des Musulmans, il s’était constamment tenu sur ses gardes. Il avait accéléré l’allure de la caravane et, prenant lui-même les devants, il était arrivé à Badr presque aussitôt après le passage des éclaireurs du Prophète.

Auprès du puits se trouvait encore An-Najdi, qu’il questionna : « N’est-il passé aucun rôdeur de ce côté ?» – « Je n’ai aperçu que deux hommes montés sur deux chameaux, qui vinrent s’abreuver aux puits. » Abû Sufyân courut à l’endroit où le sable gardait la trace des chameaux agenouillés, tant dis que leurs maîtres puisaient de l’eau. Il y trouva du crottin tout frais, qu’il émietta entre ses doigts et dans lequel il découvrit de nombreux noyaux de dattes : « Par nos dieux ! Ces chameaux sont venus d’al-Madina et nos ennemis ne sont pas loin ! » Pensa-t-il. Sachant que, dans les environs, seuls les chameaux d’al-Madina étaient nourris au moyen de noyaux de dattes détrempés.

Aussi, détournant immédiatement la caravane du puits de Badr, il abandonna la route directe pour faire un crochet vers l’Ouest et longer le rivage de la mer. Il put, de la sorte, échapper aux soldats de l’Islam et une fois en sécurité, il dépêcha, un nouveau courrier aux Quraysh, pour leur conseiller de rentrer à la Mecque, leur secours lui étant désormais inutile.

« Nous n’en ferons rien, s’écria leur chef, Abû Jahl, emporté par sa haine, nous pousserons jusqu’au puits de Badr. Nous camperons durant trois jours et trois nuits que nous passerons en festins, égorgeons des animaux pour nous repaître de leur chair et buvant à notre soûl des liqueurs fermentées. La nouvelle de notre expédition, en ce lieu qui réunit chaque année, pendant une foire de huit jours, tous les Arabes de la contrée, aura un immense retentissement et inspirera la crainte salutaire de notre puissance ! »

Gonflés d’orgueil par ce discours si flatteur pour leur amour-propre, alléchés par la perspective des festins et des libations, tous les idolâtres approuvèrent leur chef et continuèrent leur route vers Badr. Les croyants se dirigeaient vers le même lieu, ignorant s’ils allaient rencontrer la caravane, l’armée des Quraysh ou les deux réunies.

Afin de se renseigner, Muhammad envoya Ali et Zubayr en éclaireurs. Ceux-ci surprirent deux jeunes gens à la recherche d’un puits pour y remplir leurs outres vides, suspendues à leurs épaules. Ils les firent prisonniers, les ramenèrent au camp pour les interroger et, le Prophète étant en prière, ils procédèrent eux-mêmes à cet interrogatoire. « Nous cherchions de l’eau pour l’armée des Quraysh, avouèrent les captifs. »

L’armée des Quraysh, déjà dans les parages ! Cela leur parut tout à fait invraisemblable, car ils ignoraient ce dont elle disposait en chameaux et en chevaux. Ils traitèrent de mensonge cet aveu et frappèrent brutalement les jeunes idolâtres : « N’espérez pas nous égarer par vos mensonges, leur dirent-ils, nous savons parfaitement que vous appartenez à la caravane d’Abû Sufyân. » Et ils les frappèrent de nouveau. Pour éviter cet injuste châtiment et aussi pour conforter les Musulmans dans une erreur aussi profitable aux desseins d’Abû Jahl, puisqu’elle enlevait tout soupçon sur la proximité de ses troupes, les captifs se mirent à supplier leurs bourreaux : « Cessez, ô Seigneurs, en vérité, rien ne saurait échapper à votre clairvoyance. Oui, nous l’avouons, nous appartenons à la caravane d’Abû Sufyân. »

Fiers de leur perspicacité et satisfaits d’avoir obtenu cet aveu, Ali et Zubayr les relâchèrent. Mais le Prophète avait terminé sa prière et, lui qui savait lire au tréfonds des âmes, il s’en prit à ses disciples : « Comment ! Lorsque vos prisonniers vous disaient la vérité, vous les avez battus et maintenant qu’ils vous mentent, vous les relâchez ? » Et ils reprit leur interrogatoire : « Où sont les Quraysh ? » – « De l’autre côté de cette montagne de sable. » – « Quel est leur nombre ? » – « Nous l’ignorons. » – « Combien de chameaux égorgent-ils chaque jour ? » – « Neuf ou dix. » – « Oh ! pensa Muhammad ils sont de neuf cent à mille. » – « Quels sont leurs chefs ? »

Les prisonniers citèrent les noms les plus illustres de la cité et le Prophète hochant tristement la tête, s’adressa à ses compagnons : « Certes, leur dit-il, la Mecque a envoyé contre nous les meilleurs de son foie ! » (c’est-à-dire ses enfants les plus aimés). Cependant, le sort en était jeté. Partis pour surprendre une caravane protégée par une faible escorte, les Musulmans se trouvaient en face de forces au moins trois fois supérieures et secondées par une redoutable cavalerie. Il fallait devancer à tout prix les ennemis au puits de Badr.

Ils se mirent donc en marche et atteignirent les bords de l’oued supérieur qu’ils trouvèrent complètement à sec. Leur provision d’eau était épuisée et, dès le lendemain, la soif leur infligea d’affreuses souffrances que le démon s’empressa d’exploiter en leur suggérant les plus déprimantes réflexions. « Voyez où vous a conduits celui qui se prétend l’Envoyé du Tout-Puissant ! Des ennemis innombrables vous entourent et n’attendant que le moment où vos forces seront diminuées par les affres de la soif pour tomber sur vous comme une proie facile et sans défense ! » Le vertige s’emparait des esprits…

Heureusement, l’entraînement à la soif subi dans le jeûne de Ramadan empêcha les croyances de défaillir et, au moment où la chaleur, concentrée par les falaises de l’oued, allait rendre leur situation intolérable, des amoncellements de nuages couronnèrent les cimes escarpées. Par les déchirures de leurs sombres voiles, Allah déversa sur ses serviteurs une pluie bienfaisante et l’oued, auparavant desséché, se transforma en un torrent impétueux.

Les fidèles purent étancher leur soif et, ayant creusé sur les bords du oued de petits bassins que la crue remplit instantanément, ils y lavèrent leurs vêtements alourdis par la sueur et y accomplirent leurs ablutions. Enfin, le sable mouvant sur lequel leur marche était si pénible, aggloméré par l’humidité, s’affermit sous leurs pieds : « …Il fit descendre sur vous à partir du ciel une eau pour vous purifier et éloigner de vous les inspirations pernicieuses du Diable, pour renforcer vos cœurs et pour raffermir les pieds. » 74

Par contre, combien désastreux fut cet orage pour les idolâtres ! Il les surprit dans un terrain de sabakha, c’est-à-dire dans un bas-fond de glaise mélangée de sel, qui se détrempa en une boue grasse et gluante. Les chameaux glissaient et s’abattaient, leurs longues jambes ridiculement étalées en arrière, incapables de se relever sans l’aide des chameliers. Les chevaux enfonçaient leurs sabots dans la vase et, impuissants à les en retirer, se renversaient sur les cavaliers ! Le désordre et le tumulte étaient indescriptibles et les efforts que durent accomplir les mécréants pour se dégager entravèrent leur marche en avant et les épuisèrent.

Les croyants, purifiés, réconfortés, passèrent une nuit réparatrice, négligeant même de monter la garde, se fiant aveuglément à la parole du Prophète lequel leur avait assuré que les Anges s’en chargeraient. Lui seul demeura éveillé, plongé dans ses prières : « Lorsqu’Il vous enveloppait du voile du sommeil comme apaisement… » 75

L’heure qui allait décider des destinées de l’Islam était venue. C’était un vendredi, le dix-septième jour du mois de Ramadan. Habbâb al-Ansârî, renommé pour ses judicieux conseils, demanda la parole : « Ô Prophète, dit-il, l’endroit où nous campons actuellement a-t-il été désigné par la révélation, ce qui nous interdirait soit d’avancer, soit de reculer ? Ou bien sommes-nous libres de discuter sur le choix d’un emplacement favorable aux stratagèmes de la guerre ? » – « Nulle révélation ne m’a imposé cet endroit, parle librement et expose-nous le stratagème que tu estimes le plus avantageux. »

– « En ce cas, reprit Habbâb, lève le camp avec les troupes et descends le lit du oued en comblant tous les puits que tu rencontreras sur ton passage, jusqu’à ce tu arrives au dernier d’entre eux. À cet endroit, tu creuseras un réservoir qui s’emplira de toute l’eau qui coule sous les sables et dont je connais la force et la direction, tandis que les puits supérieurs, que tu auras ensablés, seront complètement taris. Grâce à ce réservoir, nos guerriers pourront, pendant la bataille, rafraîchir les brûlures de leur gosier ou les souffrances de leurs blessures, tandis que nos adversaires ne trouveront nulle part, dans les environs, une goutte d’eau pour se désaltérer. »

Le conseil parut bon au Prophète qui fit exécuter de point en point les recommandations de Habbâb et détermina ainsi le futur champ de bataille. Les infidèles seraient obligés de venir lui disputer l’unique point d’eau qui se trouvait entre ses mains. Alors Sa‘d ibn Mu‘âdh lui dit : « Ô Prophète, permets-nous de te construire un ariche (abri contre les rayons du soleil), sur cette éminence, d’où tu pourras surveiller toutes les péripéties du combat. Près de toi, nous entraverons ta monture, puis nous nous lancerons au milieu des ennemis.

Si Allah nous accorde la victoire, tes yeux seront rafraîchis par le spectacle de notre vaillance pour la défense de la foi. Et si le sort nous est défavorable, tu n’auras qu’à monter sur ta chamelle pour rejoindre notre arrière-garde, qui ne t’est pas moins dévouée et qui protégera la retraite. » Le Prophète accepta en ajoutant : « Allah vous récompensera par une aide beaucoup plus efficace que vous ne pouvez l’imaginer. »

Les fidèles coupèrent des branches d’arak et, en les entrecroisant, construisirent un abri qu’ils recouvrirent avec des gerbes de tharfa. Muhammad s’y retira en compagnie d’Abû Bakr. Lorsque parurent les premiers groupes de cavaliers ennemis, caracolant avec défi devant ses regards : « Ô Allah ! s’écria-t-il. Voilà donc arrivés ces Quraysh, dont l’orgueil monstrueux les incite à Te braver et à traiter de menteur Ton Envoyé. »

Cependant, les ennemis s’étaient rassemblés. Après leurs efforts de la veille pour se dégager des boues saumâtres de la sabakha, ils s’étaient réveillés la gorge brûlante, l’orage trop rapide n’ayant rempli aucun des ghadîr (nappes d’eau) et les puits de l’oued ayant été comblés. Ils n’avaient pu trouver d’eau pour calmer la soif qui commençait à les torturer. Aussi, la vue de la nappe liquide qui s’était amassé dans le réservoir creusé par les croyants et qui leur renvoyait les rayons du soleil en les éblouissant, exaspéra-t-elle leur instinct de vengeance.

Pour commencer, quelques-uns de leurs cavaliers, comptant sur la vitesse de leurs chevaux, se lancèrent à corps perdu, dans l’espoir d’y parvenir. Le Prophète ordonna à ses archers de les laisser approcher puis, lorsqu’ils furent à bonne portée, de les cribler de flèches… À l’exception d’un seul, nommé Hâkam, tous roulèrent sur le sol, mortellement atteints. Un autre idolâtre, al-Aswad al-Makhzûmi, au lieu d’être découragé par l’issue de cette première tentative, sentit son sang bouillonner et hurla de façon à être entendu des deux partis : « Par nos dieux ! Par Lât et ‘uzzâ ! Je jure d’aller me désaltérer au bassin du qawm de Muhammad, puis de le démolir. Seule la mort pourrait m’en empêcher. »

Et il s’avança, plein d’arrogance. Hamza se porta à sa rencontre et, d’un coup de cimeterre, lui fit voler une jambe. Al-Aswad culbuta à la renverse puis, se retournant et bondissant sur ses deux mains et sur son pied valide avec une agilité surprenante, il se précipita vers le bassin, pour accomplir son serment. Mais Hamza l’ayant rejoint, l’acheva au moment où il venait d’y parvenir.

Trois champions sortirent alors des rangs des infidèles pour provoquer les croyants à des combats singuliers. C’étaient ‘Utba avec son fils al-walîd et son frère Shayba. Hamza, ‘Ali et ‘Ubayda leur furent opposés par le ProphèteLe robuste Hamza et l’impétueux ‘Ali eurent vite fait de se débarrasser de leurs adversaires qu’ils étendirent au sol, sanglants et inanimés.

Mais, dès le premier engagement, ‘Ubayda et ‘Utba se blessèrent aussi gravement l’un que l’autre. ‘Ubayda, la jambe entaillée si profondément que la moelle de l’os sortait et s’écoulait, avait été renversé et se trouvait à la merci de son ennemi, lorsque ‘Ali et Hamza accoururent à son secours et le délivrèrent en achevant ‘Utba. Puis ils transportèrent le blessé et l’étendirent auprès du Prophète qui, affectueusement, lui soutint la tête en l’appuyant sur son genou et le consola par la bonne nouvelle de la récompense qui l’attendait au Paradis. ‘Ubayda ne tarda pas à rendre l’âme et fut ainsi le premier des martyrs frappés dans la Guerre Sainte.

Après ces combats singuliers, qui avaient fait courir un frisson belliqueux dans le cœur de tous les assistants, le choc entre les deux masses ennemies ne pouvait plus être retardé. Le Prophèteavait aligné ses guerriers, épaule contre épaule, en rangs serrés, tels les blocs de pierre d’un mur cimenté et s’efforçait de contenir les impatients qui, devançant leurs frères, auraient couru à une mort aussi certain qu’inutile. Un de ces derniers, Souad ibn Ghazia, avait dépassé le rang qui lui avait été assigné.

Afin de l’y repousser, Muhammad le frappa sur le ventre avec le bois d’une flèche qu’il tenait à la main : « Tu m’as fait mal, ô Prophète ! lui cria Souad. Or, envoyé par Allah pour le triomphe du Droit et de la Justice, tu me dois une réparation sur ta propre personne ! » – « Prends-la. » – « Tu es vêtu, tandis que ma chair est nue. » Le Prophète découvrit sa chair, en disant : « Rends-moi la pareille, ô Souad. » Fort de cette autorisation, Souad se jeta sur Muhammad l’entoura de ses bras et posa ses lèvres sur son corps : « Quelle est la raison de ton acte ? » lui demanda le Prophète« Ô envoyé d’Allah ! La mort est devant moi et j’ai voulu que, dans mon dernier adieu, ma chair touchât ta chair ! »

Ému de ce farouche dévouement, Muhammadappela sur Souad la bénédiction du Très-Haut. Puis, après avoir recommandé à ses troupes alignées d’attendre les ennemis de pied de ferme et de ne dégainer que lorsqu’il l’ordonnerait, il retourna, en compagnie d’Abû Bakr, dans l’ariche à l’entrée duquel Sa‘d ibn Mu‘âdh se posta, sabre au clair et se mit à prier : « Ô Allah, souviens-Toi de Ta promesse ! Si en ce jour, Tu laisses exterminer cette armée de soldats de la foi, il ne Te restera plus d’adorateurs sur la terre ! »

Inquiet de l’énorme disproportion qu’il avait constatée entre les troupes en présence, Muhammad renouvela ses prosternations suppliantes. Son manteau glissa de ses épaules et Abû Bakr, le ramassant pour l’en recouvrir, lui dit : « Tranquillise-toi, ô Prophète, Allah tiendra sûrement sa promesse. » Mais, dans l’excès de la fatigue et des préoccupations, le Prophète défaillit et ses yeux se fermèrent un instant pour se rouvrir aussitôt, tandis qu’un sourire illuminait son visage : « Bonne nouvelle ! Ô Abû Bakr, s’écria-t-il. L’Ange Jibrîl vole à notre secours, je vois les sables soulevés en tourbillons sous les pieds de sa monture ! »

Et, sortant précipitamment de l’ariche, il cria à son armée : « Ils seront mis en déroute, nos ennemis. J’aperçois déjà leurs dos tournés dans une fuite éperdue ! Par Celui qui tient l’âme de Muhammad entre ses mains, je vous le jure ! Tout fidèle ayant tué un ennemi aura droit à ses dépouilles et tout croyant mort face à l’ennemi sera aussitôt accueilli par Allah dans les jardins du Paradis. » Entendant ces promesses, Amîr ibn Hammam qui tenait dans sa main une poignée de dattes et allait les porter à sa bouche, les rejeta à terre d’un brusque geste de mépris et s’écria, d’une voix joyeusement exaltée : « Bakh ! Bakh ! Puisqu’il n’y a entre moi et mon entrée au Paradis qu’une aussi mince barrière. La mort à recevoir de la main de ses gens-là ! »

Et, sans achever sa phrase, il dégaina et se rua sur les mécréants, creusant dans leurs rangs un sanglant sillon, jusqu’à ce qu’il succombât sous le nombre. Un autre des fidèles, ayant ouï le Prophète affirmer qu’Allah considérait comme le plus méritant des martyrs celui qui aurait combattu sans autre armure que celle de sa foi, se dépouilla de son armure et se précipita sur les traces d’Amîr pour tomber, criblé de coups, après avoir expédié nombre d’infidèles en Enfer.

Désormais, il était impossible de retenir les croyants. L’Apôtre ramassa une poignée de sable qu’il lança dans la direction des Quraysh en s’écriant : « Que leurs visages soient couverts de confusion ! En avant, ô Croyants, en avant ! » Comme une trombe humaine, les fidèles se jetèrent sur les infidèles et un fracas épouvantable ébranla les airs. Le cliquetis des armes, les cris de désespoir ou de triomphe, répétés par les échos de la vallée, étaient accompagnés par une rumeur étrange, saccadée comme des battements de tambour.

Un Arabe idolâtre des Banû Ghifâr a dit : « Avec un de mes cousins, j’étais monté sur une colline dominant le champ de bataille, afin de m’assurer de quel côté pencherait la victoire et de me joindre aux vainqueurs, pour piller les vaincus. Soudain, au moment même où s’ébranlaient les guerriers de l’Islam je vis s’élever derrière eux, du fond de la vallée, une immense colonne de sable qui approchait avec une prodigieuse rapidité. Dans ses fauves volutes, qui menaçaient les nuages, apparaissaient et disparaissaient des visions fantastiques et terrifiantes. C’était comme le combat gigantesque de la Terre révoltée contre le Ciel ! Des sons non moins étranges s’échappaient de cette trombe et me glaçaient d’horreur. C’étaient des hennissements, des piétinements de chevaux au galop, des battements de grandes ailes ou de tambours retentissants. C’était, dominant le tumulte, une voix impérieuse qui criait : « En avant, Haïzum ! »

En moins d’un clin d’œil, le tourbillon avait rejoint les croyants et s’abattait en même temps qu’eux sur les rangs des infidèles. Il nous atteignit aussitôt et nous enveloppa dans ses ténèbres brunes. Je perdis de vue mon compagnon et faillis m’évanouir de terreur. Des souffles puissants me poussèrent en tous sens et je dus me cramponner aux aspérités des rochers pour n’être pas balayé comme un fétu de paille. Cependant, mes oreilles étaient déchirées par d’atroces clameurs, aux grondements du tonnerre se mêlaient à présent les imprécations, les gémissements des blessés, les blasphèmes des vaincus. Et les ténèbres étaient transpercées par les éclairs de la foudre, des épées et des lances…

Enfin, lorsque le tourbillon fut passé, je vis mon compagnon gisant à terre, sa poitrine ouverte découvrant à nu la membrane du cœur et, semblables à des arbres déracinés par l’ouragan, d’innombrables cadavres jonchaient le lit du oued. Tandis que, dans le lointain, illuminés par un rayon de soleil, les soldats de l’Islam poursuivaient les fuyards. »

Ce tourbillon, c’était la trace de Jibrîl, monté sur son cheval Haïzum, que Muhammad avait aperçu volant à son secours à la tête des trois mille anges. La trombe de sable, soulevée par le souffle de la tempête, s’était alliée à la trombe des humains, soulevée par le souffle de la foi et toutes deux, d’un commun élan, s’étaient ruées sur les ennemis d’Allah. Le choc avait été irrésistible. Les vagues furieuses des sables déchaînés avaient frappé les idolâtres en plein visage, cinglant leurs chairs, emplissant leurs bouches et leurs narines, les aveuglant. Eux-même ne surent ni où frapper, ni de quel côté se défendre.

Les croyants, au contraire, avaient senti leur impétuosité renforcée par la poussée de l’ouragan et leurs yeux librement ouverts leur avaient permis d’éviter les attaques des adversaires et de les atteindre à coup sûr. Bien plus, une force inconnue, surnaturelle, avait décuplé la vigueur de leurs bras à tel point qu’ils avaient cru frapper dans le vide, car sous le choc de leurs armes, ils n’avaient éprouvé aucune résistance : « À peine avais-je menacé une tête du tranchant de mon glaive, raconta plus tard un des vainqueurs, que je la voyais voler des épaules de mon adversaire et rouler à terre, avant même que mon arme l’eût atteinte. »

Soixante-dix idolâtres avaient mordu la poussière parmi lesquels tous les conjurés qui avaient tenté d’assassiner le Prophète à la Mecque. « Vous ne les avez nullement tués mais c’est Dieu qui les a tués… » 76 Vingt-quatre d’entre les morts appartenaient à la meilleure noblesse : ‘Utba, al-Walîd, Caliba, Umayya ibn Khalaf, Abû al Bokhtâri, Handhala, le fils d’Abû Sufyân etc. et le plus important de tous, le chef de l’expédition, le fameux Abû Jahl.

Sachant que ce dernier était à l’origine de tous les complots ourdis contre le Prophète les fidèles le cherchèrent partout dans la mêlée et l’un d’eux, Mu‘âdh ibn Amrou, étant parvenu à le rejoindre, lui transperça la cuisse furieusement. Ikrima, le fils d’Abû Jahl, accourut au secours de son père et le vengea en tranchant à son tour, d’un coup de son cimeterre, le bras gauche de Mu‘âdh qui ne demeura suspendu à l’épaule que par un lambeau de chair.

Gêné dans ses mouvements par ce membre inutile et flottant, Mu‘âdh l’abaissa vers la terre et, l’ayant placé sous son pied, l’arracha en se redressant avec force, puis il le rejeta au loin et reprit le combat. Deux jeunes ’Ansârs, les fils d’Afrâ, arrivèrent à leur tour, précipitèrent Abû Jahl du haut de sa monture et le laissèrent pour mort, criblé de blessures…

Le sort d’Abû Jahl était celui dont le Prophète se montrait le plus préoccupé. Ibn Massôud partit à sa recherche et découvrit enfin, au milieu d’un monceau de cadavres, le chef des idolâtres qui respirait encore. Il lui posa le talon sur la gorge, comme sur une vipère que l’on écrase, mais au moment où il se penchait vers lui pour le défier, celui-ci le saisit par la barbe et, plongeant dans les yeux de son vainqueur un regard ivre de rage impuissante, il lui cria, dans un râle : « As-tu déjà vu personnage aussi noble que moi assassiné par d’aussi vils laboureurs ? »

Ibn Massôud, pour mettre fin aux insultes du mécréant, lui trancha la tête et l’apporta au Prophète. À la vue du visage ensanglanté de son ennemi, Muhammad s’écria : « Assurément cet homme fut le pharaon détestable de sa Nation ! » Sous les rayons torrides du soleil, les cadavres commençaient à se décomposer. Leurs visages tuméfiés avaient pris la couleur du goudron et, de ce phénomène, les croyants tiraient la preuve que les infidèles avaient été frappés par des guerriers célestes et qu’ils étaient déjà carbonisés par les feux de la Jahannam.

Muhammad parcourut en tous sens le champ de bataille, donnant l’ordre d’enterrer tous les corps qu’il rencontrait, sans distinction de religion. Hudayfa, l’un des premiers adeptes de l’Islam, qui l’accompagnait, se trouva subitement en présence du cadavre de ‘Utba ibn Rabî‘a, son père. Aussitôt les traits de son visage se convulsèrent et se couvrirent d’une mortelle pâleur. « La mort de ton père aurait-elle ébranlé ton âme ? »

Lui demanda le Prophète« Non, par Allah ! Mais je savais mon père doué d’intelligence, de bonté et de générosité ; j’espérais qu’il viendrait à la voie du salut, sa mort m’a enlevé cet espoir et de là, ma douleur ! » Le Prophète impressionné par la réponse de ce stoïque Musulman, appela sur sa tête les bénédictions du Seigneur.

Puis il se fit amener sa chamelle sur laquelle il monta pour se rendre à un puits desséché où il avait donné l’ordre d’ensevelir vingt-quatre de ses ennemis les plus fameux. Devant l’orifice du puits, il arrêta sa monture et se mit à interpeller les morts par leurs noms : « Ô untel, fils d’untel ! Untel, fils d’untel ! Ne préfériez-vous pas aujourd’hui avoir obéi à Allah et à son Envoyé ? Assurément, nous avons trouvé ce que nous avait promis notre Seigneur, mais vous, avez-vous trouvé ce que vous avaient promis vos divinités ? »

– « Ô Apôtre, lui dit ‘Urwa, que parles-tu à des corps sans âmes ? » – « Par celui qui tient entre Ses mains l’âme de Muhammad, répondit-il, vous entendez moins bien mes paroles qu’ils ne les entendent eux-même. » Il lui apprenait ainsi qu’ayant l’Enfer pour demeure, ses mécréants étaient obligés de reconnaître la vérité des paroles qu’il leur avait si fréquemment répétées de leur vivant.

C’est ainsi qu’un hadith de ‘Aïcha explique cette scène, car il est dit dans le Coran : « Tu ne peux faire entendre les morts… » 77 Quant aux croyants, ils n’avaient perdu que quatorze des leurs, six Muhâjirûns et huit Ansârs, à jamais glorieux, premiers martyrs tombés dans la Guerre Sainte.

Etienne Dinet et Slimane Ben Ibrahim

Notes :

72 Sourate 8, verset 48.

73 Sourate 8, verset 7.

74 Sourate 8, verset 11.

75 Sourate 8, verset 11.

76 Sourate 8, verset 17.

77 Sourate 30, verset 52.

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