Par sa dimension de rupture et sa remise en cause radicale du récit de la modernité, le traditionalisme est un postmodernisme. C’est la thèse avancée par Mohammed Hamdouni sur Mizane.info. Mohammed Hamdouni est enseignant d’anthropologie à Université Euromed De Fès et chercheur en sociologie et communication, à l’Université Hassan II – Mohammedia.
L’histoire de la modernité est marquée par une tension entre la tradition et le progrès. Cette tension s’est accrue avec l’avènement de la modernité qui a bouleversé les modes de vie et les valeurs traditionnelles. Toutefois, cette tension ne peut être comprise que dans le cadre d’une réflexion sur la nature de la modernité elle-même. Dans cette perspective, la réaction à la modernité est un phénomène complexe qui renvoie à la manière dont la modernité est perçue et interprétée. En effet, tout traditionalisme passéiste est une réaction à la modernité, et cette réaction se caractérise par un attachement nostalgique à une forme de passé pur qui doit être restauré d’une manière impérative.
La critique rationnelle de la modernité
Cette réaction à la modernité est elle-même un produit de la modernité. Cela est dû au fait que la modernité a imposé sa domination sur les outils de production du savoir et du langage, ce qui implique que toute critique de la modernité se fera par le biais de la rationalité critique qui est un produit de la modernité elle-même.
Ainsi, les réactions traditionnelles modernes à la modernité sont une relativisation de la modernité en proposant d’autres récits alternatifs. Cette relativisation des récits est une pratique purement post-moderne. Selon Guattari, les grands récits sont des récits qui ont prétendu à la vérité absolue, tels que le récit du progrès, le récit de la raison, le récit de la nation, le récit de la religion, etc.
Ces récits ont souvent été utilisés pour justifier des régimes de pouvoir et des formes d’oppression, en présentant une vision unifiée et homogène du monde qui exclut les voix divergentes et marginalisées (Briffaud, 2014). De ce fait tout travail de déconstruction vise à relativiser les récits dominant en incluant la modernité comme récits fondateurs des temps actuels (Derrida, 2018)
La revendication du retour
Le postmodernisme remet en question ces grands récits en montrant qu’ils sont des constructions sociales qui sont souvent basées sur des préjugés et des biais, et qu’ils ne sont pas universels ni absolus. Le postmodernisme encourage donc la fragmentation des discours, des récits et des identités, en valorisant les voix divergentes et en reconnaissant la diversité des perspectives. Cela signifie que toute revendication visant le « retour » à la tradition est une pratique post-moderne qui cherche à corriger la modernité en la niant. (Citot, 2005)
Cependant, cette pratique post-moderne est elle-même une autre facette du post-modernisme, puisque toute tradition réellement vécue ne se réclame pas comme telle, mais plutôt comme une actualité. Ainsi, le traditionalisme est une pratique post-moderne qui cherche à retrouver une tradition perdue, mais qui est elle-même en rupture avec les modes de vie quotidiens.
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En effet, à partir du moment où l’on parle de tradition, on évoque nécessairement l’absence provoquée par un événement de rupture, où tout ce qui est vécu avant ce moment de rupture est désigné comme tradition. Un peu comme ci la tradition était toujours distante par rapport à nous et à notre temps. Ce moment de rupture est justement la colonisation qui a entamé cette séparation.
La tradition et la force de l’histoire
Du moment où la notion de la « tradition » est un symptôme de rupture colonial entre un mode de vie ancien et un mode de vie actuel, l’usage de ce mot implique qu’il s’agit d’une réalité morte qui doit être ressuscitée. En fin de compte, le désir de tradition est un désir de ce qui n’est plus, et tout désir doit être forcément fantasmé.
Cette dimension du désir met en évidence la manière dont la modernité a bouleversé la relation entre l’homme et le temps, et la manière dont elle a affecté notre perception du monde et de nous-mêmes. Le désir de l’absence représente un mal-être du présent. C’est parce que le présent nous fuit continuellement qu’on cherche un remède dans une tradition qui, à son tour, est censée être un présent éternel mais qui, malheureusement, nous est ôtée par la force de l’Histoire.
Mohammed Hamdouni
Bibliographie :
-Banaré, E. (2014). Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? Consulté le 2 23, 2023, sur https://journals.openedition.org/lectures/13350
-Briffaud, S. (2014). Les grands récits du paysage occidental. Une traversée historique et critique (xixe-xxie siècles). Consulté le 2 23, 2023, sur https://cairn.info/revue-l-information-geographique-2014-3-page-42.htm
-Citot, V. (2005). La modernité et son devenir contemporain. Consulté le 2 23, 2023, sur https://cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-153.htm
-Derrida, J. (2018). Marges de la philosophie. Paris: Minuit.
-Nault, F. (2005). L’éthique de la déconstruction, « comme si c’était possible…». Consulté le 2 23, 2023, sur https://cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2005-2-page-9.htm
-Silverman, H. (2001). Le postmodernisme comme modernité « fin de siècle »*. Revue de métaphysique et de morale(4), 483-494. Consulté le 2 23, 2023, sur https://cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2001-4-page-483.htm
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