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Les conservateurs, hérauts véritables de la postmodernité

Ernest Gellner (à gauche) et Peter Lawler. 

Amir Massoumian et Matt McManus abordent conjointement dans une tribune dont Mizane.info publie une synthèse la question de la postmodernité et des limites de la modernité. Selon ces deux auteurs, les conservateurs seraient les authentiques porteurs de la postmodernité contemporaine. Amir Massoumian et Matt McManus sont doctorant en anthropologie et sociologie à l’Université de Londres (SOAS), et professeur de relations internationales à l’Institut de technologie et d’études supérieures de Monterey.

Un certain nombre de spécialistes affirment que la restructuration globale des relations politiques, sociales et économiques induite par la modernité impliquerait une normalisation de l’incertitude, une augmentation de la mobilité, une individualisation accrue et une auto-réflexivité.

Les gens seraient censés élaborer leurs propres projets de vie, être mobiles et subvenir à leurs besoins de différentes manières.

Cette libération est résumée par l’idée même de cosmopolitisme : une promesse de liberté pour l’individu contre l’emprisonnement de la culture et de la communauté sur le plan national ou religieux.

Le refoulement réactionnaire auquel nous assistons, dans de nombreux pays, est en grande partie motivé par les angoisses générées par ces tendances.

Il est littéralement post-moderne de vouloir sortir du mécontentement produit par la modernité.

Il n’y a pas d’accès direct et sans paradigme à la réalité. Il n’y a que l’ordre imposé par un paradigme, qui puisse permettre à un observateur de comparer une proposition avec le monde et de décider ensuite si les deux coïncident ou non. Nos idées ne se confrontent donc jamais directement avec la réalité.

Pour certains, les possibilités de création de soi et d’émancipation promises par la modernité étaient exaltantes.

Pour d’autres, il s’agissait d’un grave problème de société que seul un retour ironiquement « post-moderne » vers la modernité pouvait résoudre.

Individualisme et auto-création

Jürgen Habermas a décrit la modernité comme un projet d’émancipation face aux limites et aux contraintes humaines.

À bien des égards, ses racines sont si profondes, dans la conscience collective des occidentaux épris de liberté, qu’il est parfois difficile de saisir précisément la contingence historique et psychologique de ce projet moderniste.

Un aspect de la modernité est ce que Max Weber a décrit comme la désacralisation du monde – la croyance en déclin que le monde a des caractéristiques sacrées qui devaient le mettre à l’abri de la manipulation et de la transformation humaines.

Pour certains, cette désacralisation a constitué un moment libérateur.

Le philosophe Slavoj Zizek souligne par exemple que la croyance que la nature se réduit à une réalité dénuée de sens nous a permis d’avoir beaucoup de liberté par rapport à elle, et nous a encouragé à nous sentir libres de la manipuler à volonté.

Pour d’autres (Jordan Peterson, par exemple), la désacralisation a été un problème, la catastrophe d’un non-sens empiétant sur nos existences.

Cette dichotomie entre ceux qui recherchent une structure et ceux qui souhaitent se libérer de l’atavisme est illustrée dans Raison et culture d’Ernest Gellner.

Selon Gellner, qui reprend l’argument de Kuhn, il n’y a pas d’accès direct et sans paradigme à la réalité.

Il n’y a que l’ordre imposé par un paradigme, qui puisse permettre à un observateur de comparer une proposition avec le monde et de décider ensuite si les deux coïncident ou non.

Nos idées ne se confrontent donc jamais directement avec la réalité.

D’après cette analyse, le cosmopolitisme encourage – et même nécessite – un changement de paradigme.

De l’absolutisme politique à l’absolutisme cognitif

Gellner distingue également, dans ses écrits, le moderniste « libéral » du réactionnaire « romantique ».

Alors que le libéral est cosmopolite, économiquement prospère, ethniquement « déraciné » et possède un statut ambigu, les adeptes de l’ethno-nationalisme sont, eux, attirés par le romantisme et le retour à une communauté fermée.

Le monde moderne n’a pris fin que dans le sens où nous en avons assez vu pour le juger. Les conservateurs sont peut-être les seuls véritables penseurs postmodernes. La raison pour laquelle nous pouvons voir au-delà du monde moderne est que son intention de transformer la nature humaine a échoué. Son projet de transformation de la personne humaine en individu autonome était et reste irréaliste ; si nous pouvons maintenant voir les limites ontologiques de l’individu c’est parce que nous sommes plus que des individus. Peter Lawler

Le retour à cette communauté fermée renforcerait la protection non seulement des produits, mais aussi des cultures (ethniques) et de leur « paradigme unique ».

Pour les libéraux, le savoir exprimait la possibilité d’établir librement des théories avec comme seule contrainte le respect des faits.

Mais pour les romantiques, le savoir réel était une activité multiple jouant un rôle dans la transmission d’une culture vivante, de ses valeurs et de sa hiérarchie.

Un savoir qui n’est pas abstrait et universel, mais concret et socialement incarné.

Comme l’affirme Gellner, l’argument de l’autorité absolue des souverains politiques est parallèle à celui de l’autorité des souverains cognitifs (ou, en d’autres termes, des paradigmes) :

« L’autoritarisme est finalement accepté, comme chez Hobbes, non pas parce qu’il est ordonné par Dieu, mais parce que notre situation mondaine le requiert. Les considérations pragmatiques de ce monde, plutôt que la révérence pour l’Apocalypse, nous mène à l’absolutisme. »

L’anti-modernisme du conservatisme post-moderne

« Le monde moderne n’a pris fin que dans le sens où nous en avons assez vu pour le juger. Les conservateurs sont peut-être les seuls véritables penseurs postmodernes.

La raison pour laquelle nous pouvons voir au-delà du monde moderne est que son intention de transformer la nature humaine a échoué.

Son projet de transformation de la personne humaine en individu autonome était et reste irréaliste ; si nous pouvons maintenant voir les limites ontologiques de l’individu c’est parce que nous sommes plus que des individus.

La pensée conservatrice contemporaine est un postmodernisme authentique, mais ce n’est évidemment pas le postmodernisme tel qu’il est généralement compris.

La pensée prétendument postmoderne insiste surtout sur le caractère arbitraire de toute autorité humaine, sur la liberté de chaque être humain vis-à-vis de tous les standards, sur sa volonté ou sa créativité, et sur la mort, non seulement de Dieu, mais de la nature.

Ces caractéristiques prétendument postmodernes sont en réalité hypermodernes.

Elles visent à « déconstruire » comme incohérente et tellement incroyable toute foi moderne résiduelle en la raison ou la nature.

Ces postmodernes clament bien fort que tout ce qui est moderne, en fait tout ce qui est humain, n’est qu’une construction. – Peter Augustine Lawler, « Le conservatisme postmoderne », Revue collégiale, 2008.

La nécessité d’un recours à la voie médiane

Le type de sensibilité romantique évoqué par Gellner a longtemps attiré les anti-modernistes, qui voyaient dans l’adhésion à des figures d’autorité et à des identités sociales une sorte de resacralisation laïque du monde.

Après Peter Lawler, les anti-modernistes jugeaient la modernité excessivement individualiste et encline à faire des Hommes des êtres déracinés dans un monde dépourvu de sens transcendant.

Le retour au traditionalisme et aux hiérarchies affiliées aux mœurs traditionnels a été envisagée comme l’une des solutions à ce problème.

C’était une réaction typiquement post-moderne aux excès de la modernité.

Bien sûr, nous ne pensons pas que la contre-action appropriée de la gauche consiste simplement à revenir aux idées préconçues du modernisme libéral et à toutes ses limitations.

L’individu moderniste « cosmopolite, économiquement prospère, ethniquement « déraciné » et au statut « ambigu » a été à juste titre critiqué par des générations de théoriciens – de Marx à Foucault – pour son manque de profondeur et ses inclinations nihilistes.

Le conservatisme post-moderne est d’ailleurs, à bien des égards, une réplique des limites de ce projet moderniste.

Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est plus de fantaisie pour concevoir des formes progressives d’organisation sociale qui évitent les périls de la modernité sans céder à l’impulsion réactionnaire.

Amir Massoumian et Matt McManus

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