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Le sens de notre témoignage 1/2

Melchi Sédech al-Mahi nous livre dans sa dernière chronique une nouvelle réflexion sur le sens du témoignage spirituel vécu au cœur d’une période trouble. Un texte sous forme de diagnostic que Mizane.info publie en deux parties. 

Pourquoi donc prendre la parole plutôt que de choisir sagement le silence ? Nous nous posons la question car, pensons-nous, c’est un devoir que de le faire le plus sincèrement possible. Est-ce donc ce désir irrépressible et symptomatique de notre temps, celui de se raconter ?

D’exposer de façon impudique, à la manière de l’homo-numéricus, sa vie et sa « pensée » aux regards indiscrets de centaines d’inconnus, à l’instar de ces publications journalières sur les réseaux sociaux, véritable condensé virtuel d’angoisse intérieure et de narcissisme plus ou moins incontrôlable.

Que Dieu nous en préserve, vous et moi, d’une manière ou d’une autre. On sait à quel point les maîtres de la voie nous ont prévenu contre toute forme d’ostentation et que les actes d’adorations eux-mêmes pouvaient être pernicieux si l’objectif n’était pas l’Absolu, le centre du cercle d’où tous les rayons émanent1.

Ces avertissements inlassables n’ont pas empêché l’humanité, croyants y compris, de sombrer dans ce que l’Islam considère être le pire des péchés mais aussi d’une certaine façon et paradoxalement en apparence, le plus inévitable pour l’homme éloigné de ses vertus primordiales.

L’Islam nomme ce péché capital « associationnisme », le Shirk qui consiste théologiquement à assimiler le créé au Créateur dans les particularités de la divinité.

Le péché est en même temps une absurdité, dans la mesure où il est en dernier instance la conséquence d’une méconnaissance et d’un oubli de notre propre réalité.

La pire des injustices (ou la pire des absurdités) est logiquement le pendant inverse du dogme essentiel de l’Islam et en fait de toute orthodoxie traditionnelle dont la doctrine suprême est appelée en Islam Tawhid, souvent traduit en théologie par « unicité divine ».

Chaque musulman se doit de réaliser en lui, en fonction du degré de réalité qu’il est capable de reconnaître et d’assentir, cette unité fondamentale. Il s’agit initiatiquement de réaliser selon le modèle prophétique la « ‘ubuda » la servitude absolue qui n’implique plus aucune dualité.

En agissant à rebours, c’est-à-dire en servant notre nature égotique qui ne cesse de crier son indépendance, toute illusoire, nous nous dispersons et devons donc lutter constamment contre les « nous-mêmes » que nous avons créés2.

Chaque fois que l’on perd de vue cette grande bataille intérieure, nous nous contraignons à n’adorer littéralement que le néant, c’est de là que provient le mal, que nous faisons en fin de compte exister uniquement par l’absence de lumière qui se superpose à notre regard, devenant ainsi l’esclave de notre aveuglement et de notre propre ignorance.

C’est alors que sous l’effet de mille tiraillements internes nous cherchons désespérément l’unification par le bas, loin de nous libérer, nous devenons notre propre dieu ou plus précisément notre propre idole en dissolvant notre conscience dans les désirs de l’âme la plus vile, en nous opposant ainsi au véritable Principe auquel tout doit inéluctablement retourner, le véritable Dieu unique que les traditions orthodoxes nous demandent à dessein d’aimer de tout notre être.

Cette chute vers la multiplicité, il faut le dire clairement est désormais perçue par la majorité d’entre-nous comme un progrès et une délivrance mais n’en reste pourtant pas moins « l’objectif » exactement inverse de ce pourquoi nous avons été créés.

Et si la société du management et des sciences de gestion, en tant qu’elle détruit les défenses immunitaires authentiquement spirituelles, notamment à travers la vacuité de son langage, la dénaturation des relations humaines, et la survalorisation du paraître et de l’image, était le moyen concomitant, de nous rendre disponibles aux suggestions omniprésentes d’un capitalisme numérisé ou plus généralement aux forces anti-traditionnelles qui, dans tous les domaines s’opposent au droit sacré ?

Pour les modernes, le monde des phénomènes est seul réel et contient en lui sa propre fin alors que pour d’autres, ce monde « d’en bas » n’est qu’un miroir dont l’objet est de nous parler de Celui qui s’y reflète, il n’a donc aucune espèce de réalité en dehors de cette qualité de miroir, ce monde physique n’est que le reflet de mondes supérieurs, c’est donc un symbole à partir duquel nous pouvons et devons, de degrés en degrés, remonter jusqu’à la Cause première, Principe de toute création3.

Il suffit de comparer ces deux façons d’être au monde pour constater entre l’une et l’autre une discordance évidente et, tant que le monde contemporain sera fondé sur ces principes à rebours, insurmontable.

Cette opposition systématique au point de vue traditionnel dont la forme est de plus en plus parodique, ne peut et ne pourra être transcendée par le bas.

Ce que nous voulons dire c’est que le mal ou l’erreur, qui nous l’avons vu n’est qu’une ignorance, ne pourra jamais intégrer en lui le « bien » par une imitation et une inversion grotesque.

Peu importe tous les déguisements qu’il choisira pour tenter d’entreprendre une telle impossibilité  ; peu importe les accommodements raisonnables cédés à la pratique et au formalisme religieux, peu importe la prétention à l’inclusivité du libéralisme et son relativisme trompeusement pacifique, peu importe même les tendances traditionalistes qui voudraient revenir à une étape moins avancée de la désacralisation de l’existence.

Même si le marché où le libertarisme correspondant fait tout pour englober les spiritualités par des artefacts toujours plus nombreux, il faut bien avoir conscience, pour qui ne souhaite pas se laisser submerger par la confusion, que le modernisme et toute « sa vision du monde » représenté macabrement aujourd’hui par l’avènement paroxystique de l’idéologie transhumaniste, cette vision, celle-là-même qui a conduit l’Occident à se révolter contre sa propre tradition, est intrinsèquement dégénérative et involutive et ne pourra donc « faire la paix » sinon illusoirement avec rien ni personne.

Se libérer du désordre (qui on le sait n’est qu’une partie de l’ordre total) passera nécessairement par un combat, quelque forme qu’il prenne. « Menez pour Dieu le combat qui lui est dû  (Coran,  22.78.)».

Aujourd’hui, cette marche descendante, cette « auto-servitude » qui semble n’épargner personne, cette « tyrannie du moi » à laquelle nous invite la paradoxale société du désir, réduit toujours plus la réalité à mesure que celle-ci nous promet pourtant l’accès à une autonomie toujours plus efficiente ; si les progressistes ont l’impression d’être toujours plus libres, il leur faut admettre au moins que c’est à l’intérieur d’un monde toujours plus exigu.

Que faut-il comme autres évidences pour constater ne serait-ce que la dépendance de nos sociétés à cette technoscience qui nous façonne et nous contrôle bien plus que nous la maîtrisons, plus l’arraisonnement s’accroît, plus on nous vente les vertus du progrès technico-scientifique.

Ne sont-ce pas là en effet tous les slogans prometteurs d’une société entièrement digitalisée délocalisant nos vies sur le réseau en manipulant nos affects plus ou moins en permanence ; si en effet le monde matériel est déjà une illusion et si nous ne sommes que des ombres au regard du Principe, qu’en est-il du monde virtuel, qui tend désormais à prescrire la vérité, et à l’intérieur duquel nos vies sont amenées à se déployer toujours davantage ?

Et si la société du management et des sciences de gestion, en tant qu’elle détruit les défenses immunitaires authentiquement spirituelles, notamment à travers la vacuité de son langage, la dénaturation des relations humaines, et la survalorisation du paraître et de l’image, était le moyen concomitant, de nous rendre disponibles aux suggestions omniprésentes d’un capitalisme numérisé ou plus généralement aux forces anti-traditionnelles qui, dans tous les domaines s’opposent au droit sacré ?

L’intelligence Artificielle apparaît sous ce rapport, en tant qu’elle revêt un véritable pouvoir injonctif et prescriptif comme une véritable « Shari’a à rebours ».

Non pas que nous soyons réfractaire, en pratique, à toute utilisation de ce genre mais on ne se rend peut-être pas compte à quel point la rationalité normative de ce nouveau monde digitalisé, souhaitant capter un maximum de connaissances comportementales « en vue d’une perfection supposé en toute chose » et appelant à l’avènement d’une infra-humanité, est une voie proportionnellement inverse à celle que nous devrions suivre afin d’atteindre la perfection qualitative de « Al-Insān al-Kāmil » (L’Homme universel, ndlr).

En vérité à chacun de ces chemins correspond une servitude. De qui donc sommes-nous les serviteurs ?

Entre tous les choix de vie que propose, en apparence, la société libérale, il devient bien difficile d’éviter de passer par des années d’errance existentielle.

La vie traditionnelle maintenait un équilibre entre les différents ordres de réalité, et la perspective métaphysique englobait et expliquait en dernier instance aussi bien l’ordre naturel que la psychè humaine ; lorsqu’on envisage par exemple le bonheur de l’individu, de la famille ou de la société, ça n’est jamais en oubliant l’ordre cosmique tout entier et surtout le but ultime de l’existence.

Ainsi, l’harmonie était la norme et l’anomalie l’exception  ; la charité ou les vertus par exemple ne doivent pas se comprendre uniquement sur le plan strictement humain et être assimilés à de la philanthropie profane ; il est impossible d’aimer sincèrement son prochain sans aimer et connaitre Dieu car on ne doit pas aimer l’autre comme l’autre s’aime lui-même égoïstement mais seulement en tant qu’il est un lieu épiphanique de Dieu «  mazahir al-Haqq ».

Il faut donc opérer cette métanoïa (forme de conversion du regard, ndlr) en nous-même pour voir et percevoir en l’autre ce qui est digne de recevoir la miséricorde, au-delà de tout contre-don.

Autrement dit, et la chose vaut d’être soulignée, ce ne sont jamais des individualités comme telles qui peuvent s’aimer d’un amour pur, c’est une impossibilité et il faut bien noter que la charité matérielle, bien que nécessaire, n’est tout au plus qu’un symbole terrestre de cet amour « transcendantal » dont on doit faire preuve envers ses frères ou son prochain.

L’amour des compagnons pour le Prophète (que la paix et la grâce unitive soient sur lui) est très significatif à cet égard. Cet amour pour être efficient doit selon l’injonction du prophète (que la paix et la grâce unitive soient sur lui) adressé à Omar ibn al Khatab (qu’Allah l’agrée), dépasser l’amour que ce dernier se porte à lui-même, c’est une condition impérative que nous rapporte ce hadith.

Il va sans dire que cela n’est possible que s’il y a identification entre l’amant et l’aimé, entre le connaissant et le connu, c’est donc une extinction de l’âme dans le secret intime du bien aimé qui nous permet d’accéder à cet amour indescriptible et finalement de connaitre Dieu.

En résumé, il n’y a d’amour de Dieu ou de toute créature que par Dieu lui-même et il n’y aura de paix terrestre que dans la conscience de l’Unité divine, seul moyen d’atteindre l’universel et non pas dans l’uniformité humaniste, encore moins dans la dissolution transhumaniste de l’homme soi-disant augmenté par la connaissance toute quantitative du Big Data.

De la même manière, les vertus ou le bon comportement ne doivent pas dégénérer en moralisme et en bigoterie, ils ne le deviennent encore une fois que par l’ignorance de la nature éminente de l’envoyé d’Allah (paix et grâce sur lui).

Le caractère éminent du prophète ne peut être assenti que par la gnose, par une connaissance de ce que ce comportement de perfection traduit de la réalité divine, connaissance pas nécessairement finement théorisée mais obligatoirement effective, la théorie ne sera qu’un point d’appui pour une prise de conscience réelle, qui peut sous ce rapport se définir comme la coïncidence de ce que l’on sait et de ce que l’on est.

Pas de théorisation donc sans conscience effective sans quoi il s’agit d’agitation mentale, on pourrait dire aussi qu’il n’y a pas de connaissance sans vertus, « Gardez-vous de Dieu, Il vous dispensera Sa science 2.282».

Mais il faut ajouter aussitôt qu’il ne saurait y avoir de vertus vraiment assimilées sans connaissance, sans quoi nous tombons alors dans le sentimentalisme, l’ostentation et la pudibonderie.

Pour s’y retrouver dans ce qui se donne à voir comme la complexité de la vie humaine, les hommes fidèles à leur « nature servitoriale » appliquaient jadis les droits de Dieu, qui respectés, maintenaient le lien entre l’humain et le divin.

Ce grand chemin, celui qui nous indique une direction de vie à chaque instant, doit nous permettre de suivre au mieux la voie verticale.

Notre vie ordinaire devrait offrir la meilleure condition de possibilité de connaitre Dieu.

Il nous faut donc une Loi qui s’appuie sur une connaissance vraiment intégrale de l’homme, et qui équilibre les ordres du réel entre eux en nous permettant de maintenir une dimension centrale et verticale dans toutes les sphères de l’activité humaine, et ceci, ce chemin de vie, n’est autre en Islam que la Shari’a, mais comprise comme autre chose ou davantage qu’une feuille de route morale et politico-sociale laissée à la compréhension des seuls juristes.

Il est de notoriété publique que la Loi et la Voie sont intimement liées, toutes deux filles du même père dit l’adage, et ne peuvent pour cette raison jamais réellement entrer en conflit, mieux, « la sharî’a est tout entière haqq et haqîqa », toute l’œuvre akbarienne nous montre la coïncidence du zâhir et du bâtin nous dit Michel Chodkievicz dans son «  océan sans rivage » dédié à la « structure coranique » des futûhât4.

C’est dire qu’en Islam, comme c’est le cas normalement pour toutes « traditions divines », chaque chose dépend de la métaphysique, et c’est bien ce retour aux principes qui devra nécessairement se faire à la fin des temps et rendre ainsi toute la perfection au message divin.

C’est pourquoi ceux qui, néo-croyants, n’envisagent la religion que comme le fruit de conditions matérialistes, psychologiques et socio-historiques sans prendre en compte le point de vue traditionnel avant tout, inversent gravement les choses.

Melchi Sedech al-Mahi

Notes :

1-Illahi anta maksoudi waridaka matloubi

2-Et parfois comme l’on fait les prophètes, contre ceux qui incarnent dans le monde, l’ignorance et l’obscurité.

3-Ou de toute manifestation selon la perspective envisagée.

4-Nous avons appris le décès du professeur, qu’Allah l’accueille dans Sa Satisfaction.

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